L'Actualité juridique novembre 2024
Dernière mise à jour :
L'édito
HIVER SOCIAL
Alors que la colère des agriculteurs gronde de nouveau, qu’une grève illimitée menace d’être déclenchée contre le démantèlement de Fret SNCF, qu’on nous prédit de prochaines annonces de plans sociaux après ceux de Michelin et Auchan, l’hiver s’annonce rude pour les travailleurs. Le spectre du chômage de masse ressurgit. Éric Heyer, directeur du département Analyse et Prévision de l’OFCE affirme que « sur le plein-emploi, l’objectif est désormais hors d’atteinte : un taux de chômage de 5% en 2027 est irréaliste »[1]. Il ajoute que « dans une conjoncture marquée par le retournement du marché du travail, envisager une réforme serait contre-productif ». Pourtant, la réforme, mise sur pause après la dissolution de l’Assemblée nationale en juin dernier, verra bientôt le jour…
En effet, les négociations entre partenaires sociaux ont abouti dans la nuit du 14 au 15 novembre 2024 à trois projets d’accords ouverts à la signature. Le premier porte sur l’assurance chômage, le deuxième sur l’emploi des seniors et le troisième sur le dialogue social[2]. Si certaines organisations syndicales (la CFDT et la CFTC) et patronales (le MEDEF et l’U2P) ont annoncé qu’elles signeraient les textes, d’autres hésitent encore à les avaliser (FO et la CPME). Contraints de ressusciter l’accord auxquels ils étaient parvenus en novembre 2023, les partenaires sociaux ont réussi à satisfaire l’exigence gouvernementale de générer annuellement 400 millions d'économies supplémentaires dans les caisses de l'Unédic[3] (et plus encore !)[4] mais cette reprise en main du régime d’assurance chômage aux allures de victoire à la Pyrrhus entérine inévitablement un nouveau recul des droits des allocataires. Le durcissement des règles d’indemnisation se traduit, en premier lieu, par la perte pour l’ensemble des allocataires d’une allocation journalière tous les mois de 31 jours, mesure représentant une économie de 1,2 milliard d’euros. Il concerne également les travailleurs frontaliers. Par ailleurs, les cotisations patronales versées à l’assurance chômage passeront de 4,05 % à 4 % du salaire brut à partir du 1er mai 2025. Cette nouvelle baisse des recettes impactera la gestion du régime sans que malheureusement l’effet sur l’emploi soit assuré.
Concernant le projet d’accord sur l’emploi des séniors, les partenaires sociaux ont acté le décalage de deux ans l’âge ouvrant droit à une indemnisation plus longue, pour tenir compte de la réforme des retraites. Ainsi, le palier ouvrant droit à vingt-deux mois et demi d’indemnisation passe de 53 à 55 ans, et celui donnant droit à vingt-sept mois, de 55 à 58 ans.
Ils sont parvenus à un consensus concernant l’accès à la retraite progressive[5]. La possibilité de mettre en place un départ progressif à la retraite est maintenu à 60 ans. Ce dispositif reste, en revanche, à la discrétion des employeurs, les organisations syndicales ayant échoué à rendre ce droit opposable. Néanmoins, les employeurs devront, à l’avenir, motiver leur refus par écrit et le salarié aura la possibilité de saisir le CSE. Enfin, malgré l’hostilité des organisations syndicales à l’égard du contrat de « valorisation de l’expérience » (CVE), visant à « faciliter » l’embauche des seniors, la mesure expérimentale a été adoptée pour cinq ans. Destiné aux chômeurs de plus de 60 ans, 57 par accord de branche, ce contrat aura, une fois inscrit dans la loi, pour particularité de pouvoir être rompu à l'initiative de l'employeur quand le salarié à la retraite a atteint l'âge légal et qu'il remplit les conditions d'un taux plein…
Ces nouvelles mesures seront-elles efficaces pour faire face à la pénurie de main-d’œuvre dans certains secteurs ? Rien n’est moins certain. Quoi qu’il en soit, selon Brice Alzon, le président de la Fédération des entreprises de services à la personne (FESP), la pénurie serait encore plus accentuée sans les travailleurs étrangers[6]. Menacée d’être encore aggravée, la situation des travailleurs étrangers, souvent méconnue, est analysée dans ce numéro par Marion Tissier-Raffin.
Dans ce contexte marqué par la recherche effrénée d’économies, comme en témoigne également le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), décrypté par Maryse Badel, le recul des droits s’incarne également dans de multiples mesures d’austérité budgétaire (par exemple les mesures envisagées pour réaliser 1,2 milliard d’euros d’économies sur les dépenses liées aux arrêts maladie des fonctionnaires visant à fixer à trois jours le délai de carence et la baisse de la rémunération pendant l’arrêt de travail).
Enfin, c’est sur la scène judiciaire que les premiers frimas se sont fait ressentir pour les salariés inaptes, dans un arrêt du 4 septembre 2024, la chambre sociale de la Cour de cassation énonce que c’est au salarié inapte de prouver le caractère déloyal des recherches et propositions de reclassement de l’employeur. L’arrêt commenté par Valérie Lacoste-Mary fait écho à une décision rendue très récemment par la Haute juridiction dans laquelle celle-ci précise que « si la preuve de l'exécution de l'obligation de reclassement incombe à l'employeur, il appartient au juge, en cas de contestation sur l'existence ou le périmètre du groupe de reclassement, de former sa conviction au vu de l'ensemble des éléments qui lui sont soumis par les parties » (Cass. soc., 6 nov. 2024, n° 23-15.368, B+L). Autrement dit, la charge de la preuve est répartie entre l’employeur et le salarié.
Même si les crises politique et sociale subsisteront à n’en pas douter cet hiver, l’équipe de l’Institut du travail vous souhaite une bonne lecture !
Laurène Joly
[1] https://www.ladepeche.fr/2024/11/16/entretien-le-chomage-fait-il-son-grand-retour-lobjectif-du-plein-emploi-en-2027-est-hors-datteinte-previent-leconomiste-eric-heyer-12325559.php. Ecoutez aussi : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien-du-mardi-12-novembre-2024-9361558
[2] Ce troisième texte est une surprise. Il vise à supprimer la limite de trois du nombre de mandats pour les élus des comités sociaux économiques. La mesure a reçu l’approbation de l’ensemble des organisations syndicales de salariés.
[3] https://www.lemonde.fr/politique/article/2024/10/10/assurance-chomage-le-gouvernement-demande-400-millions-d-euros-d-economies_6348296_823448.html
[4] https://www.lesechos.fr/economie-france/social/seniors-assurance-chomage-les-trois-enjeux-des-accords-auxquels-ont-abouti-les-partenaires-sociaux-2131985 : « L'ensemble des mesures de cette nouvelle convention Unédic est censé améliorer les comptes du régime d'assurance-chômage de 2,4 milliards sur sa période d'application, de 2025 à 2028. En régime de croisière, les estimations grimpent à 1,7 milliard par an, un niveau inédit ».
[5] La mesure permet, pour les salariés, agents de la fonction publique et indépendants qui ont validé 150 trimestres, de réduire leur temps de travail de 40% à 80% et de cumuler une partie de leur salaire et de leur retraite. Pendant cette période, le travailleur continue de cotiser pour ses droits à la retraite, qui sont recalculés au moment où il cesse définitivement son activité.
[6] Extrait de « A qui profite l’immigration ? », un document de Marie Maurice à voir dans Cash Investigation, diffusé sur France 2 le 14 novembre 2024 : https://www.francetvinfo.fr/replay-magazine/france-2/cash-investigation/.
Les commentaires
L’heure des comptes : de la fraude sociale à la LFSS pour 2025
L’automne est une saison cruciale pour la sécurité sociale. Il est le temps de la remise des rapports et de la préparation des lois de financement de la sécurité sociale, en d’autres termes celui des comptes et des décomptes, les recettes et les dépenses de la sécurité sociale étant le fil conducteur des centaines de pages qu’ils nous livrent.
Au titre des rapports, on doit retenir cette année celui du Haut conseil du financement de la protection sociale rendu public le 25 septembre dernier[1]. Il traite de la lutte contre la fraude sociale. Au-delà des constats qu’il dresse et des pistes qu’il explore, il met à bas des idées reçues tout en réaffirmant les fondements de notre modèle social (I). Le projet de loi de financement de la sécurité sociale lui fait directement écho. À la vieille du 80e anniversaire de la 2025, il est plus que jamais en tension entre des contraintes financières fortes qui imposent des économies drastiques et la réalisation des objectifs de la sécurité sociale : donner « à chacun les moyens nécessaires pour assurer sa subsistance et celle de sa famille dans des conditions décentes » et « débarrasser les travailleurs de l’incertitude du lendemain » (II).
