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L'Actualité juridique - juillet 2025

Edito

Quiz d’été et devoirs de vacances

L’été est une saison propice aux quiz. Ceux-ci vous offrent de tester vos connaissances sur des sujets aussi variés que la littérature, la musique ou...le barbecue !

Dans cet esprit, l’AJIT vous propose de vérifier si vous êtes incollables sur les mesures du plan d’action que le Premier ministre François Bayrou a présenté le 15 juillet 2025 pour redresser les finances publiques.

1) Nous étions 11 en 2025, nous ne serons peut-être plus que 9 en 2026. Qui sommes-nous ?

2) Les partenaires sociaux avaient négocié, en novembre 2024, mes règles qui sont applicables jusqu’au 31 décembre 2028 mais une énième réforme pour les modifier est envisagée. Qui suis-je ?

3) Nous ne serons pas indexées sur l’inflation en 2026, nous serons donc maintenues à notre niveau de 2025. Qui sommes-nous ?

4) J’ai été créée en 1982 pour permettre aux salariés de se reposer mais bientôt je pourrais être monétisée. Qui suis-je ?

Votre score est certainement de 4/4, vous pourriez ainsi vous satisfaire de ce résultat et vaquer sereinement à des occupations estivales divertissantes... Mais ce serait oublier l’incontournable cahier de vacances, une « tradition » vieille de plus de 90 ans[1] !

Au menu, cette année, de ces devoirs de vacances, vous pourrez donc vous questionner sur la constitutionnalité de la monétisation des congés payés. En effet, en 2024, le Conseil constitutionnel a déduit au droit au repos, un droit à congés payés...

Vous pourrez ensuite vous interroger sur le fondement juridique (et non politique) permettant une renégociation anticipée des règles d’indemnisation de l’assurance-chômage ainsi que sur ses effets quant à l’avenir du régime : maintien d’une gestion paritaire ou reprise en main définitive par l’État ?

Vous pourrez également vous demander si les pistes envisagées par le gouvernement sur la fluidification du marché de l’emploi et les conditions de travail sont convaincantes.

Enfin, alors que le Premier ministre a affirmé que tout le monde va « participer à l’effort », vous pourrez réfléchir à la répartition équitable entre tous du fardeau du désendettement.

En somme, un menu frais et léger pour débattre pendant les vacances...

Toute l’équipe de l’institut du travail vous souhaite un très bel été (studieux) !

Laurène Joly


[1] C'est Roger Magnard, un représentant de commerce en papeterie de la Creuse, qui en a eu l'idée au début des années 1930.

 

Les commentaires

Accès aux soins, territoires et liberté d’installation des médecins : point d’étape entre deux lois

La liberté d’installation des médecins libéraux est au cœur de l’assurance maladie et des conventions médicales. Devenues nationales en 1971[1], ces conventions généralement quadriennales ont pour objet de permettre aux patients d’accéder à des soins de qualité et de les solvabiliser tout en conciliant leurs intérêts avec ceux des médecins et de l’assurance maladie. Les thèmes abordés par les conventions médicales sont à ce titre nombreux[2] et vont bien au-delà de la détermination des honoraires des praticiens, souvent pomme de discorde qui conduit à les médiatiser. C’est d’ailleurs ce point très sensible qui avait causé le blocage des négociations conventionnelles en 2023 et conduit à l’adoption d’un règlement arbitral, indispensable pour organiser les relations entre les médecins libéraux et l’assurance maladie puisque la convention médicale en cours était arrivée à échéance.

La question du lieu d’installation des médecins, présente dans les conventions médicales depuis quelques années déjà, avait essentiellement conduit à des propositions misant sur l’incitation. Mais compte tenu de la progression des déserts médicaux et de l’extension des difficultés d’accès aux soins à tous les territoires, elle demandait d’être traitée de façon plus énergique. En effet, la pénurie de médecins généralistes et spécialistes concerne des zones aussi bien urbaines que rurales de sorte qu’elle est devenue une problématique majeure de notre système de santé. Cette situation est-elle acceptable quand le principe d’égal accès aux soins est affirmé à tous les niveaux de notre édifice normatif[3] et que le code de la santé contient l’affirmation expresse que « le droit fondamental à la protection de la santé publique doit être mis en œuvre par tous moyens disponibles au bénéfice de toute personne »[4] ? S’agirait-il là d’une vaine incantation ?

De nombreuses études attestent pourtant de cette réalité, même si elles montrent aussi que cette tension territoriale n’existe pas pour toutes les professions de santé de façon semblable. La Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) a en effet mis en évidence la dégradation de l’accessibilité aux médecins généralistes et aux infirmières alors que, dans le même temps, l’accessibilité aux kinésithérapeutes, aux sages-femmes et aux chirurgiens-dentistes s’est améliorée[5]. La DREES se fonde pour cela sur l’accessibilité potentielle localisée (APL), un indicateur qui permet de mesurer l’adéquation territoriale entre l’offre et la demande de soins de ville[6], et qui est plus précis que les indicateurs usuels de densité ou de temps d’accès. Calculée au niveau de la commune, l’APL tient compte de l’offre et de la demande de soins issues des communes environnantes et intègre à la fois l’estimation du niveau d’activité des professionnels en exercice, sur la base des observations passées, et les besoins sanitaires de la population locale, sur la base des consommations de soins moyennes observées par tranche d’âge. Cet indicateur établit que l’accessibilité aux médecins généralistes s’est dégradée entre 2022 et 2023 (-1,4%) sous l’effet conjugué de la baisse du nombre de médecins généralistes libéraux[7], de la baisse de leur activité moyenne nette et de la croissance de la population. Cette discordance entre l’offre de médecine générale et la demande des usagers du système de santé explique qu’en 2022, 65% des médecins généralistes libéraux déclaraient être amenés à refuser de nouveaux patients comme médecin traitant, contre 53% en 2019. Dans la même période, la part des médecins ne pouvant plus suivre régulièrement leurs patients passait de 40% à 44%[8].

Ces chiffres, particulièrement préoccupants dans un contexte d’augmentation des maladies chroniques et de vieillissement de la population[9], doivent aussi être mis en regard avec la nécessité pour tout patient, à partir de 16 ans, de déclarer un médecin traitant pour bénéficier de la prise en charge normale de ses frais de santé par la sécurité sociale[10]. Même si les communautés professionnelles territoriales de santé peuvent y remédier en prenant en charge les patients privés de médecin traitant, elles sont encore peu répandues et ne sont pas en mesure de pallier toutes les difficultés d’accès aux soins[11]. Aussi, les renoncements aux soins sont-ils en augmentation, étant observé qu’ils sont amplifiés chez les personnes pauvres en conditions de vie et démultipliés quand elles vivent dans une zone très sous-dotée en médecins généralistes[12].

Cette situation et les limites des dispositifs incitatifs à l’installation des médecins libéraux dans les zones sous-dotées ont conduit les pouvoirs publics à opter pour des mécanismes plus directifs, bien que moins contraignants que ceux déjà mis en place pour d’autres professionnels de santé, les infirmiers libéraux et les kinésithérapeutes par exemple. C’est dans ce contexte qu’a été votée le 27 juin dernier la loi n°2025-580 visant à améliorer l’accès aux soins par la territorialisation et la formation[13]. Les mesures qu’elle instaure pour remédier à la pénurie de médecin restent néanmoins bien modestes pour résoudre le problème des déserts médicaux (I), la liberté d’installation étant demeurée intacte (II).

I. Les moyens de résoudre le problème des déserts médicaux : des moyens trop modestes ?

La loi du 27 juin 2025 a été votée après que les syndicats des médecins libéraux avaient exprimé leur opposition ferme à toute limitation à leur liberté de choisir leur lieu d’exercice. Sans doute ont-ils été entendu puisque le texte la préserve et déploie les solutions sur trois axes donnant lieu à trois chapitres successifs intitulés en forme d’injonction : améliorer l’accueil et la formation des étudiants en santé par la transparence et la territorialisation des besoins (A) ; encourager l’émergence de médecins en combattant la fuite des cerveaux (B) ; développer l’accès aux soins médicaux par la formation des professionnels paramédicaux (C).