I. Rapport du Haut conseil du financement de la protection sociale : l’actualité de la fraude sociale
Avant d’avancer des chiffres, il est nécessaire de s’arrêter sur la définition des termes « fraude sociale », déterminante pour définir le périmètre des comportements qui en relèvent et pour évaluer son montant. C’est à partir de cette définition (A) et de la matérialité de la fraude sociale (B) que le Haut conseil a énoncé une série de propositions et tracé plusieurs axes qui permettraient de mieux la contrôler mais, surtout, de la prévenir (C).
A. Vous avez dit fraude sociale ?
Faute d’être définie par le code de la sécurité sociale, l’expression souvent employée par commodité et de façon impropre est le lieu d’abus de langage et d’amalgames trop fréquents[2]. Aussi a-t-il été proposé de définir la fraude sociale comme « toute action ou abstention licite ou illicite, le cas échant assortie de manœuvres, accomplie de manière intentionnelle dans le dessein d’obtenir un avantage à caractère pécuniaire illégitime qui occasionne un dommage financier directement supporté par les organismes de protection sociale et met en cause le principe de solidarité »[3], ou, façon plus synthétique, comme « une irrégularité ou une omission commise de manière intentionnelle au détriment des finances publiques »[4]. Toutefois, la proposition d’une définition générale ne fait pas l’unanimité. Il est avancé qu’une « définition générique qui s’appliquerait à toutes les prestations et cotisations sociales […] serait illusoire au regard de la diversité des situations en cause ». Il est en outre affirmé qu’elle serait inutile depuis que la loi pour un État au service d’une société de confiance (ESSOC)[5], via la reconnaissance du « droit à l’erreur », a introduit la notion de bonne foi dans l’ensemble de la législation applicable en matière sociale et a permis « de tracer une frontière enfin claire entre ce qui constitue une fraude et ce qui n’en est pas une »[6].
La notion de fraude au sens strict semble dès lors pouvoir être caractérisée par un manquement à des obligations, l’existence d’un préjudice et un élément intentionnel, déterminant, comme cela avait pu être proposé dès 2011[7]. Les ambiguïtés de la définition de la fraude sociale sont désormais largement levées par la loi ESSOC qui, à partir du droit à l’erreur, permet de distinguer, d’une part, ce qui constitue une fraude et ne relève pas de la bonne foi, et, d’autre part, ce qui n'en est pas une parce que l’intéressé est de bonne foi[8]. Mais malgré cette avancée, des incertitudes demeurent de sorte que le rapport de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale préconise, pour les lever, d’intégrer pleinement dans le droit positif l’abus de droit, une notion pour l’heure surtout mobilisée dans la branche maladie. Le Haut conseil recommande par exemple d’intégrer dans l’évaluation de la fraude sociale les fraudes sur les recettes fiscales affectées à la sécurité sociale, de poursuivre les travaux d’évaluation sur les champs non encore couverts, notamment les établissements de santé, le secteur médico-social et les travailleurs indépendants, et de mieux prendre en compte la dissimulation partielle d’activité dans le champ de l’évaluation de la branche de recouvrement.
B. La matérialité de la fraude sociale
Alors que l’évaluation de la fraude est le préalable indispensable pour apprécier les résultats de la politique anti-fraude, pour cibler les contrôles et pour mener un débat public objectif, elle demande de surmonter des obstacles sérieux, en particulier celui de mettre au jour des manquements que leurs auteurs cherchent à dissimuler. Cette évaluation repose à la fois sur des contrôles aléatoires, à partir de fichiers administratifs, et sur des contrôles effectués de manière ciblée par les inspecteurs et contrôleurs des organismes de protection sociale.
Ces dernières années, les organismes de protection sociale se sont efforcé de cerner le halo de la fraude sociale et de fournir des chiffrages de plus en plus robustes —ou de moins en moins fragiles—. En les additionnant, le Haut Conseil considère « que le manque à gagner (…) pour la Sécurité sociale avoisine 13 milliards d’euros », précisant qu’il s’agit d’un « volume théorique annuel » qui doit être regardé comme un « minorant » (ou un minimum), notamment parce qu’il n’intègre pas l’ensemble du champ des « prestations, (…) ni tous les risques ». Sur ces 13 milliards d’euros de fraude à la sécurité sociale estimés, 2,1 milliards d’euros sont redressés ou détectés en 2023, et seulement 600 millions d’euros recouvrés. Les chiffres du rapport mettent en évidence l’importance des écarts entre évaluation, redressement et recouvrement, en particulier dans la branche recouvrement où seuls 10% des sommes redressées au titre de la lutte contre le travail dissimulé sont recouvrées. Si cela s’explique par le fait que les débiteurs de l’URSSAF sont des personnes morales pouvant organiser leur insolvabilité ou disparaître facilement grâce à des mécanismes juridiques agiles, il n’en demeure pas moins que les niveaux de recouvrement pourraient être améliorés en prévenant la fraude.
Le rapport met aussi l’accent sur le fait que la fraude sociale présente des visages extrêmement variés. Alors qu’elle est souvent rabattue à des exemples caricaturaux comme la fraude au RSA ou à la résidence, venant par là même alimenter un discours anti-pauvres, elle va bien au-delà. Elle est aussi le fait des assurés sociaux, des professionnels de santé et des travailleurs indépendants. De plus, contrairement aux idées reçues, ce ne sont pas les assurés qui fraudent en majorité mais les entreprises et les indépendants (56%). Les assurés représentent pour leur part un tiers des fraudes (34%) et les professionnels de santé 10%. Le risque le plus important porte sur les micro-entrepreneurs, lesquels éludent le paiement des cotisations sociales.
C. Les recommandations du Haut conseil du financement de la protection sociale
Les recommandations du Haut conseil portent à la fois sur les contrôles, perfectibles, et sur la prévention, encore trop balbutiante. Il invite ainsi à l’amélioration du contrôle pour dissuader de frauder. Après avoir souligné le fort investissement des organismes de sécurité sociale dans les opérations de contrôle et l’amélioration constante des résultats en la matière, il demande de mieux surveiller des populations qui peuvent nourrir un sentiment de « laisser-faire ». À cet égard, il mentionne en particulier les travailleurs indépendants et les micro-entrepreneurs pour lesquels il recommande de poursuivre le rapprochement des assiettes fiscale et sociale, le secteur médico-social et les établissements de santé. Il préconise aussi de mettre le fichier de la Direction générale des finances publiques (DGFiP) relatif aux plateformes à la disposition de la CNAM qui pourra ainsi mieux contrôler la complémentaire santé sociale (C2S) et les indemnités journalières, de la CCMSA et de France Travail. Il invite aussi à étendre la compétence du contrôle médical de la CNAM aux prestations servies par les maisons départementales des personnes handicapée (MDPH). Il observe que la diversification croissante des sources et des méthodes de contrôle comme le caractère chronophage du croisement des données rendent nécessaire l’amélioration des échanges entre les organismes de protection sociale, y compris avec les organismes complémentaires. Il note aussi que la dématérialisation des démarches favorise les risques de fraudes commises par les assurés établis à l’étranger, notamment pour l’ouverture de droits par des non-résidents. Il en résulte la nécessité de développer de nouvelles formes de surveillance, par exemple la conduite d’investigations sous pseudonyme sur internet ou sur les réseaux sociaux, dans le respect des libertés individuelles et des règles relatives à la protection des données personnelles. Au demeurant et comme le montrent l’accroissement régulier du risque d’usurpation d’identité et l’augmentation des vols de données, la dématérialisation peut aussi faire de l’usager une victime. Le Haut conseil insiste pour cette raison sur la nécessité de mettre en place une gouvernance interbranche pour prendre en charge les enjeux de la cybercriminalité.