A. Améliorer l’accueil et la formation des étudiants en santé par la transparence et la territorialisation des besoins

Le chapitre 1er de la loi tient dans un article unique qui consiste à toiletter l’article L. 631-1 du code de l’éducation (C. éduc.). Le lien entre l’article de ce code et le problème des déserts médicaux, non flagrant à première vue, n’en est pas moins réel car il concerne la détermination du numerus apertus, dans les études de santé[14].

La première modification concerne les capacités d’accueil en deuxième et troisième années de premier cycle des formations de médecine, de pharmacie, d’odontologie et de maïeutique, fixés annuellement par les universités en tenant compte d’objectifs pluriannuels d’admission. L’article L. 631-1, I, al 2, C. éduc.[15] priorise désormais la référence aux nécessités territoriales en énonçant que les universités doivent prendre en compte ces objectifs « afin de garantir la répartition optimale des futurs professionnels de santé sur le territoire au regard des besoins de santé » alors que la version de 2023 n’en disait rien dans cette deuxième phrase de l’alinéa. Cette priorité est immédiatement réaffirmée dans la phrase suivante, de façon très claire : les objectifs précités tiennent compte des « besoins de santé du territoire puis, à titre subsidiaire, des capacités de formation ». Curieusement, cette formulation nouvelle, inscrite dans le texte de la loi, n’est pas reportée dans la nouvelle version de l’article publiée par Légifrance et qui continue d’énoncer, comme dans la version antérieure du texte : « tiennent compte des besoins de santé du territoire en priorité, puis des capacités de formation ». Cette formulation légèrement différente est obsolète même si, on le constate, elle exprimait déjà une hiérarchie entre les deux considérations, quoique de façon moins franche.

La seconde modification, d’ordre plus technique, concerne la façon dont sont évalués ces besoins territoriaux. Elle consiste dans l’ajout d’une phrase qui énonce que « Les besoins de santé du territoire (…) sont déterminés notamment au regard des départs en retraite récents et des estimations des départs en retraite à venir des médecins exerçant sur ledit territoire ». Elle invite les évaluateurs à adopter une approche dynamique et prospective des besoins territoriaux de santé, propice à l’anticipation et indispensable pour des professions dont la formation requiert plusieurs années.

D’autres modifications, enfin, portent sur la procédure au terme de laquelle la capacité d’accueil est fixée. Alors que jusqu’à présent, l’université l’arrêtait conformément à l’avis de l’agence régionale de santé ou des agences régionales de santé concernées, elle le fait désormais « sur avis conforme des conseils territoriaux de santé concernés et de l’agence régionale de santé ou des agences régionales de santé concernées ». Installés dans les départements depuis 2017 et constitués par les agences régionales de santé (ARS), les conseils territoriaux de santé (CTS) sont des instances qui participent à la mise en œuvre du projet régional de santé, notamment à l’organisation des parcours de santé en lien avec les professionnels du territoire[16]. Les CTS évaluent par ailleurs les conditions dans lesquelles sont respectés les droits des usagers du système de santé et la qualité des prises en charge. Le « diagnostic territorial » auquel ils se livrent a pour objet d’identifier les besoins sanitaires, médicaux et médico-sociaux de la population en tenant compte des caractéristiques géographiques et saisonnières du territoire. Ce diagnostic qui repose sur différents paramètres a ainsi vocation à être très complet. Il doit identifier les insuffisances en termes d’offre, d’accessibilité, de coordination et de continuité des services sanitaires, sociaux et médico-sociaux, notamment en matière de soins palliatifs, en portant une attention particulière aux modes de prise en charge sans hébergement. Il doit aussi identifier, lorsqu’ils existent, les hôpitaux des armées et les autres éléments du service de santé des armées contribuant au projet régional de santé. Il doit encore porter une attention particulière aux quartiers prioritaires de la politique de la ville, aux zones de montagne et aux zones de revitalisation rurale. Cette énumération, bien que non exhaustive, permet de saisir que du fait du diagnostic somme toute substantiel auquel se livre le CTS, son avis ne peut qu’être particulièrement autorisé. La variété des données permettant d’établir ce diagnostic est du reste en accord avec les considérations qui doivent intervenir dans la fixation des capacités d’accueil. La loi de 2025 ajoute en effet aux « besoins du systèmes de santé et à la réduction des inégalités territoriales », déjà présentes dans le texte antérieur, la « réduction des inégalités sociales ».

Pour terminer, on notera que la réforme accorde de nouvelles prérogatives aux ARS et aux CTS en ajoutant deux phrases à l’article L. 631-1, I, al. 2, C. éduc. Si ceux-ci considèrent que « les capacités d’accueil des formations en deuxième et troisième années du premier cycle d’une université ne correspondent pas aux objectifs pluriannuels arrêtés par l’université, cette dernière peut être appelée à mettre en œuvre des mesures visant à accroître ses capacités d'accueil ». La loi renvoie à un décret, à venir à ce jour, le soin de préciser les modalités d’accroissement de ces capacités, en particulier les moyens financiers et humains qui seront dégagés par l’État pour permettre aux universités de satisfaire cette demande. L’avenir proche devrait nous éclairer sur ce point.

B. Encourager l’émergence de médecins en combattant la fuite des cerveaux

L’article L. 631-1, II, C. éduc., donne au pouvoir réglementaire compétence pour fixer les modalités d’évaluation des étudiants, les conditions de délivrance des diplômes, ou encore les modalités d’accès à la deuxième et à la troisième année du premier cycle des formations de médecine, de pharmacie, d’odontologie ou de maïeutique. À ce dernier titre, il vise notamment les titulaires de diplômes délivrés par des universités étrangères. Il confie aussi au pouvoir réglementaire le soin de définir les conditions dans lesquelles les titulaires d’un diplôme sanctionnant des études de santé validé à l’étranger et permettant d’exercer dans le pays de délivrance peuvent postuler aux diplômes français correspondants.

La loi du 27 juin 2025 lui ajoute un 11°, supposé « encourager l’émergence de médecins en combattant la fuite des cerveaux » si l’on en croit l’intitulé du chapitre 2 sous lequel il prend place. Les nouvelles dispositions concernent exclusivement les étudiants français inscrits en études de médecine, avant la promulgation du texte, dans un État membre de l’Union européenne, un État partie à l’accord sur l’Espace économique européen, la Confédération suisse ou la Principauté d’Andorre. Si l’on se conforme à l’intitulé précité, ces étudiants devraient probablement voir assouplies leurs possibilités de réintégrer les universités françaises. Avant que le pouvoir réglementaire n’en précise les modalités, le Gouvernement devra remettre au Parlement, d’ici la fin 2025, un rapport sur les étudiants français inscrits en formation de médecine à l’étranger. Ce rapport devra comporter des données chiffrées relatives notamment au mode et au lieu d’exercice, ainsi qu’à l’évolution de la carrière des intéressés à l’issue de leurs études. Faisant preuve de prudence et sans doute de crainte que les portes de nos universités soient trop largement ouvertes, le législateur préfère qu’un état des lieux de la démographie estudiantine en santé soit réalisé avant que le décret permettant d’intégrer ces étudiants expatriés soit rédigé.

On sait en effet déjà que nombre de jeunes Français contournent le système universitaire français pour effectuer leurs études en santé à l’étranger. Leur choix se porte en particulier sur l’Espagne pour les aspirants au métier de kinésithérapeute, mais encore sur la Belgique, la Suisse, le Portugal ou la Roumanie pour d’autres formations, les enseignements étant même parfois dispensés en français. Ainsi, selon un recensement effectué en 2024[17], 2 614 étudiants en médecine français se trouveraient en Roumanie —une filière francophone y est organisée—, 681 en Belgique, 493 en Allemagne, 435 en Suisse, 110 en Espagne, sans compter ceux qui étudient dans d’autres pays d’Europe de l’Est et en Irlande… Au total, ils seraient ainsi plus de 5 000 à étudier la médecine à l’étranger, tous cycles confondus, dans des universités publiques ou privées, en Europe et au-delà, en sachant que ce chiffre est probablement sous-estimé. À ce jour, des passerelles vers les universités françaises existent déjà et elles sont empruntées, comme le montrait un rapport de 2019 qui établissait que 3,6% des internes étaient des étudiants européens, pour 55% d’entre eux en médecine générale, pour 45% dans les autres spécialités[18]. Mais si l’on comprend bien le propos du législateur en 2025, il s’agirait d’élargir cette voie pour les seuls étudiants ressortissants français, et sans doute dès avant le 3e cycle. On se demande comment de telles dispositions pourraient ne pas être discriminatoires, sans compter qu’elles auraient pour effet de vider les filières santé des universités étrangères d’une partie de leurs effectifs, en cours de cursus.

C. Développer l’accès aux soins médicaux par la formation des professionnels paramédicaux

Fort de trois articles cette fois, le chapitre 3, ultime chapitre de la loi, propose des alternatives à la consultation du médecin pour développer l’accès aux soins. La recette est connue. Elle est déjà à l’œuvre avec les infirmiers en pratique avancée (IPA)[19]. Ce métier permet à celui qui l’exerce de prendre en charge des patients atteints de pathologies ciblées, en particulier de maladies chroniques[20], à condition que le suivi lui soit confié par un médecin. Au sein des établissements de santé, l’IPA peut prendre directement en charge les patients, par exemple conduire un entretien et réaliser l’examen clinique, demander des actes de suivi et de prévention, renouveler, en les adaptant si besoin, des prescriptions médicales, et même, dans certains cas, prescrire des produits ou des prestations soumis à prescription médicale obligatoire.

L’argumentaire déployé pour justifier et valoriser la création des IPA est que ce métier vise à soutenir les médecins, qu’il permet une montée en compétence de la profession d’infirmier et qu’il s’inscrit dans une logique de médecine de parcours et de prise en charge collective du patient déjà à l’œuvre chez certains de nos voisins européens[21]. Mais la réalité est que l’IPA poursuit le rapiéçage d’un tissu sanitaire dévasté… sans toutefois y parvenir[22].

Il n’aura d’ailleurs pas échappé à l’observateur qu’une autre loi, native du même jour, concerne précisément la profession d’infirmier[23]. Ce texte modifie les articles du code de la santé publique qui s’y rapportent[24] aux fins de rénovation de la profession et de redéfinition de ses rôles : dispenser des soins préventifs, curatifs, palliatifs, relationnels ou destinés à la surveillance clinique, contribuer à la conciliation médicamenteuse aux côtés des autres professionnels de santé, contribuer à orienter les patients et à coordonner leur parcours de santé, participer aux soins de premier recours… La loi reconnaît par ailleurs le rôle propre de l’infirmier en consacrant les consultations et le diagnostic infirmier dans un périmètre circonscrit à certains soins spécifiques. Elle lui accorde aussi un pouvoir de prescription autonome et général sur les produits et examens complémentaires nécessaires aux soins infirmiers, leur liste devant être définie par arrêté ministériel. Le texte devrait être prolongé par l’ouverture d’une négociation sur la rémunération de la profession et sur la prise en compte de la pénibilité du métier. Enfin, la loi prévoit, à titre expérimental et pour une durée de trois ans, que les patients pourront consulter un infirmier en accès direct (c’est-à-dire sans prescription médicale) en établissement ou en ville, dans le cadre des structures d’exercice coordonné.

En cohérence avec cette évolution législative que le Conseil national de l’Ordre des infirmiers a salué comme une reconnaissance majeure pour la profession[25], la loi du 27 juin 2025 visant à améliorer l’accès aux soins par la territorialisation et la formation développe des passerelles afin que les infirmiers, et plus largement les professionnels paramédicaux puissent reprendre des études de médecine. Dans l’attente du décret qui en précisera les modalités et, ici encore, d’ici le mois de décembre, le gouvernement remettra au Parlement un rapport évaluant les dispositions qui existent déjà en la matière, et qui étudiera les freins durables aux reconversions des professions paramédicales vers la profession de médecin. Le rapport devra formuler des recommandations sur les évolutions potentielles à apporter aux passerelles existantes.

La loi engage aussi le Gouvernement à remettre au Parlement, toujours dans ce même délai, « un rapport relatif à l’offre de formation en médecine, en pharmacie, en odontologie et en maïeutique dans les territoires caractérisés par une offre de soins insuffisante ». Il devra examiner « notamment le taux d’accès à ces études dans ces territoires ainsi que la correspondance entre le lieu de formation, en particulier en premier cycle, et le premier lieu d'exercice des professionnels de santé formés ». Il formulera « des propositions permettant de garantir l’équité territoriale de l’offre de formation en santé, notamment par l’implantation de nouveaux lieux de formation ».

On comprend que les dispositions cherchent à favoriser à la fois l’installation et l’ancrage territorial des médecins. Mais dans le choix de leur lieu d’installation, les professionnels de santé sont avant tout pragmatiques. Comme le montre une enquête publiée par le Conseil national de l’Ordre des médecins[26], le cadre de vie, les conditions d’exercice, le travail en réseau avec les professionnels de santé, sont des facteurs-clés. Les aides financières n’interviennent que dans une moindre mesure. Aussi, les déserts médicaux étant souvent en même temps des zones désertées par les services publics et se présentant d’emblée comme des zones où il leur sera difficile de travailler en réseau avec d’autres professionnels de santé, on comprend que les professionnels de santé s’en détournent. Les dispositifs incitatifs n’ayant pas réussi à les convaincre, les pouvoirs publics ont tenté d’instaurer des règles pour encadrer le choix du lieu d’exercice, en vain.

II. La liberté d’installation des médecins libéraux : un principe inaltérable ?

Pourquoi est-il si difficile en France de reconfigurer le principe de la liberté d’installation des médecins libéraux alors qu’il l’a été pour d’autres professions médicales et paramédicales, et qu’il n’est pas de mise dans plusieurs États voisins alors que, pourtant, leur système de santé n’est pas si éloigné du nôtre ? La réponse, à certains égards peu rationnelle, se trouve à la croisée de l’histoire de la médecine libérale française et de la force politique que constituent les médecins libéraux. Le principe de la liberté d’installation reste solidement ancré dans la culture de la médecine libérale (A), une originalité qui démarque la situation des médecins libéraux à la fois des autres professionnels de santé français et de certains de leurs homologues étrangers (B).

A. Le principe de la liberté de choix du lieu d’installation du médecin libéral : un principe en sursis ?

C’est au printemps dernier qu’un groupe de députés mené par Guillaume Garot, député socialiste de la Mayenne, a déposé une proposition de loi visant à lutter contre les déserts médicaux[27]. L’exposé des motifs, nourri, revient sur la situation désastreuse dans laquelle se trouvent certains usagers du système de santé qui, tout simplement, ne peuvent pas être soignés faute de médecin. Il rappelle aussi les inégalités cruelles et flagrantes qui existent entre les territoires. Entre 2010 et 2024, selon le Conseil de l’Ordre national des médecins, la densité médicale a augmenté dans 31 départements alors qu’elle se détériorait dans 69 autres, avec de très fortes disparités territoriales. Le nombre des médecins en activité régulière par habitant a par exemple chuté de 31% en Creuse quand il augmentait de 16% dans les Hautes-Alpes. L’exposé des motifs de la proposition de loi s’appuie aussi sur les chiffres du ministère de la santé : la désertification médicale touche près de 9 millions de Français. Pour 10% de la population habitant dans les zones où l’offre de soins est insuffisante, il faut 11 jours pour avoir un rendez-vous avec un médecin généraliste, 93 avec un gynécologue et le temps d’attente atteint même 189 jours pour consulter un ophtalmologue…

Cette situation est généralement imputée au principe de la liberté de choix d’installation qui permet au médecin qui possède les diplômes requis, qui satisfait aux conditions de stage et de formalités administratives, de s’installer où bon lui semble. Ce principe aux origines très anciennes[28] et énoncé par l’article L. 162-2 du Code de la sécurité sociale a une portée très générale. On ne lui connaît guère de restriction que celle, très relative, d’ouvrir un cabinet secondaire, cette possibilité étant soumise à l’existence de besoins pour la patientèle et à l’autorisation du Conseil départemental de l’ordre des médecins[29].