Le Haut conseil du financement de la protection sociale invite cependant à dépasser la démarche de contrôle et de répression sur laquelle est largement centrée la politique actuelle de lutte contre la fraude et à engager une démarche préventive. Il estime en effet que le « tout-contrôle » est non seulement coûteux en ressources humaines, contre-productif en termes d’accès aux droits et stigmatisant pour certaines catégories de la population (pauvres, professionnels de santé en particulier), mais encore perfectible au plan financier puisqu’il ne permet ni de détecter, ni de recouvrer la totalité des sommes fraudées. Le Haut conseil observe que certaines activités économiques, mobiles sur le plan structurel ou organisationnel, et de ce fait particulièrement favorables à la fraude, devraient être mieux cernées. À ce titre, il vise, d’une part, certaines activités financées par la sécurité sociale (petite enfance, personnes âgées, secteur sanitaire) pour lesquelles il recommande de créer un observatoire économique santé/social pour anticiper les risques liés aux modifications de la structuration de l’offre, et, d’autre part, l’organisation du travail et les phénomènes de sous-traitance où la fraude peut être facilitée par le caractère éphémère des entreprises. Pour la prévenir, il serait possible de s’appuyer sur la Charte sociale Paris 2024, particulièrement pour le secteur du BTP, et de limiter les niveaux de sous-traitance pour faciliter l’exercice du devoir de vigilance et de la solidarité financière.
Par ailleurs, le Haut conseil du financement de la protection sociale met en cause le caractère illisible, mal construit et trop permissif des normes, et en appelle au législateur. Il estime indispensable d’agir sur le cadre juridique en privilégiant une vision globale de la norme et en intégrant le point de vue de son utilisateur final, lequel doit trop souvent faire face à une multiplicité de notions et de régimes juridiques. À cet égard, il préconise notamment l’instauration d’un « revenu social de référence » qui s’imposerait pour toute nouvelle prestation, l’harmonisation des périodicités sur lesquelles sont pris en compte les revenus et l’élimination des périodicités trop courtes, trop difficiles à appliquer pour les organismes comme pour les allocataires. Il recommande encore l’obtention du consentement de l’assuré pour le remboursement des prestations et l’harmonisation des durées de résidence pour favoriser les contrôles et rendre plus lisible le droit applicable pour les bénéficiaires.
Enfin, le Haut conseil se réfère à l’accompagnement et à la responsabilisation des assurés et des professionnels de santé, les uns et les autres devant être mis en mesure d’appréhender et de maîtriser les règles qui leur sont applicables pour agir avec « civisme social ». À cette fin, un site unique, accessible à tous et compréhensible par tous, devrait récapituler les règles applicables. Ces dernières devraient aussi être mises en cohérence et largement diffusées, spécialement celles relatives aux conditions d’accès aux droits. Les professionnels de santé devraient par exemple être accompagnés dans leurs pratiques de tarification, certains dispositifs de tarifications devraient être repensés, spécialement pour les actes de kinésithérapie pratiqués par les libéraux qui interviennent en EHPAD, les conventions avec les professionnels de santé devraient systématiquement énoncer des objectifs et des engagements anti-fraude. Enfin, à l’occasion du 80ème anniversaire de la sécurité sociale, une large campagne d’éducation au civisme social devrait être menée dans les collèges et les lycées.
II. Projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2025 : point d’étape sur la cassette d’une octogénaire
Les lois de financement de la sécurité sociale (LFSS) visent à construire l’équilibre des comptes de l’ensemble des régimes de sécurité sociale. Cette catégorie de lois créée par la révision constitutionnelle du 22 février 1996 est aujourd’hui un instrument privilégié de la régulation des dépenses et des recettes de la sécurité sociale. Elles sont votées chaque année au mois de décembre à l’issue du débat au Parlement sur le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) présenté par le gouvernement. Le PLFSS pour 2025 a donné lieu à des débats très houleux. Placé sous le signe de la rigueur (A), il n’a pu être complètement examiné en première lecture par les députés de sorte qu’il sera transmis au Sénat dans sa version initiale. Faute d’entente des deux assemblées sur un texte commun, le recours à l’article 49.3 de la Constitution a d’ores et déjà été autorisé par le Conseil des ministres (B).
A. Un PLFSS placé sous le signe de la rigueur
Le PLFSS pour 2025 est placé sous le signe de la rigueur. Il annonce vouloir contribuer au redressement des finances publiques, en complément des mesures annoncées par le projet de loi de finances. Il faut dire que le déficit de la sécurité sociale devrait atteindre 18 milliards d’euros (Md€) en 2024 au lieu des 10,5 Md€ initialement prévus par la LFSS pour 2024. Cette situation est due en grande partie à l’important déficit de la branche maladie —14,6 Md€—, lequel s’explique par la hausse importante des soins de ville et par des recettes moindres. Les dépenses de sécurité sociale pour 2025 sont fixées à 662 Md€, soit une progression de 2,8% qui représente 18Md€. Le déficit social serait pour sa part ramené à 16 Md€ grâce à une maîtrise des dépenses.
Les économies de l’assurance maladie devraient être obtenues par la baisse du prix des médicaments et des dispositifs médicaux, par la baisse du plafond de prise en charge des indemnités journalières en cas d’arrêt maladie et par la baisse de la part de l’assurance maladie dans le remboursement des consultations des médecins et des sage-femmes. Le PLFSS reporte ainsi sur la prévoyance d’entreprise et sur la couverture complémentaire santé le poids d’un reste à charge alourdi, alors même que ces dispositifs ne couvrent pas la totalité des personnes exposées à ces risques. Le PLFSS s’efforce par ailleurs de renforcer le rôle du médecin traitant et revalorise le prix de la consultation de médecine générale (30€ en décembre 2024), soutient le développement des maisons de santé pluriprofessionnelles, l’amélioration du suivi de l’enfant par la refonte du carnet de santé, et, pour les patients des déserts médicaux, il encourage la télémédecine et les « médico-bus ».
Le PLFSS cherche aussi à réduire le déficit de la branche vieillesse de la sécurité sociale et à le ramener à 3,1 Md€ en 2025 (contre 6,3 Md€ en 2024). Pour réaliser une économie de 4 Md€ en 2025, il reporte du 1er janvier au 1er juillet l’indexation sur l’inflation des retraites de base, mais non l’allocation de solidarité aux personnes âgées (ASPA), nommée par le grand public « minimum vieillesse ». Des économies devraient également être trouvées dans la modification des modalités de calcul des retraites agricoles afin qu’elles soient calculées, à terme, sur la base des 25 meilleures années de revenus, et, pour les régimes des fonctions publiques territoriale et hospitalière, par le rehaussement de 4 points en 2025 du taux de cotisation employeur.
Des mesures sont, dans le même temps, prises sur les cotisations sociales. Le PLFSS prévoit la refonte progressive des allégements de cotisations patronales sur les bas salaires pour tenter de lutter contre le « SMIC à vie » et entreprend l’unification des dispositifs d’allègements existants. Il refond aussi le régime social applicable aux contrats d’apprentissage pour tempérer les effets d’aubaines auxquels il donne lieu. En particulier, le régime devrait être moins favorable pour les apprentis issus de l’enseignement supérieur et leur contrat devrait être mieux rémunéré.
B. L’article 49.3 de la Constitution : le retour ?
Le vote des LFSS doit respecter un calendrier particulier fixé par l’article 47-1 de la Constitution et repris par l’article LO111-7 du code de la sécurité sociale. Si l’Assemblée nationale ne s’est pas prononcée en première lecture dans le délai de vingt jours après le dépôt d’un projet, le Gouvernement saisit le Sénat qui doit statuer dans un délai de quinze jours. Il est ensuite procédé dans les conditions prévues à l’article 45 de la Constitution, lequel prévoit les différentes modalités d’adoption de la loi. Si le Parlement ne s’est pas prononcé dans un délai de cinquante jours, les dispositions du projet peuvent être mises en œuvre par ordonnance.
Fait inédit, les députés n’ont pas réussi à terminer l’examen en 1re lecture du PLFSS dans le délai imposé de vingt jours. Ils n’ont adopté que la partie recettes du texte après l’avoir du reste largement modifiée puisqu’ils ont par exemple rejeté la refonte des cotisations patronales, la révision du régime social des contrats d’apprentissage ou encore la hausse du reste à charge relatif à la consultation des médecins. Ils ont par ailleurs augmenté de trois points le taux de la CSG sur les revenus du capital, relevé le barème de l’accise sur les tabacs afin de s’approcher en 2025 de l’objectif de prix moyen de 13€ du paquet de cigarettes et réformé la « taxe soda », une contribution imposée par l’État sur les boissons sucrées ou édulcorées depuis 2012 et destinée tout autant à réduire leur consommation qu’à rapporter des recettes à la sécurité sociale. Concernant la santé, ils ont supprimé les dispositions soumettant le remboursement de certains produits, actes et transports prescrits au respect, par le prescripteur, des recommandations de la Haute autorité de santé. Leurs amendements portent encore sur le développement de l’utilisation du dossier médical partagé, en exigeant sa consultation avant certaines prescriptions et en incitant les professionnels de santé à consulter et à alimenter ce dossier. Ils prévoient aussi la sécurisation de la carte vitale, le renforcement de la coopération et de la coordination entre l’assurance maladie obligatoire et l’assurance maladie complémentaire dans la lutte contre la fraude ou encore la création d’une somme forfaitaire mise à la charge des patients n’honorant pas un rendez-vous avec un professionnel de santé, déjà envisagée il y a peu, la « taxe lapin »… Dans le champ du risque professionnel, un amendement envisage la possibilité pour toutes les victimes de la faute inexcusable de l’employeur de bénéficier d’une indemnisation partielle en capital.
Compte tenu de cette situation, conformément aux dispositions constitutionnelles et à celles du code de la sécurité sociale, le Gouvernement a transmis au Sénat le projet de loi dans sa version initiale, le 8 novembre 2024. Il a retenu dans cette version plusieurs amendements votés par les députés, dont des amendements gouvernementaux. Parmi eux, le cumul-emploi retraite des médecins, la lutte contre la fraude sociale, la généralisation de la vaccination des collégiens contre la méningite ou encore la réforme des examens de prévention bucco-dentaires. Des amendements parlementaires ont aussi été repris comme ceux qui réforment la fiscalité soda ou qui instaurent le remboursement des tests destinés à détecter la soumission chimique. Enfin, lors des questions au gouvernement le 12 novembre dernier, le Premier ministre a dit vouloir assouplir les dispositions sur le report de l’indexation des retraites sur l’inflation au 1er juillet : toutes les retraites seraient revalorisées à hauteur de la moitié de l’inflation au 1er janvier 2025, probablement de 0,9%, et une seconde revalorisation interviendrait au 1er juillet 2025 pour les retraités dont le niveau des pensions —base et complémentaire— est inférieur au SMIC.
Ces mesures devront être débattues au Sénat, lors de l’examen du texte en séance publique qui débutera le 18 novembre. Si les deux assemblées ne parviennent pas à s’entendre sur une version commune, le Premier ministre pourra faire usage de l’article 49-3 de la Constitution et faire ainsi adopter le PLFSS sans vote. Il a été autorisé à le faire lors du Conseil des ministres du 23 octobre 2024. Ce serait là un bien triste anniversaire pour la sécurité sociale.
Maryse Badel
[1] Lutte contre la fraude sociale. État des lieux et enjeux, Rapport du Haut conseil du financement de la protection sociale (HCFiPS), juill. 2024.
[2] M. Del Sol, « Un cadre juridique en recherche d’équilibre », Les entretiens du Conseil d’État, 2011 ; J. Damon, « Droits et fraudes », Les entretiens du Conseil d’État, 2011.
[3] K. Zarli-Meiffret Del Santo, La fraude en droit de la protection sociale, 2018.
[4] Définition proposée par la Délégation Nationale à la Lutte contre la Fraude lors de sa création.
[5] Loi n°2018-727 du 10 août 2018 dite loi ESSOC.
[6] J.-L. Matt, « La notion de fraude sociale : ce que nous dit le droit ? », Audition HCFiPS, 2024.
[7] J.-M. Sauvé, « Fraudes et protection sociale », Les entretiens du Conseil d’État, 2011.
[8] Loi n°2018-727 du 10 août 2018 pour un État au service d'une société de confiance, JORF n°0184 du 11 août 2018.
Précisions sur la portée de la présomption de l’article L.1226-12 du Code du travail en matière d’inaptitude. Commentaire de l’arrêt de la Cour de cassation du 4 septembre 2024, n° 22-24.005, Société Eiffage énergie système
Les réformes du régime de l’inaptitude se succèdent par à coup[1]. Sous couvert de simplification, elles tentent d’endiguer le contentieux important dont fait l’objet, notamment l’obligation de reclassement de l’employeur. Or, loin de se tarir, ce contentieux se déplace sur de nouvelles questions au gré des textes récents, comme l’illustre l’arrêt du 4 septembre 2024.
Les faits, classiques, sont brièvement rapportés. Un salarié travaillant pour l’entreprise Eiffage Énergie Système pendant 16 années consécutives a été licencié le 16 octobre 2017, à la suite d’une déclaration d’inaptitude médicale établie par le médecin du travail le 21 mars précédent. Le salarié saisit le conseil de prud’hommes pour contester son licenciement. La Cour d’appel dira le licenciement sans cause réelle et sérieuse et condamnera l’employeur au paiement de diverses sommes. Ce dernier s’est pourvu en cassation. Il considère, en effet, avoir rempli son obligation de reclassement, car le poste proposé respectait les préconisations du médecin du travail. Or, dans cette situation, l’article L.1226-12 du Code du travail répute l’obligation de reclassement satisfaite. Par conséquent, la Société Eiffage soutenait que c’était au salarié de faire la preuve de sa déloyauté ; la Cour d’appel a inversé la charge de la preuve.
Dans cette affaire, la Cour de cassation n’est pas saisie, comme souvent, pour apprécier les contours de l’obligation de reclassement, mais la portée de la présomption établie par l’article L.1226-12 du Code du travail. La Chambre sociale pose les fondements de sa jurisprudence sur cette question récente, ce qui justifie une lecture attentive de cette décision. Ainsi, elle rappelle le régime du droit commun des présomptions, issu de l’article 1315 du Code civil, pour en déduire que celle fixée par l’article L.1226-12 du Code du travail fait peser sur le salarié la preuve de la déloyauté de l’employeur dans la recherche de reclassement. Sur ce fondement, la Chambre sociale casse l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Rouen pour violation de la loi. L’arrêt du 4 septembre 2024 dessine un régime de la présomption à double détente (II) qui porte une obligation de reclassement à géométrie variable (I).
I – Une obligation à géométrie variable
L’obligation de reclassement a pu symboliser pour certains un véritable droit à l’emploi[1]. En effet, la jurisprudence avait érigé une construction solide qui trouvait son pendant dans la procédure de licenciement pour motif économique. Au fil des réformes, l’obligation de reclassement s’est restreinte, voire a été abolie. Dès lors, la graduation de l’obligation de reclassement a conduit à une obligation à géométrie variable.
L’obligation de reclassement peut être présentée schématiquement. En premier lieu, une situation que l’on pourrait qualifier de « droit commun » perdure. Incontestablement, l’obligation de reclassement demeure une obligation de moyens renforcée pour l’employeur qui doit procéder à la recherche de postes de reclassement de manière sérieuse et loyale. Il doit ainsi proposer au salarié un poste aussi comparable que possible à son poste précédent en tenant compte des préconisations du médecin du travail[2]. L’impossibilité de reclasser[3] devra être signifiée par écrit.
En deuxième lieu, à l’opposé, l’employeur peut être exempté de procéder au reclassement si l’avis du médecin du travail indique expressément que « tout maintien du salarié dans un emploi serait gravement préjudiciable à sa santé ou que l’état de santé du salarié fait obstacle à tout reclassement dans un emploi »[4]. Cette mention substantielle[5] ouvre la porte au licenciement immédiat, peu importe l’origine de l’inaptitude. Par voie de conséquence, cette décision fait peser la responsabilité de la rupture sur le médecin du travail[6].
En troisième lieu, l’article L.1226-12 du Code du travail dispose que l’obligation de reclassement est réputée satisfaite lorsque l’employeur a proposé un emploi dans les conditions visées à l’article L.1226-10 du Code du travail c’est-à-dire en prenant en compte l’avis et les indications du médecin du travail[7]. Dans un premier temps à destination de l’inaptitude consécutive à un accident du travail ou à une maladie professionnelle[8], cette disposition a été étendue à une inaptitude d’origine non professionnelle[9].
Par conséquent, l’obligation de reclassement est graduée en fonction des situations, ce qui provoque des modifications profondes dans le régime de preuve. L’affaire du 4 septembre 2024 achoppait sur la portée de la présomption du Code du travail. En effet, le salarié considérait que l’employeur n’avait pas loyalement opéré la recherche de postes, car il n’en avait jamais proposé dans la Région du salarié. De plus, l’employeur refusait de lui transmettre l’état des postes disponibles sur cette zone géographique. L’ensemble de ces éléments constituait une preuve de déloyauté pour le salarié. Cette thèse reposait sur une jurisprudence récente de la Chambre sociale qui donne à la présomption un régime à double détente.