Pourtant, les conventions médicales négociées à partir de 2005 montrent que les partenaires conventionnels ont prêté une attention particulière aux déserts médicaux. Non seulement ils ont instauré des mesures incitatives pour attirer les médecins dans les zones médicalement sous-denses, mais ils se sont efforcés de développer des techniques de zonage pour identifier avec précision et selon une approche multifactorielle les territoires nécessitant des interventions spécifiques[30]. Les dispositifs conventionnels développés pour améliorer l’installation des médecins dans les zones sous-dotées sont nombreux et plus ou moins convaincants. Parmi ceux qui tentent d’attirer les médecins dans les déserts médicaux, on citera pêle-mêle l’adhésion à l’option conventionnelle d’exercice en zone sous-dotée, qui ouvre droit à une aide forfaitaire annuelle[31], l’option démographie et l’option santé solidarité territoriale qui ouvrent également droit à des aides versées en contrepartie de l’engagement du médecin à exercer une partie de son activité en zone sous-dotée[32]. Relevant de la même logique, peuvent encore être mentionnés le contrat d’aide à l’installation des médecins, le contrat de transition, le contrat de stabilisation et de coordination des médecins et le contrat de solidarité territoriale des médecins[33]. Ont également été proposés aux étudiants des dispositifs de soutien financier en contrepartie d’engagements de service, mais sans grand succès. D’autres mesures ont aussi été envisagées comme l’optimisation conventionnelle du temps médical disponible au bénéfice du patient, grâce à l’emploi aidé d’assistants médicaux[34] pour permettre au médecin de libérer du temps, ou le développement de la téléconsultation pour dépasser les contraintes géographiques qui entravent la consultation[35] ou l’expertise médicale[36] et, ainsi, rapprocher virtuellement le patient du médecin…

Ces mesures ne se sont cependant pas avérées suffisantes pour lutter contre la désertification médicale car les déterminants des choix des médecins sont ailleurs, plus particulièrement dans les conditions de travail et d’existence qui feront que leur vie professionnelle et personnelle sera de qualité. Alors, peut-on raisonnablement demander à des nouveaux diplômés, arrivés à un âge auquel ils ne sont plus si jeunes et qui ont obtenu le titre de docteur au terme d’études éreintantes, de s’installer dans un lieu qui leur sera imposé ? Des arguments existent sans doute en ce sens, notamment au regard des modalités de leur formation, peu coûteuses dans les universités françaises, et du système de sécurité sociale qui, en solvabilisant leurs patients, les garantit de la rétribution des soins qu’ils dispensent. Mais là n’est pas la question car la proposition de loi « Garot » est plus subtile et ne va pas aussi loin.

La proposition de loi a envisagé de « flécher l’installation des médecins —généralistes et spécialistes— vers les zones où l’offre de soins est insuffisante » (art. 1). Pour ce faire, est créée une autorisation d’installation des médecins, délivrée par l’ARS, pour toute nouvelle installation. La délivrance est de droit pour toute installation en zone sous-dotée et, pour les autres zones, elle n’est délivrée que si l’installation fait suite à la cessation d’activité d’un praticien pratiquant la même spécialité sur ce territoire. Une telle mesure, si elle venait à être votée, relancerait à n’en pas douter le marché de la cession de patientèle, aujourd’hui sans intérêt. Selon les porteurs de la proposition, cette mesure qui ne serait qu’un « premier pas dans la régulation de l’installation des médecins (…) permettrait de stopper la progression des inégalités entre territoires » et aurait pour objet « d’orienter l’installation des professionnels de santé vers les zones où l’installation est la moins dense ». Il s’agit d’un « aménagement du principe de liberté d’installation qui continue à prévaloir ». La proposition de loi poursuit en affirmant que les aides financières à l’installation dans ces zones ont vocation à perdurer.

Par ailleurs, la proposition de loi envisage la suppression des règles financières applicables aux patients dépourvus de médecins traitants[37] (art. 2), prévoit la création d’une formation a minima de première année de médecine dans chaque département (art. 3) et rétablit l’obligation de permanence de soins[38](art. 4).

Pour l’heure et malgré l’avis défavorable du Gouvernement, l’Assemblée nationale a massivement voté le texte en première lecture le 5 mai. Mais les débats parlementaires ne sont pas terminés et le texte devra être examiné au Sénat à l’automne. Or, on sait que le Sénat a déjà, dans le passé, repoussé des amendements qui visaient à limiter l’installation des médecins dans les zones bien pourvues[39]. Ensuite, le texte devra encore être voté en seconde lecture par l’Assemblée nationale avant de pouvoir entrer en vigueur, après promulgation par le Président de la République et publication au Journal officiel.

B. La liberté des médecins libéraux de choisir leur lieu d’exercice : une situation vraiment originale ?

La situation des médecins libéraux français concernant le choix de leur lieu d’installation diffère radicalement de celle d’autres professionnels de santé en France, mais pas nécessairement de celle de leurs homologues étrangers.

Plusieurs professions de santé ont dû renoncer à leur liberté d’installation sous la contrainte de la loi. Il en est ainsi des infirmiers libéraux pour lesquels la convention nationale distingue trois types de zones soumises à des régimes différents[40]. Les zones « très sous-dotées », en premier lieu, ouvrent droit à la conclusion de contrats incitatifs tripartites (infirmier-CPAM et ARS) qui ouvrent droit à des aides financières substantielles pouvant aller, selon le contrat conclu, jusqu’à 37 500€ sur 5 ans. L’infirmier s’engage notamment à une durée minimale d’activité dans la zone concernée, à un exercice en groupe et à avoir un minimum d’activité conventionnée. Il existe en deuxième lieu un dispositif spécifique pour les zones « intermédiaires ou très dotées à la périphérie des zones sur-dotées ». L’infirmier qui s’installe nouvellement dans l’une de ces zones s’engage à réaliser deux tiers de son activité conventionnée dans sa zone d’installation. En troisième et dernier lieu, si l’infirmier aspire à s’installer dans une zone « sur-dotée », il ne peut bénéficier du conventionnement que s’il succède à un infirmier qui cesse définitivement son activité en zone sur-dotée.

On retrouve cette même référence au zonage pour les règles d’installation applicables aux kinésithérapeutes. Selon la zone —« sous-dotée », « très sous-dotée », « intermédiaire », « non prioritaire » ou anciennement « sur-dotée » convoitée, les règles diffèrent de façon importante. Alors que l’intéressé peut bénéficier d’aides à l’installation dans les zones où l’offre de soins est peu élevée, il est soumis au principe de régulation du conventionnement dans les zones « non-prioritaires ». En application de ce principe, le conventionnement ne lui est accordé que s’il assure la succession d’un confrère qui a définitivement cessé son activité dans la zone.

L’originalité de la situation des médecins libéraux français apparaît aussi lorsqu’on observe les modalités d’installation de certains de leurs homologues à l’étranger pour des pays, où comme pour la France, le lieu d’installation est déterminant pour la répartition territoriale harmonieuse de l’offre de soins[41]. En Allemagne par exemple, devant l’inefficacité des subventions publiques et des bourses d’études destinées aux étudiants qui s’engageaient à exercer temporairement dans les régions sous-dotées, un système de « planification des besoins » a été instauré en 1976[42] avant d’être déployé en 2013[43]. Depuis, l’Allemagne applique des quotas d’installation et régule sa démographie médicale, comme la France dans les exemples précités. Des comités d’admission viennent limiter l’installation de nouveaux médecins quand leur nombre, à l’échelle de la ville ou du comté, est trop élevé au regard de la population. Cette règle, en conflit avec la liberté professionnelle des médecins garantie par la Loi fondamentale allemande—équivalent de notre Constitution—, a été déclarée constitutionnelle. Dans le même esprit, au Danemark, les médecins généralistes doivent passer un contrat avec les autorités régionales, lesquelles régulent la distribution géographique de l’offre médicale. Mais tel n’est pas le cas partout et ce, malgré les problèmes d’accès aux soins relevés. En Italie par exemple, en dépit de l’existence avérée de déserts médicaux et de la forte disparité régionale de l’offre de soins, le médecin conserve le choix de son lieu d’installation, sous réserve de s’inscrire à la section de l’ordre des médecins. Et il en est de même en Belgique malgré le risque réel de pénurie pour certaines spécialités.

Maryse Badel


[1] M. Chenevoy-Guériaud, Les conventions nationales médicales, éd. PU de la Faculté de droit de Clermont-Ferrand, coll. Thèses, vol. 22, 2005, 456 p. ; Dossier « Les conventions médicales », RDSS 2024. 191.