II – Un régime de la preuve à double détente
L’indication dans l’article L.1226-12 du Code du travail que l’obligation était réputée satisfaite a pu interroger[10] sur le caractère irréfragable de la présomption. Si les auteurs ont assez rapidement écarté cette hypothèse, ils prédisaient néanmoins que le régime de la preuve s’était considérablement durci pour les salariés inaptes et non reclassés, comme l’illustre d’ailleurs l’affaire Eiffage.
D’abord, l’arrêt commenté doit être lu à la lumière d’une précédente affaire en date du 26 janvier 2022[11]. La solution proposée par la Cour de cassation a été de subordonner le bénéfice de la présomption à la démonstration préalable de la loyauté de l’employeur dans la recherche du reclassement. Ainsi, la Chambre sociale lie la revendication de la présomption par l’employeur à une recherche loyale et sérieuse d’un poste de reclassement. Celle-ci ne peut être satisfaite avec une seule offre d’emploi, même si les termes du texte semblent l’autoriser[12]. Cette interprétation de l’article L.1226-12 du Code du travail permet de conserver une homogénéité du contrôle opéré par les juges sur la loyauté de l’employeur dans la recherche du reclassement en matière d’inaptitude. Toutefois, il y a une certaine audace de la Cour dans cette proposition, car le texte ne fixe aucune exigence pour l’application de la présomption[13]. Par le fait, cette position semble alléger la présomption établie par les textes. Elle pourrait même lui enlever de sa portée et la rendre vaine si la Chambre sociale admettait qu’il appartient à l’employeur de prouver sa loyauté avant de revendiquer la présomption.
Cette lecture a été partiellement adoptée par l’Avocate générale. En premier lieu, elle rappelle que « débiteur de cette obligation, c’est bien à l’employeur de prouver qu’il l’a respectée sérieusement et loyalement », comme le font d’ordinaire les juges. En second lieu, elle estime que la vérification de la loyauté doit se faire en amont et que celle-ci relève du pouvoir souverain des juges du fond. Dès lors, elle s’aligne sur la décision de la Cour d’appel, qui a effectivement conclu que l’absence de propositions de postes géographiquement proches du domicile établissait la déloyauté de l’employeur.
Or, la Cour de cassation ne l’a pas suivie dans cette argumentation. En effet, les propositions de l’employeur correspondaient aux préconisations du médecin du travail et apparaissaient suffisantes pour enraciner la présomption. L’absence de proposition de postes dans la Région Normandie ne suffisait pas à démontrer la déloyauté de l’employeur.
Faut-il considérer que l’arrêt du 4 septembre donne pleine force à la présomption et constitue un tournant par rapport à l’arrêt du 22 janvier ? L’affirmation serait imprudente et sans doute fausse. À l’examen des deux arrêts, la solution proposée par la Chambre sociale s’affiche en miroir et permet peut-être de déceler la façon dont les juges envisagent la preuve de la déloyauté de l’employeur dans le cadre de L.1226-12 du Code du travail.
Ainsi, dans l’arrêt du 22 janvier, le salarié a pu démontrer qu’un poste de reclassement existait dans l’entreprise et que l’employeur avait sciemment refusé de lui proposer. Le salarié avait en effet déclaré vouloir accepter ce dernier si la demande lui était faite. Dans l’arrêt du 4 septembre, le salarié n’a jamais pu apporter la preuve qu’il existait des postes disponibles dans la Région Normandie où il désirait demeurer. Donc, on pourrait en déduire prudemment qu’il faut prouver l’existence de postes disponibles qui n’ont pas été proposés au salarié pour considérer l’attitude de l’employeur déloyale. Cette lecture donne ainsi une cohérence à la jurisprudence sur les éléments susceptibles de renverser la présomption qui conserve toute sa vigueur.
Cette disposition apparaît donc bien sévère pour le salarié qui ne pourra sans doute pas contraindre l’employeur à lui indiquer les postes disponibles dans l’entreprise. En effet, la Cour n’a pas admis le refus de l’employeur comme motif objectif de déloyauté. Certes, dans certaines entreprises des listes sont diffusées sur l’intranet, mais il n’est pas certain qu’un salarié parfois absent depuis longtemps dans l’entreprise puisse accéder à l’ensemble des informations qui y circulent.
L’arrêt montre les difficultés auxquelles vont être confrontés les salariés pour faire la preuve de la déloyauté de l’employeur. Il témoigne toutefois que le but poursuivi par le législateur est atteint : libérer l’employeur de ses obligations.
Valérie Lacoste-Mary
[1] H. Gosselin, « Aptitude et inaptitude médicale au travail : diagnostic et perspectives » , Rapport pour le ministre délégué à l’Emploi, au Travail et à l’Insertion professionnelle des jeunes, janvier 2007 ; G. Couturier, « Vers un droit du reclassement ? », Dr. soc. 1999. 497.
[2] L.1226-2, alinéa 1, et L.1226-10, alinéa 1 du Code du travail : « Lorsque le salarié victime d’une maladie ou d’un accident non professionnels est déclaré inapte par le médecin du travail, en application de l’article L. 4624-4, à reprendre l’emploi qu’il occupait précédemment, l’employeur lui propose un autre emploi approprié à ses capacités, au sein de l’entreprise ou des entreprises du groupe auquel elle appartient le cas échéant, situées sur le territoire national et dont l’organisation, les activités ou le lieu d’exploitation assurent la permutation de tout ou partie du personnel. ». L’obligation est identique que l’inaptitude soit consécutive à une maladie ou à un accident non professionnels ou professionnels.
[3] L.1226-2-1 et L.1226-12 du Code du travail
[4] L.1226-2-1 al. 2 et L.1226-12 al. 2 du Code du travail Pour une application : Soc. 8 février 2023, n° 21-19.232 B, note E. Maurel « Illustration de la primauté du régime de l’inaptitude sur la discipline et le reclassement », D act. 22 février 2023, F. Dumont « Portée générale de la dispense d’obligation de reclassement de l’employeur au regard de l’avis d’inaptitude mentionnant l’obstacle à tout reclassement dans l’emploi », JCP S n°13, 4 avril 2023.1093 ; Soc. 13 septembre 2023, n° 22-12.970 note Th. Lahalle, « Portée de l’obligation de reclassement pesant sur l’employeur en cas de maladie non professionnelle », JCP S n° 40, 10 octobre 2023. 1257, F. Héas, « Le reclassement du salarié inapte au regard des mentions de l’avis du médecin du travail », Dr. soc. 2023.895. Cela correspond à une jurisprudence constante, puisque, sous l’empire de l’ancienne formulation, la jurisprudence exigeait un strict respect du formalisme.
[5] La jurisprudence considère en effet que la mention doit reprendre en tous points les termes du Code du travail : Soc. 13 septembre 2023, n°22-12.970, note F. Héas, Dr. soc. 2023.895.
[6] Une autrice déclare « Si les avis d’inaptitude étaient l’antichambre du licenciement, ces avis signifient le licenciement » : F. Doumayrou « Le reflux de la protection de l’emploi du salarié malade », RDT 2016. 678, note n°135. Selon les anciens articles L.1226-4 et L.1226-11 du Code du travail, l’employeur avait l’obligation de reclasser un salarié jugé inapte à occuper tout poste au sein de l’entreprise : Soc. 9 juillet 2008, n° 07-41.318, D. 2008.1507, obs. Verkindt ; Dr. soc. 2008. 1138, note Savatier ; Dr ouvrier 2010. 46.
[7] Rapport Issindou, C. Ploton, S. Fantoni-Quinton, A. C. Bensadon et H. Gosselin, Rapport du groupe de travail Aptitude et médecine du travail, mai 2015, recommandation n° 21. 74-75. Une autre proposition suivit la première, qui modifia l’article L.1226-12, mais avec des incertitudes quant à son interprétation. La loi Travail a unifié l’année suivante le régime, peu importe l’origine de l’inaptitude.
[8] Loi Rebsamen précit.
[9] Loi Travail précit.
[10] La crainte est justifiée par le fait que les CDD sont réputés avoir une durée illimitée si certaines mentions sont absentes. Pour plus d’information sur les présomptions et les règles de fond, voir D. Guével, actualisé par J. Boisson, « Preuve des obligations – Présomptions légales », J.- Class. civil, 2023.
[11] Soc. 26 janvier 2022, n° 20-20.369, note J.-Y. Frouin, JCP S 2022, 1074 ; L. Malfettes, « Inaptitude et obligation de reclassement : le jeu de la présomption », D. Act. 14 février 2022.
[12] Consultez l’étude de F. Doumayrou intitulée « Le reflux de la protection du salarié malade » RDT 2016, 678.
[13] J.-Y. Frouin : ibid. : « En affirmant que l’obligation de reclassement est réputée satisfaite lorsque l’employeur a proposé un emploi, dans les conditions prévues à l’article L. 1226-10, en prenant en compte l’avis et les indications du médecin du travail, l’article L. 1226-12 du Code du travail paraît se suffire à lui-même sans que le jeu de la présomption ainsi instituée soit subordonné à une quelconque autre condition. (…) ».
[1] L. n° 2015-994 du 17 août 2015 relative au dialogue social et à l’emploi dite loi Rebsamen ; L. n° 2016-1088 du 8 août 2016 dite Loi travail et Ord. n° 2017-1386 du 22 septembre 2017 dite ordonnance Macron.
Travailleurs étrangers : quand les lois successives sur l’immigration favorisent, de fait, le travail illégal et l’exploitation
Cacophonie gouvernementale. Alors que la dernière loi Immigration a été promulguée le 26 janvier 2024, les projets du nouveau Ministre de l’Intérieur pour durcir la politique migratoire se multiplient déjà : de nouvelles circulaires sont annoncées, dont l’une porterait sur la restriction des conditions de régularisation des travailleurs sans-papiers, et un nouveau projet de loi Immigration devrait être proposé au début de l’année 2025[1]. Si le contenu de celui-ci n’est pas encore connu, les positions de M. Retailleau sont claires. Selon ce dernier, l’immigration n’est pas « une chance »[2]. Cette énième loi devrait donc encore réduire les critères d’accès à l’immigration légale et faciliter l’éloignement des étrangers. M. Ferracci, Ministre de l’industrie du même gouvernement, déclarait pourtant la même semaine que l’immigration de travail reste « une chance » pour l’économie française car « sans l’immigration, on ne sait pas faire dans l’industrie »[3].
Des besoins de main-d’œuvre croissant. En plein débat sur le projet de loi Immigration 2024, l’ancien Ministre du travail, M. Dussopt, indiquait que, « dans un certain nombre de secteurs professionnels, notre pays ne fonctionnerait pas sans immigration »[4]. Ces propos sont confirmés par l’ancien Ministre de l’Industrie, M. Lescure, selon lequel le secteur industriel aura besoin de recruter entre 100 000 et 200 000 travailleurs étrangers d’ici dix ans[5]. Dans le secteur agricole, le président de la FNSEA, M. Rousseau, dit lui aussi qu’il ne peut se passer de travailleurs étrangers[6]. Alors qu’il s’était tenu à l’écart des débats portant sur la loi immigration, le président du MEDEF, M. Martin, expliquait en décembre 2023 que « d’ici 2050, nous aurons besoin, sauf à réinventer notre modèle social et notre modèle économique, de 3,9 millions de salariés étrangers »[7]. A l’échelle européenne, les travaux de la Commission dressent les mêmes constats : en raison du déclin démographique, des évolutions technologiques et des défis liés à la transition écologique et numérique, les pénuries de main-d’œuvre et de compétences en Europe vont s’aggraver dans les prochaines années[8]. Ces pénuries touchent déjà de nombreux secteurs d’activité, du domaine médicosocial au secteur du bâtiment, en passant par l’informatique et la transition écologique, et elles concernent tous les niveaux de qualifications, des emplois peu qualifiés (ouvriers) aux emplois très qualifiés (ingénieurs et chercheurs). Un plan d’action européen a ainsi été lancé en 2024 pour y remédier. Parmi les solutions envisagées, il y a le recours à des « talents issus de Pays tiers »[9]. De manière unanime, le constat est donc sans équivoque : tous les pays européens ont et auront de plus en plus besoin de faire appel à de la main-d’œuvre extra-européenne. Même Mme Meloni, élue sur un programme anti-immigration, a ouvert comme jamais l’immigration de travail en promettant un titre de séjour à 450 000 personnes pour faire face aux besoins de l’économie italienne. Selon le Président des chambres du commerce en Italie, cette ouverture sans précédent ne serait même pas suffisante pour combler les besoins, estimant qu’il faudrait en délivrer 800 000, et peut-être même un million[10].
Enjeux. La question qui se pose est donc la suivante : les politiques migratoires permettent-elles de répondre aux besoins de main-d’œuvre en créant les conditions d’un accès légal des travailleurs étrangers à un emploi dont les conditions d’exercice respectent l’ensemble des règles du droit du travail (rémunération, contrats, temps de travail, égalité professionnelle, congés, licenciement, santé-sécurité, etc…) ? La réponse est objectivement non. On le constate de plus en plus, la question migratoire est trop « instrumentalisée à des fins électorales » et les étrangers sont trop souvent des « boucs émissaires des crises franco-françaises » pour promouvoir une politique migratoire dépassionnée[11]. En conséquence, le droit des étrangers ne cesse de durcir toutes les conditions d’accès à un titre de séjour, y compris pour les étrangers qui répondraient aux besoins de main-d’œuvre, et favorise, en fait, leur recrutement illégal et leur exploitation.
Ressortissants européens et extra-européens. Tous les travailleurs étrangers ne sont pas soumis au même régime juridique concernant leur droit d’entrée, de séjour et d’accès au marché du travail. Les ressortissants d’un pays membre de l’UE, en tant que citoyens et travailleurs européens, ont le droit fondamental de circuler et de séjourner librement à l’intérieur de l’Union européenne, et d’accéder aux marchés du travail européen sans aucune discrimination[12]. Selon la Commission, encourager les travailleurs européens à circuler davantage au sein de l’UE ne suffira pas pour faire face aux pénuries de main-d’œuvre car tous les États européens, à des niveaux variables, sont confrontés aux mêmes défis. C’est donc à de la main-d’œuvre étrangère extra-européenne qu’il faudra faire appel. Or, pour ces ressortissants extra-européens, il n’existe aucun droit fondamental à la mobilité internationale. Ce sont les États qui, conformément au principe de souveraineté, fixent leurs conditions d’entrée, de séjour et d’accès au marché du travail. Cette compétence souveraine est cependant plus ou moins encadrée par le droit international et européen, et ces conditions varient selon le motif de migration.
Titre de séjour et accès au marché du travail (I) : le cas de la migration forcée et de l’immigration familiale. Pour les personnes contraintes de fuir leurs pays pour des motifs liés à des persécutions ou à des situations de violences graves liées à un conflit armé, leur éligibilité à une protection est strictement encadrée par le droit international et européen[13]. En France, les personnes à qui une protection a été reconnue, que ce soit le statut de réfugié ou la protection subsidiaire, se voient délivrer une carte de séjour qui inclut automatiquement le droit d’accéder au marché du travail français[14]. Pour les motifs de migration dits familiaux, les conditions d’entrée et de séjour pour rejoindre ou vivre avec un membre de sa famille résidant en France, que celui-ci soit de nationalité française ou un étranger bénéficiant d’une carte de séjour, sont également très encadrées par le droit européen[15]. Sur le fondement du droit fondamental à la vie privée et familiale, les étrangers peuvent obtenir une carte de séjour qui, là encore, inclut le droit d’accéder sans entrave au marché du travail français. Quand ils sont titulaires d’un titre de séjour pour des motifs humanitaires ou familiaux, les étrangers peuvent donc être recrutés sans autre formalité administrative et répondre aux besoins de main-d’œuvre en toute légalité. Toutes discriminations à leur encontre dans l’accès à l’emploi (à l’exception des professions réglementées) et leurs conditions de travail sont strictement interdites.