[2] CSS, art. L. 162-5. Évaluation des pratiques professionnelles, références médicales et opposabilité, reconversion professionnelle, formation continue, aides à l’installation, mesures et procédures applicables en cas de pratiques abusives…

[3] Constit. 27 oct. 1946, Préambule, al. 11 : « La Nation garantit notamment (.) la protection de la santé ». Le principe est également affirmé par de nombreuses conventions internationales ratifiées par la France.

[4] CSP, art. L. 1110-1 ; B. Feuillet, « L’accès aux soins, entre promesse et réalité », RDSS 2008. 718.

[5] DREES, « Accessibilité aux soins de premier recours en 2023 : dégradation de l’accessibilité aux médecins généralistes et aux infirmières, amélioration de l’accessibilité aux kinésithérapeutes, aux sages-femmes et aux chirurgiens-dentistes », Jeu de données, 20 déc. 2024.

[6] On entend par « soins de ville » ceux qui sont administrés hors hôpital.

[7] La densité de médecins généralistes a diminué de 12% en France entre 2012 et 2023 ; Statista, 2025.

[8] B. Davin-Casalena et al., (DREES), « Les deux tiers des généralistes déclarent être amenés à refuser de nouveaux patients comme médecin traitant », Études et résultats, n°1267, mai 2023.

[9] INSEE, Espérance de vie à divers âges, Chiffres clés, 14 janv. 2025 ; INSEE, Espérance de vie en bonne santé, 6 janvier 2025 ; M. Chassang, A. Gautier, Les maladies chroniques, Les avis du CESE, juin 2019.

[10] Le défaut de déclaration d’un médecin traitant entraîne la minoration de la prise en charge des frais de santé par la caisse d’assurance maladie.

[11] M. Cormier, « les communautés professionnelles territoriales de santé : l’organisation des soins de premiers recours de demain ? », RDSS 2019. 64 ; B. Apollis, « Le renouveau de la proximité en droit de la santé », RDSS 2021. 133 ;

[12] A. Lapinte, B. Legendre (DREES), « Renoncement aux soins : la faible densité médicale est un facteur aggravant pour les personnes pauvres », Études et résultats, n°1200, 28 juil. 2021. Les personnes pauvres ont 3 fois plus de risques de renoncer aux soins que les autres, ce risque étant 8 fois supérieur à celui du restant de la population quand elles vivent dans de telles zones.

[13] Loi n°2025-580 du 27 juin 2025 visant à améliorer l’accès aux soins par la territorialisation et la formation, JORF n°0149 du 28 juin 2025.

[14] Contrairement au numerus clausus, littéralement « nombre fermé », qui désigne le nombre maximum d’étudiants pouvant intégrer une filière, le numerus apertus, littéralement « nombre ouvert », fixe un nombre minimum d’étudiants admis dans la filière en induisant que ce nombre peut augmenter.

[15] C. éduc., art. L631, I, al. 2.

[16] CSP, art. L1434-10.

[17] L. Juanole, « Plus de 5 000 carabins français à l’étranger : on fait quoi ? », Le quotidien du médecin, 17 mai 2024, www.lequotidiendumedecin.fr.

[18] Observatoire National de la Démographie des Professions de Santé (ONDPS), Les étudiants européens dans le 3e cycle de médecine en France, 2019, n°1.

[19] CSP, art. R. 4301-1. Création pour les auxiliaires médicaux par la loi de modernisation de notre système de santé de janvier 2016 puis défini pour la profession infirmière par des textes réglementaires de 2018 et 2019.

[20] Pathologies chroniques stabilisées, prévention et polypathologies courantes en soins primaires…

[21] I. Poirot-Mazère, « Pratiques avancées et médecines de parcours », RDSS 2021. 425.

[22] P. Curier-Roche, « Un accès aux soins facilité : réalité ou pure incantation ? », RDSS 2023. 1060 ; E. Maupin, « Accès aux soins… mais pas forcément aux médecins », AJDA 2023. 104.

[23] Loi n°2025-581 du 27 juin 2025 sur la profession d’infirmier.

[24] CSP, art. L. 4161-1 et, en particulier, art. L. 4311-1.

[25] Ordre National des Infirmiers, « La loi du 27 juin 2025 : une reconnaissance législative majeure pour la profession infirmière », 2 juil. 2025, www.ordre-infirmiers.fr.

[26] Conseil national de l’Ordre des médecins, « Enquête sur les déterminants à l’installation », 11 avr. 2019, www.conseil-national.medecin.fr.

[27] Proposition de loi visant à lutter contre les déserts médicaux, d’initiative transpartisanes, n°966, déposée le 13 février 2025.

[28] J.-C. Sournia, Histoire de la médecine, éd. La découverte, 1992.

[29] M. Badel, « Liberté et système de santé », RDSS 2005. 951.

[30] N. Vergier, H. Chaput (DREES), « Les déserts médicaux : comment les définir ? comment les mesurer ? », les Dossiers de la DREES, n°17, mai 2017, p. 22.

[31] Conv. Médicale du 12 janv. 2005, art. 1 à 3.

[32] Conv. Médicale du 26 juil. 2011, art. 1 et 4.

[33] Tous issus de la convention médicale du 26 août 2016.

[34] CSP, art. L. 4161-1 ; Avenant n°7 à la Conv. Médicale du 26 août 2016 ; Conv. Médicale du 4 juin 2024, art. 10.

[35] Avenant n°2 à la Conv. Médicale du 26 août 2016, Préambule.

[36] Conv. Médicale du 4 juin 2024, art. 89-1.

[37] Minoration des remboursements et augmentations tarifaires.

[38] Seuls 38,1% des médecins y participaient en 2019.

[39] Par exemple à l’occasion de la proposition de loi Valletoux, en octobre 2023.

[40] Avenant n°10 à la convention nationale des infirmiers, 16 juin 2023.

[41] M. Badel, « Médecins libéraux et systèmes de santé. Observations à partir de droits d’ailleurs », RDSS 2024. 230.

[42] Avec les statistiques sur la répartition territoriale des praticiens.

[43] Considération des caractéristiques de la population (âge, sexe, santé, distances avec les cabinets).

Quand le droit à la preuve permet au juge de fonder sa décision uniquement ou de manière déterminante sur des témoignages anonymisés

 

Le contexte. De la recevabilité d’une preuve attentatoire à une liberté fondamentale (Cass. soc., 31 mars 2015, n° 13-24.410, PB), à l’admission, sous conditions, d’éléments probatoires obtenus de manière déloyale ou illicite (Ass. plén. 22 décembre 2023, n°20-20.648, B+R), l’essor du droit à la preuve a progressivement bouleversé la physionomie du droit de la preuve. Au risque de désorienter nombre de praticiens. Dans une décision du 19 mars 2025, la Cour de cassation élargit à nouveau le spectre de la recevabilité des preuves susceptibles d’emporter la conviction du juge (Cass. soc.,19 mars 2025, 23-19.154, PB). Pour la première fois, à notre connaissance, elle autorise les magistrats, dans des circonstances particulières, à fonder leurs décisions « uniquement ou de manière déterminante sur des témoignages anonymes ».

L’affaire. La contestation initiale portait sur le bien-fondé du licenciement d’un salarié, motivé par une faute grave. L’employeur lui reprochait de faire régner un climat de peur au sein de l'entreprise et d'avoir repris ses horaires d'équipe de l'après-midi, sans l'accord de sa hiérarchie qui l'avait affecté en équipe de nuit. Par un arrêt du 8 mars 2023, la cour d'appel de Chambéry déclarait le licenciement sans cause réelle et sérieuse. Un pourvoi est formé par l’employeur, reprochant aux juges du fond d’avoir écarté des débats les preuves des manquements du salarié, en l’occurrence deux constats établis par huissier et consistant en un recueil de témoignages anonymes de salariés de l'entreprise. L’auteur du pourvoi souligne que ces témoignages, s'ils étaient anonymisés en raison de la crainte de leurs auteurs de représailles, avaient été recueillis par un officier public et ministériel et faisaient foi jusqu'à preuve contraire. Le salarié était par ailleurs en mesure de débattre de manière contradictoire de la matérialité des griefs formulés à son encontre, peu important son ignorance de l'identité des témoins. Étant tenu à l'égard de ses salariés d'une obligation de sécurité, l’employeur ajoute qu'il ne pouvait être exigé de lui qu'il dévoile l’identité des auteurs des témoignages, victimes du comportement agressif et menaçant d'un collègue de travail, sans les exposer à des représailles.