Titre de séjour et accès au marché du travail (II) : le cas de l’immigration étudiante et de l’immigration de travail. Contrairement à la migration forcée et l’immigration familiale, les conditions d’entrée et de séjour des étrangers qui veulent étudier ou travailler sur le sol français sont peu encadrées par des règles de droit européen ou international. C’est donc la France qui détermine librement, qui, combien et comment ces étrangers peuvent entrer, séjourner et travailler. Concernant les étudiants étrangers, ils ont partiellement le droit d’accéder au marché du travail. La priorité étant la réussite de leur étude, leur titre de séjour les autorise à travailler 60 % de la durée annuelle du temps de travail[16]. En revanche, pour les étrangers qui voudraient entrer et séjourner en France pour exercer une activité professionnelle, les conditions d’obtention d’un titre de séjour sont drastiquement réduites. En effet, depuis les années 1970[17], les frontières nationales sont fermées à l’immigration de travail. Avoir une promesse d’embauche ou exercer un emploi ne permet donc pas, sauf exceptions, d’obtenir un visa ou un titre de séjour.
Le durcissement des politiques migratoires. De manière générale, toutes les réformes du droit des étrangers ces quarante dernières années vont dans le sens d’un durcissement des critères d’entrée et de séjour des étrangers. Ce constat vaut pour les conditions d’accès à la demande d’asile qui sont sans cesse rendues plus difficiles et périlleuses par le renforcement des contrôles migratoires. Il vaut aussi pour l’immigration familiale, comme en témoignent les amendements introduits lors du projet de loi immigration de 2024 pour limiter le regroupement familial[18]. Les politiques publiques développées à l’égard des étudiants étrangers sont plus ambigües. Si le Plan « Bienvenue en France » de 2019 avait pour ambition d’attirer plus de 500 000 étudiants internationaux pour faire face au déclassement de la France, cela ne s’est pas traduit par un assouplissement de leurs conditions d’entrée et de séjour en France. Au contraire, la suspicion à leur égard a perduré, comme le montre la tentative d’exiger le paiement d’une caution retour dans le projet de loi Immigration de 2024[19]. Enfin, concernant l’immigration de travail, les politiques migratoires restent très restrictives. Lors des débats sur le projet de loi Immigration, les quelques mesures qui prévoyaient un assouplissement des conditions de séjour pour les travailleurs étrangers ou la levée des restrictions d’accès au marché du travail pour certains demandeurs d’asile n’ont pas été retenues[20]. Seuls les travailleurs étrangers très qualifiés sont épargnés par ce durcissement tous azimuts du droit des étrangers. En effet, dans les années 2000, pour faire face à la concurrence internationale, leurs conditions d’entrée et de séjour ont été facilitées. A l’exception des travailleurs très qualifiés, le droit des étrangers fixe donc des critères d’entrée et séjour sans cesse plus restrictifs, à rebours des besoins de main-d’œuvre qui justifieraient, au contraire, leur assouplissement.
Le droit des étrangers, une réponse aux besoins de main-d’œuvre ? Tel qu’il est codifié, le droit des étrangers n’est donc pas adapté pour répondre aux besoins de recruter des travailleurs extra-européens. Il n’est d’abord pas envisageable de faire face aux pénuries de main-d’œuvre par le recrutement d’étrangers déjà titulaires d’un titre de séjour les autorisant à travailler. Or, ce premier constat doit interroger. Non seulement le droit des étrangers fragilise de plus en plus les droits fondamentaux des ressortissants extra-européens, que ce soit celui de leur droit à la vie familiale ou leur droit d’être protégé contre des menaces sur leur vie ou leur liberté, mais il va aussi à l’encontre des besoins économiques. Autrement dit, le droit des étrangers limite les possibilités de recrutement légal d’étrangers qui ont pourtant vocation à séjourner régulièrement en France. Il n’est ensuite pas non plus envisageable de compter sur l’immigration étudiante qui, bien qu’en hausse, ne peut répondre de manière pérenne aux besoins de main-d’œuvre[21]. Enfin, il n’est pas non plus possible de compter sur les voies d’entrée légales pour recruter des travailleurs étrangers car, à l’exception de celles ouvertes pour les travailleurs très qualifiés, elles restent très majoritairement fermées pour la majorité d’entre eux. De manière générale, il résulte donc des politiques migratoires un décalage grandissant entre les besoins de main-d’œuvre et les conditions légales d’accès à un titre de séjour pour les étrangers.
La logique utilitariste mal calibrée du droit des étrangers. A propose de l’immigration de travail, on constate pourtant que les conditions légales d’entrée et de séjour des travailleurs étrangers reposent bien sur une logique utilitariste, c’est-à-dire une logique économique. Si l’immigration pour motifs économique est globalement fermée, il est exceptionnellement possible de recruter légalement des travailleurs étrangers quand il y a des pénuries de main-d’œuvre. On pourrait donc penser que cette logique utilitariste sur laquelle repose le droit des étrangers lui permet d’être particulièrement bien outillé pour répondre aux besoins de main-d’œuvre. Or, tel n’est pas le cas car, là encore, c’est la logique politique restrictive qui l’emporte. Autrement dit, pour l’immigration de travail, le droit des étrangers aggrave encore plus le décalage existant entre les besoins de main-d’œuvre et les conditions légales d’accès à un séjour et un emploi régulier pour les travailleurs étrangers. Ce décalage est tel que l’on peut considérer aujourd’hui que le droit des étrangers créé même les conditions de l’illégalité dans laquelle se retrouvent les travailleurs étrangers et qu’il jette les bases de leur exploitation par le travail. En effet, non seulement le droit des étrangers créé les conditions favorables de leur recrutement illégal (I), mais il favorise également leur maintien dans cette irrégularité (II).
I – Travailleurs étrangers : des conditions de recrutement très restrictives
Le droit des étrangers limite drastiquement les conditions de délivrance d’un titre de séjour pour les étrangers qui souhaiteraient exercer une activité professionnelle en France. Le principe qui s’applique est en effet celui de la « préférence communautaire », c’est-à-dire que l’emploi à pourvoir doit en priorité être réservé aux ressortissants nationaux et européens (ou aux étrangers bénéficiant déjà d’un titre de séjour qui inclut une autorisation de travail). Il y a cependant deux exceptions à ce principe. La première est d’apporter la preuve d’une pénurie de main-d’œuvre (A) ; la seconde qu’il s’agit d’un métier qualifié (B). Or, dans les deux cas, les conditions d’obtention sont si restrictives et inadaptées, que le droit des étrangers créé, en droit, les conditions favorables d’un recours illégal au travail d’étrangers pour répondre aux pénuries de main-d’œuvre.
A/ Autorisations de travail : des conditions de délivrance complexes et restrictives
Autorisation de travail et pénurie de main-d’œuvre. Les étrangers qui traversent les frontières pour exercer une activité professionnelle en France doivent au préalable obtenir une autorisation de travail, quelle que soit la nature ou la durée du contrat de travail[22]. Cette autorisation de travail conditionne l’octroi d’un titre de séjour régulier[23]. Or, non seulement les conditions d’obtention de cette autorisation sont particulièrement difficiles, mais les étrangers n’en sont pas les bénéficiaires directes, ce qui précarise d’autant plus leur situation au regard de l’emploi et de leur droit au séjour. Pour obtenir une autorisation de travail, il y a en effet deux possibilités[24] : soit l’emploi est inscrit sur une liste des métiers en tension, et dans ce cas l’employeur peut recruter, sans que l’administration ne lui oppose la situation de l’emploi, un travailleur étranger ; soit le métier n’est pas recensé comme étant en tension et l’employeur doit alors prouver qu’il n’a pas été en mesure de recruter un travailleur européen, en diffusant pendant au moins trois semaines son offre d’emploi auprès d’un organisme concourant au service public de l’emploi (France Travail) et en montrant qu’à l’issue de cette diffusion, il n’a pas reçu de candidatures correspondant aux caractéristiques du poste de travail proposé. Ensuite, l’emploi doit satisfaire à des conditions de rémunérations. Celles-ci doivent être conformes aux dispositions du code du travail relatives au Smic ou à la rémunération minimale prévue par la Convention Collective. Enfin, l’employeur doit être en conformité avec ses obligations légales, notamment le respect des dispositions relatives aux déclarations sociales, au travail illégal et aux règles de santé et sécurité au travail.