La solution. La chambre sociale de la Cour de cassation accueille le pourvoi et censure la décision des juges du fond au visa des article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et des articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail. La Cour rappelle, pour commencer, que selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme « le principe du contradictoire et celui de l'égalité des armes, étroitement liés entre eux, sont des éléments fondamentaux de la notion de « procès équitable » au sens de l'article 6, § 1, de la Convention. Ils exigent un « juste équilibre » entre les parties ; chacune doit se voir offrir une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son ou ses adversaires ». Elle précise, toutefois, que « le droit à la divulgation des preuves pertinentes n'est pas absolu, en présence d'intérêts concurrents tels que, notamment, la nécessité de protéger des témoins risquant des représailles, qui doivent être mis en balance avec les droits du justiciable. Seules sont légitimes au regard de l'article 6, § 1, les limitations des droits de la partie à la procédure qui n'atteignent pas ceux-ci dans leur substance. Pour cela, toutes les difficultés causées à la partie requérante par une limitation de ses droits doivent être suffisamment compensées par la procédure suivie devant les autorités judiciaires. Il y a lieu pour le juge de procéder à un examen au regard de la procédure considérée dans son ensemble et de rechercher si les limitations aux principes du contradictoire et de l'égalité des armes, tels qu'applicables dans la procédure civile, ont été suffisamment compensées par d'autres garanties procédurales (CEDH, 19 septembre 2017, Regner c/ République tchèque, n° 35189/11, § 146, 148 et 151) ».

Pour la Cour, « il en résulte que si, en principe, le juge ne peut fonder sa décision uniquement ou de manière déterminante sur des témoignages anonymes, il peut néanmoins prendre en considération des témoignages anonymisés, c'est-à-dire rendus anonymes a posteriori afin de protéger leurs auteurs, mais dont l'identité est néanmoins connue par la partie qui les produit, lorsque sont versés aux débats d'autres éléments aux fins de corroborer ces témoignages et de permettre au juge d'en analyser la crédibilité et la pertinence ». Mais la solution va plus loin en faveur de la recevabilité des témoignages anonymisés. Elle déclare « qu’en l'absence de tels éléments, il appartient au juge, dans un procès civil, d'apprécier si la production d'un témoignage dont l'identité de son auteur n'est pas portée à la connaissance de celui à qui ce témoignage est opposé, porte atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le principe d'égalité des armes et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d'éléments portant atteinte au principe d'égalité des armes à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l'atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi ».

La logique empruntée par la chambre sociale entraîne la censure du raisonnement de la cour d’appel de Chambéry. Les hauts magistrats lui reprochent d’avoir rejeté la valeur probante du recueil des témoignages anonymes alors « qu'il n'était pas contesté que le salarié avait déjà été affecté à une équipe de nuit pour un comportement similaire à celui reproché dans la lettre de licenciement, de sorte que la production de ces témoignages anonymisés était indispensable à l'exercice du droit à la preuve de l'employeur tenu d'assurer la sécurité et de protéger la santé des travailleurs et que l'atteinte portée au principe d'égalité des armes était strictement proportionnée au but poursuivi ».

Observations. Servie par une motivation enrichie, la solution a le mérite d’expliciter le raisonnement des hauts magistrats. Ce qui n’empêche pas d’émettre quelques réserves sur la force probante ainsi conférée à des témoignages anonymisés (voir en ce sens J. Morin, « Recevabilité des témoignages anonymisés non corroborés : une (r)évolution proportionnée ? ». note sous Soc. 19 mars 2025, 23-19.154, PB, SSL 2025, n°2143). Pour commencer, la formation qui statue en première instance, comme pour la juridiction d’appel, éprouvera sans doute des difficultés pour identifier la nature « déterminante » des témoignages anonymes au moment du délibéré. La décision place le juge prud’homal dans une position délicate d’arbitre puisqu’il lui « appartient » de mettre « en balance le principe d'égalité des armes et les droits antinomiques en présence ». Le juge a ainsi l’obligation de se livrer à un tel examen et il devra y procéder, croit-on, de lui-même, peu important que les requérants ne l’aient pas invité à le faire. En pratique, l’appréciation du caractère indispensable de l’anonymisation des témoignages nourrira elle aussi d’importants débats, en particulier à l’endroit des employeurs envers lesquels les juge devraient probablement se montrer plus sévères compte tenu des moyens de contrôle à leur disposition. Comment, en outre, apprécier la proportionnalité de l’atteinte au principe d’égalité des armes ? Le concours d’un tiers de confiance, tel un commissaire de justice, dans la collecte et l’anonymisation des témoignages suffira-t-il à satisfaire cette exigence ? Dans l’affirmative, ce tiers pourrait-il être incarné par un représentant du personnel mandaté par le CSE ou de concert par l’employeur et un syndicat représentatif ?

La portée de la solution sous analyse interroge tout autant. En l’espèce, la Cour de cassation fonde sa décision sur l’obligation de prévention des risques professionnels pesant sur l’employeur, en témoigne le visa des articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail. Faut-il voir dans cette justification une condition à part entière de recevabilité des témoignages litigieux ou l’expression de l’un des « droits antinomiques » à mettre en balance avec le principe d'égalité des armes ? Privilégier la première hypothèse réduirait significativement la portée de la solution. Retenir la seconde aboutirait, selon nous, à une forme de dévoiement du droit à la preuve. En jugeant que « le droit à la preuve (peut) justifier la production d'éléments portant atteinte au principe d'égalité des armes », le lecteur peut être légèrement désorienté. D’une part, on avait cru comprendre que le droit à la preuve procédait du principe de l’égalité des armes, lequel découle du droit à un procès équitable (P. Henriot, « Le droit à la preuve, au service de l'égalité des armes ». RDT trav. 2018, p. 120). Les deux droits entretiendraient un rapport de genre à espèce (J.-Ch. Saint-Pau. « Droit à la preuve versus droit au respect de la vie privée ». D. 2016, p.15, se référant à la « notion matricielle de droit au procès équitable »). En ce sens, la Cour de cassation juge que « constitue une atteinte au principe de l'égalité des armes résultant du droit à un procès équitable garanti par l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme le fait d'interdire à une partie de faire la preuve d'un élément de fait essentiel pour le succès de ses prétentions » (Cass., com. 15 mai 2007, n° 06-10.606, PB). Cette forme de hiérarchie empêche de retenir une égalité de valeur indispensable à la mise en œuvre d’une logique conciliation. D’autre part, et surtout, le droit à la preuve s’entend classiquement du droit du justiciable d’accéder à preuves indispensables à la démonstration du bien-fondé de ses demandes (O. Leclerc, Répertoire de droit du travail - Preuve dans les contentieux du travail – Le droit à la preuve, n°107 et s.). C’est le sens qu’en dégagent les juridictions suprêmes, à Paris comme à Strasbourg, au moment d’admettre la production d’éléments attentatoires à une liberté fondamentale ou obtenus de manière illicite ou déloyale. Au cas d’espèce, la Cour prend appui sur l’article 6, § 1 de la Convention EDH pour reprocher aux juges du fond d’avoir dénié toute valeur probante aux témoignages, et non pas pour apprécier les conditions matérielles de leur obtention.

 Lucas Bento de Carvalho

Preuve des harcèlements (enquête interne tronquée, droit d’accès refusé aux données à caractère personnel) Note sous Soc. 18 juin 2025, n° 23-19022, PB

 Résumé

La Cour de cassation, par un arrêt du 18 juin 2025 (n°23-19.022) s’est prononcée sur le droit à la preuve en cas de suspicion de harcèlements, à propos de la valeur probante de l’enquête interne tronquée et du droit d’accès refusé au salarié licencié aux courriels émis ou reçus via sa messagerie électronique professionnelle. Dans les deux cas, la réticence de l’employeur à fournir l’ensemble des éléments justifie sa condamnation à l’égard du salarié licencié. Faute de preuve du harcèlement, le doute profite au salarié.

Il est ainsi jugé : 1/ En cas de licenciement d'un salarié en raison de la commission de faits de harcèlement sexuel ou moral ou d'agissements sexistes ou à connotation sexuelle, il appartient aux juges du fond d'apprécier la valeur probante d'une enquête interne produite par l'employeur, au regard le cas échéant des autres éléments de preuve produits par les parties. 2/ Les courriels émis ou reçus par le salarié grâce à sa messagerie électronique professionnelle sont des données à caractère personnel au sens du RGPD, le salarié disposant du droit d'accéder à ces courriels, l'employeur se doit de lui fournir, sauf à s'exposer à des dommages-intérêts en raison du préjudice subi.

Par la décision-cadre n°2025-019 du 5 février 2025 intitulée « Discrimination et harcèlement sexuel dans l’emploi privé et public : recueil du signalement et enquête interne », la Défenseure des droits a rappelé qu’en France, en 2014, une femme sur cinq déclarait avoir déjà été victime de harcèlement sexuel[1]. En 2019, près d’une femme sur trois indiquait avoir déjà été harcelée ou agressée sexuellement sur son lieu de travail[2]. Il est également souligné un non-recours important en cas de violences sexistes et sexuelles (29% des victimes restent silencieuses) et la rareté des démarches judiciaires engagées par les victimes.

En l’espèce, ce n’est pas la victime mais le salarié soupçonné de harcèlements qui a saisi le juge. En 2001, M. I est engagé en qualité de directeur du développement d’une société, avant d’en devenir directeur associé. En mars 2018, il est convoqué à un entretien préalable, avec mise à pied à titre conservatoire, après une alerte sur des faits de harcèlements ; il est consécutivement licencié pour faute grave.

En août 2018, le salarié saisit le conseil de prud’hommes en contestation de son licenciement. La cour d’appel de Paris (pôle 6, chambre 5), par un arrêt du 25 mai 2023, condamne l’employeur à payer au salarié des dommages et intérêts, d’une part, pour licenciement sans cause réelle et sérieuse en l’absence de preuve par l’employeur des faits de harcèlements reprochés et, d’autre part, pour non-respect du droit d’accès du salarié à ses données personnelles (notamment à ses e-mails qui lui auraient potentiellement permis de prouver son innocence).

L’employeur forme alors un pourvoi devant la Cour de cassation qui, par l’arrêt précité du 18 juin 2025 publié au Bulletin, va confirmer sa condamnation. Faute de preuve suffisante des faits de harcèlements, le doute doit profiter au salarié[3]. L’employeur est définitivement condamné à payer au salarié une indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, ainsi que des dommages-intérêts en raison des circonstances vexatoires de la rupture et du refus du droit d’accès au salarié à ses données à caractère personnel. En effet, par le premier moyen relatif à la preuve des faits de harcèlements par l’enquête interne, l'employeur faisait grief à l'arrêt d’appel de l’avoir condamné alors que les faits de harcèlement reprochés au salarié étaient prouvés par des témoignages de l’enquête interne diligentée par ses soins, dans le respect de l’anonymat souhaité par certains salariés (de nombreux témoignages n’ayant pas été versés aux débats). Par le second moyen relatif au RGPD, l’employeur plaidait que les courriels émis ou reçus par un salarié dans l’exercice de ses fonctions ne pouvaient pas constituer une donnée à caractère personnel et que le droit d’accès aux données personnelles n’emportait pas un droit d’accès aux documents contenant ces données personnelles ; il s’agissait pour lui de justifier le fait qu’il n’avait pas transmis tous les courriels demandés par le salarié, mais seulement « un bon nombre d’éléments ».

Par cet arrêt, la Cour de cassation continue d’affiner sa jurisprudence sur le droit à la preuve en cas de harcèlements, tant sur la question des témoignages anonymes, que sur celle de l’accès aux données personnelles, pour permettre aux parties de préparer au mieux leur défense dans le respect du principe du contradictoire et de l’égalité des armes dans le procès. En l’espèce, l’employeur a certes diligenté une enquête interne, pris la mesure forte du licenciement disciplinaire pour faute, mais n’a pas permis au juge du fond d’apprécier le faisceau d’indices rapportant la preuve certaine des faits de harcèlements reprochés. Il aurait dû communiquer l’intégralité de l’enquête interne (I) et respecter le droit du salarié d’accéder à ses données à caractère personnel (II) pour échapper à l’engagement de sa responsabilité.

 

 

I. PREUVE DU HARCELEMENT ET ENQUETE INTERNE

 

Pour l’employeur, les faits de harcèlements reprochés au salarié licencié étaient rapportés par les témoignages recueillis lors de l’enquête interne diligentée par ses soins après les signalements de faits d’agissements sexistes et de harcèlements.

Telle n’a pas été l’appréciation retenue par la cour d’appel, dont la position est approuvée par la Cour de cassation. La Chambre sociale confirme tout d’abord le pouvoir souverain d’appréciation des preuves par les juges du fond en ces termes : « en cas de licenciement d'un salarié en raison de la commission de faits de harcèlement sexuel ou moral ou d'agissements sexistes ou à connotation sexuelle, il appartient aux juges du fond d'apprécier la valeur probante d'une enquête interne produite par l'employeur, au regard le cas échéant des autres éléments de preuve produits par les parties ».

Elle reproduit ensuite précisément l’appréciation souveraine opérée par la cour d’appel de la valeur et de la portée des éléments de preuve produits par les parties, insuffisantes à rapporter les faits reprochés. Notamment, concernant le rapport de l'enquête interne à laquelle avaient conjointement recouru l'employeur et le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), elle détaille notamment que la cour d’appel a relevé que des agissements de janvier 2018 étaient dénoncés par une première salariée, dont l’entretien était partiellement tronqué et ne permettait pas d’établir qu'elle avait été personnellement témoin des faits rapportés, situation par ailleurs décrite de manière « assez semblable » dans le compte-rendu d’un autre salarié. S’agissant d’autres faits dénoncés par une deuxième salariée, ils n’étaient pas confirmés par un autre témoin et tout particulièrement par un salarié déclaré confident de la victime et pourtant entendu par la commission d'enquête. D’autres faits, décrits par une troisième salariée, n'étaient pas non plus confirmés par d’autres salariés pourtant témoins selon l'intéressée... La cour d’appel avait finalement constaté que l'intégralité de l'enquête n'était pas versée aux débats puisque seulement cinq comptes rendus sur les quatorze entretiens réalisés étaient produits, sans réelle justification de la part de l’employeur. Pour se justifier, la société affirmait que cette absence de communication résultait de la volonté de ces salariés de conserver l'anonymat, sans pour autant expliquer en quoi elle n'aurait pu anonymiser ces éléments (notamment grâce à l’établissement d’un PV de constat par un commissaire de justice). C’est ainsi que la cour d’appel relevait, à juste titre, qu’il ne pouvait être exclu que les comptes rendus absents puissent être favorables au salarié ou puissent infirmer tout ou partie des faits imputés à ce dernier, les conclusions de l'enquête n'étant pas à même de suppléer à cette absence de production. Pour toutes ces raisons, la Cour de cassation juge le moyen non fondé, la cour d'appel ayant estimé que les griefs invoqués par l'employeur à l'appui du licenciement n'étaient pas établis par des éléments suffisamment probants et que le doute devait dès lors profiter à l'intéressé.

L’employeur a respecté son obligation de sécurité issue de l'article L. 4121-1 du code du travail qui lui impose de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. Il a protégé les victimes en écartant de l’entreprise le prétendu fautif. Il est toutefois condamné pour licenciement sans cause réelle et sérieuse faute de preuve suffisante des faits reprochés. La solution confirme la centralité de la question de la preuve dans une procédure disciplinaire dirigée à l'encontre d'un salarié à qui il est reproché un harcèlement. L’employeur doit agir sans délai, dans l’intérêt des victimes, et dans le respect des droits de la personne mise en cause, contre laquelle de solides éléments probatoires doivent être apportés. Il engage une enquête interne et a tout intérêt à communiquer l’ensemble des témoignages recueillis et des conclusions précises. En cas de témoins souhaitant rester anonymes, il faudra faire anonymiser les entretiens grâce à l’intervention d’un professionnel.

 

En cas de doute au regard des éléments fournis par l’enquête interne, à confronter, le cas échéant, aux autres éléments de preuve produits par les parties, le doute profite au salarié. Concernant ces autres éléments de preuve, il peut s’agir de courriels échangés par le salarié sur sa boite professionnelle lui permettant de prouver son innocence. Pour lui permettre de se défendre à armes égales, l’employeur doit respecter son droit d’accès à ses données à caractère personnel.

 

II. PREUVE DU HARCELEMENT ET DROIT D’ACCES AUX DONNEES A CARACTERE PERSONNEL

 

En cas de litige, les e-mails envoyés et reçus via les messageries professionnelles des salariés sont une source importante de preuves. En pratique, l’employeur bloque fréquemment l’accès à la messagerie professionnelle du salarié en procédure de licenciement, parfois dès sa convocation à l’entretien préalable. En l’espèce, le salarié avait sollicité l’employeur pour récupérer son dossier personnel et lui reprochait de s’être borné à lui communiquer ses seuls documents contractuels, à l’exclusion, notamment, des mails échangés à l'occasion de l’exécution du contrat de travail.

En l’espèce, la cour d’appel de Paris, après avoir relevé que le salarié avait demandé la communication des courriels émis ou reçu par lui dans le cadre de l’exécution de son contrat de travail, avait constaté, procédant à la recherche prétendument omise, que la société s’était bornée à lui transmettre divers documents (de fin de contrat, bulletins de paie, prévoyance, documents relatifs à une place de parking, une voiture, documents contractuels, avis d’arrêt de travail, suivi individuel de santé, R.I.B, documents relatifs au licenciement) mais ne justifiait pas avoir communiqué, ni les métadonnées, ni le contenu des courriels émis ou reçus par lui, et n’invoquait aucun motif pour expliquer cette abstention. Après avoir validé l’applicabilité du RGPD au cas d'espèce[4], la Chambre sociale a rappelé que les courriels émis ou reçus par le salarié grâce à sa messagerie électronique professionnelle constituent des données à caractère personnel au sens de l'article 4 du RGPD[5]. Or, aux termes de l’article 15 du RGPD, « la personne concernée a le droit d’obtenir du responsable du traitement […] l’accès auxdites données à caractère personnel ». L’article 15, en ces points 3 et 4, ajoute que : « le responsable du traitement fournit une copie des données à caractère personnel faisant l’objet d’un traitement » étant précisé que « le droit d’obtenir une copie visée au paragraphe 3 ne porte pas atteinte aux droits et libertés d’autrui ». Ainsi, le salarié a un droit d’accéder à ses courriels, l’employeur devant lui fournir, tant les métadonnées (horodatage, destinataires…), que leur contenu, sauf si les éléments dont la communication est demandée sont de nature à porter atteinte aux droits et libertés d’autrui. Si ce défaut de communication occasionne un préjudice à l'intéressé, il est alors loisible au juge de condamner l’employeur à sa réparation, ce que la cour d'appel avait précisément fait dans le cas d'espèce.

Dans un arrêt de principe du 19 décembre 2012[6], la Cour de cassation avait considéré, concernant la demande par un salarié de la production des contrats de travail, avenants et bulletins de paie de ses collègues de travail, que « le respect de la vie personnelle du salarié et le secret des affaires ne constituent pas en eux-mêmes un obstacle à l’application des dispositions de l’article 145 du Code de procédure civile, dès lors que le juge constate que les mesures demandées procèdent d’un motif légitime et sont nécessaires à la protection des droits de la partie qui les a sollicitées ». Plus récemment, dans un arrêt du 3 octobre 2024[7], la Chambre sociale a jugé que les dispositions du RGPD ne peuvent faire échec à la communication des documents demandés, dès lors que le traitement des données communiquées au salarié à des fins probatoires respecte les conditions de licéité du RGPD.

Cette jurisprudence s’inscrit dans le droit fil de la doctrine de la CNIL, le refus du droit d’accès pouvant aboutir au-delà de l’engagement de la responsabilité civile de l’employeur et de l’indemnisation du préjudice subi par le salarié, à des sanctions administratives prononcées par la CNIL. La CNIL indique ainsi sur son site : « Lorsqu’une personne concernée souhaite exercer son droit d’accès à des courriels, l’employeur doit fournir tant les métadonnées (horodatage, destinataires…) que le contenu des courriels » (…) « Les droits des tiers (secret des affaires et à la propriété intellectuelle, droit à la vie privée, secret des correspondances, etc.) peuvent venir restreindre l’éventail des données accessibles ou communicables" ... Lorsque le salarié a déjà eu, ou est supposé avoir eu connaissance des informations contenues dans les messages visés par la demande, la communication des courriels est présumée respectueuse des droits des tiers »[8].

Florence Maury


[1] Défenseur des droits, Études et résultats - Enquête sur le harcèlement sexuel au travail, 2014. Les gestes et propos à connotation sexuelle sans le consentement de la personne et un environnement de travail avec des blagues à caractère sexuel sont, avec le chantage sexuel et l'envoi de message à caractère pornographique, les manifestations les plus rapportées.

[2] Etude IFOP pour la Fondation Jean Jaurès : Deux ans après #MeToo : les violences sexistes et sexuelles au travail en Europe, Fondation Jean Jaurès, octobre 2019.

[3] C. trav., art. L. 1235-1 ; Soc. 16 juin 1993, n° 91-45.462 P, D. 1993. 174 ; Cons. const. 25 juill. 1989, n° 89-257)

[4] Le RGPD s’inscrit dans la continuité de la loi française n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés, modifiée par la loi n° 2018-493 du 20 juin 2018 relative à la protection des données personnelles établissant des règles sur la collecte et l’utilisation des données sur le territoire français. Il a été conçu autour de trois objectifs : renforcer les droits des personnes ; responsabiliser les acteurs traitant des données ; crédibiliser la régulation grâce à une coopération renforcée entre les autorités de protection des données.

[5] Rennes, 27 février 2025 n°24/02772.

[6] Soc., 19 décembre 2012, n° 10-20.526, FS-P+B, N° Lexbase : L1497H49.

[7] Civ. 2e, 3 octobre 2024, n°21-20.979, PB. Un salarié, membre d’une délégation du personnel depuis 1992, avait engagé une procédure prud’homale contre son employeur pour des faits présumés de discrimination syndicale. Il demandait à ce titre d’ordonner à la société de communiquer divers documents (historiques de carrière, bulletins de salaire) concernant plusieurs salariés, afin de prouver les faits de discrimination allégués. La juridiction prud’homale avait fait droit à sa demande, en ordonnant à l’employeur de communiquer les documents sollicités. Ce dernier a contesté cette décision devant la cour d’appel, en invoquant notamment une violation de ses droits. Les juges avaient rejeté son appel et confirmé la décision du conseil de prud’hommes. L’employeur s’était pourvu en cassation. La Chambre civile a renvoyé l’affaire à la chambre sociale afin d’obtenir un avis sur la compatibilité de la décision des juges du fond avec le RGPD. Il s’agissait donc ici de déterminer si la demande d’un salarié, dans le cadre d’une procédure pour discrimination syndicale, d’obtenir des documents contenant des données personnelles de ses collègues, était compatible avec le RGPD, ce à quoi la Chambre sociale a répondu positivement. D’une part, la communication de documents ordonnée par le juge, dans le cadre d’une procédure judiciaire, constitue un traitement de données à caractère personnel justifié par l’exécution d’une mission d’intérêt public (protection de la justice et des droits des travailleurs) et par le respect d’une obligation légale (obligation de l’employeur de fournir des éléments de preuve en cas de litige). D’autre part, la mesure est considérée comme proportionnée car elle est nécessaire pour permettre au juge de se prononcer sur le bien-fondé de la demande en discrimination. Enfin, la communication doit être limitée aux éléments strictement nécessaires pour établir la preuve de la discrimination alléguée. La deuxième chambre civile de la Cour en ainsi déduit que « le traitement résultant de la communication par l’employeur, ordonnée par le juge, de documents comportant des données personnelles, tels des bulletins de paie des salariés tiers, et leur mise à disposition d’un salarié invoquant l’existence d’une discrimination syndicale, ordonnée par la juridiction prud’homale à titre d’éléments de preuve, répond aux exigences de licéité au sens des articles 6 et 23 du RGPD ».

[8] CNIL, « Le droit d’accès des salariés à leurs données et aux courriels professionnels », 5 janvier 2022, https://www.cnil.fr/fr/le-droit-dacces-des-salaries-leurs-donnees-et-aux-courriels-professionnels.

 

 

Ont participé à ce numéro

>Maryse Badel

>Lucas Bento de Carvalho

>Laurène Joly

>Florence Maury