Inadaptation des critères et démarches complexes. La liste des métiers en tension fait l’objet de critiques récurrentes. Alors qu’elle devrait être actualisée tous les ans pour coller au plus près des besoins, la liste applicable fin 2024 est toujours celle de 2021[25]. Ensuite, les métiers en tension ne sont pas identifiés sur une base nationale. On observe donc des différences régionales peu cohérentes. Par exemple, le métier d’aides-soignants est recensé comme un métier en tension en Corse et dans le Grand-est, mais pas en Île-de-France ni en Aquitaine. Seul le secteur agricole a obtenu en 2024 une réforme permettant d’inscrire les métiers agricoles comme étant en tension sur tout le territoire national[26]. De plus, l’identification de ces métiers repose sur des critères opaques. Certains emplois pourtant régulièrement non pourvus ne sont pas mentionnés. Par exemple, si France Travail a identifié les métiers de la restauration et des serveurs de café parmi les plus recherchés en 2024, ils ne font pas partie de la liste des métiers en tension[27]. Enfin, cette liste ne s’applique pas de droit pour les ressortissants algériens et tunisiens, en raison de conventions bilatérales[28]. Obtenir une autorisation de travail au motif que l’emploi à pourvoir est un métier en tension n’est donc si facile. Si l’emploi n’est pas sur cette liste, l’employeur alors est dans l’obligation de diffuser l’offre de travail pendant trois semaines. C’est sur lui que repose la charge d’apporter la preuve que l’offre n’a pas pu être pourvue. Il devra pour cela conserver les candidatures reçues et justifier de toutes les raisons pour lesquelles elles ne correspondaient pas aux attentes et exigences du poste à pourvoir. Du point de vue des employeurs, s’engager dans le recrutement d’un travailleur étranger revient donc à s’engager dans des démarches administratives complexes et incertaines. En effet, la demande d’autorisation de travail doit se faire au moins deux mois avant la date de recrutement prévu. Et le silence gardé par l’administration vaut refus implicite. Avec la loi Immigration de 2024, a même été introduit un motif supplémentaire de refus de l’autorisation de travail si le projet de recrutement est « manifestement disproportionné au regard de l’activité économique » de l’employeur[29].
Précarité du droit au travail et du droit au séjour. Si on se place du point de vue des travailleurs étrangers, la régularité de leur droit au séjour et de leur droit de travailler est particulièrement précaire. Tout d’abord, l’obtention du titre de séjour dépend entièrement de l’obtention préalable de l’autorisation de travail, sans laquelle celui-ci sera inévitablement refusé. Ensuite, c’est bien l’employeur qui est le véritable bénéficiaire de l’autorisation de recruter un travailleur étranger, et non l’étranger qui est le titulaire du droit d’accéder au marché du travail. L’autorisation de travail ne vaut en effet que pour une catégorie de métier, dans une région donnée, et un contrat de travail. Cela emporte des conséquences importantes sur les droits du travailleur étranger. Tout d’abord, celui-ci ne prendra pas le risque de quitter son emploi ou de dénoncer son employeur en cas de non-respect des règles du droit du travail, de peur de perdre son titre de séjour car celui-ci est directement dépendant de l’autorisation de travail. En cas de perte involontaire de son emploi ou tout simplement au terme de son contrat de travail, l’étranger risque également de perdre son titre de séjour car la procédure d’obtention de l’autorisation de travail devra être renouvelée pour chaque nouvel emploi. Soit l’étranger souhaite contracter un autre contrat de travail avec le même employeur pour un poste identique, et dans ce cas l’autorisation de travail pourra être refusée si la situation de l’emploi a évolué dans le bassin d’emploi ou si l’employeur contrevient à ses obligations règlementaires. Autrement dit, les fautes de l’employeur se répercutent sur l’étranger qui, par ricochet, risque de perdre son titre de séjour. Soit l’étranger souhaite contracter un autre contrat de travail, avec un autre employeur, dans un métier ou une région différente, et il n’est pas certain d’obtenir une nouvelle autorisation de travail. De plus, si l’autorisation de travail doit être renouvelée pendant la durée du contrat de travail et qu’elle est refusée, ou tarde à être délivrée, l’irrégularité dans laquelle se retrouve le travailleur étranger constitue une cause objective justifiant la rupture de son contrat de travail[30]. Ce dernier se retrouvera alors sans emploi, et c’est toute la procédure d’autorisation de travail qui devra être renouvelée, ce qui implique que le renouvellement de son titre de séjour sera une nouvelle fois incertain.
Bilan. Compte tenu de la complexité d’obtention et de renouvellement des autorisations de travail, le droit des étrangers n’apporte donc pas de solution légale satisfaisante aux employeurs qui voudraient recruter légalement des étrangers pour faire face aux pénuries de main-d’œuvre. De plus, le droit des étrangers place les travailleurs extra-européens dans des conditions d’extrême dépendance par rapport à leur employeur, ce qui favorise inévitablement leur exploitation.
B/ Titre Talent : un champ d’application restreint
Carte de séjour « Talents ». Contrairement à la majorité des travailleurs étrangers, les travailleurs très qualifiés bénéficient de facilités d’entrée et de séjour. Au sein de l’UE, une directive de 2009 a créé une « carte bleue européenne » qui permet aux ressortissants de pays tiers hautement qualifiés de bénéficier d’un titre de séjour spécifique sur le fondement de critères d’éligibilités assouplis. En France, depuis 2016, a aussi été créé le Passeport-talent, devenu le Titre « Talent » en 2024[31]. Cette carte de séjour est délivrée pour plusieurs catégories de travailleurs : 1) les salariés qualifiés ayant obtenu un diplôme au moins équivalent au grade Master ou recruté dans une jeune entreprise innovante réalisant des projets de recherche et de développement ; 2) des travailleurs hautement qualifiés au sens de la Directive de 2009 ; 3) des chercheurs ; 4) des artistes-interprètes ; ou 5) des étrangers de renommée nationale ou internationale. Pour être éligible au titre des salariés qualifiés ou hautement qualifiés, il faut justifier d’un certain niveau de diplôme (Niveau Master ou Licence) mais aussi d’une rémunération entre deux fois le smic (42 406 euros) et une fois et demie le salaire moyen brut annuel (53 836, 50 euros). Ce titre de séjour spécifique présente de nombreux avantages. Son titulaire n’a pas besoin d’obtenir au préalable une Autorisation de travail car il inclut le droit d’accéder sans démarche supplémentaire au marché du travail français. Il est valable pendant quatre ans dès la première admission au séjour, sécurisant ainsi le droit au séjour de son bénéficiaire. Enfin, il permet aux membres de la famille d’entrer et de séjourner régulièrement sur le sol français, sans passer par la procédure du regroupement familial, et d’exercer une activité professionnelle. Pour les travailleurs qualifiés, il existe donc une voie d’entrée et de séjour qui permet aux employeurs de recruter plus facilement des étrangers qualifiés.
Un champ d’application limité. Le champ d’application de la carte « Talent » reste toutefois très limité. Seul un petit nombre de travailleurs peut y prétendre. Par définition, il ne s’applique qu’à des emplois très qualifiés alors que les pénuries de mains-d’œuvre concernent aussi des métiers moins qualifiés. Mais même pour des emplois qualifiés, les critères exigés sont souvent trop restrictifs. Par exemple, le seuil de rémunération à satisfaire est souvent trop élevé. Ainsi, les professionnels de santé qualifiés ne peuvent par exemple pas prétendre au titre « Talent ». Non seulement leurs conditions de rémunération sont trop basses mais ils ne sont souvent pas titulaires d'un diplôme obtenu dans un établissement supérieur habilité au plan national. Ce sont les raisons pour lesquelles la loi Immigration de 2024 a introduit une énième carte de séjour dédiée aux professionnels de santé et de pharmacie[32]. L’objectif est de créer une nouvelle voie d’entrée et de séjour, aux conditions d’éligibilité moins strictes, pour répondre aux pénuries de médecins.
Bilan. Au regard de l’ensemble des critères exigés pour obtenir un titre de séjour et être recruté légalement comme travailleur étranger, on mesure combien le droit des étrangers n’est pas adapté pour répondre aux pénuries de main-d’œuvre actuelles et qu’en conséquence, cet état du droit créé des conditions favorables pour recourir de manière illégale au travail d’étrangers. Surtout, même quand le recrutement se fait conformément au droit des étrangers, la complexité d’obtenir le renouvellement des autorisations de travail et/ou des titres de séjour est telle que les étrangers n’ont pas non plus intérêt à dénoncer les violations des règles du droit du travail dont ils sont victimes, que ce soit le non-respect du temps de travail, des seuils de rémunération ou le non-respect des règles de santé-sécurité. Le droit des étrangers crée donc des conditions favorables à leur exploitation par et dans le travail.
II – Travailleurs sans papier : l’impossible régularisation
Alors même que recruter un travailleur étranger de manière légale est complexe, les conditions de régularisation de leur situation sont tout aussi restrictives. La priorité étant donné à la lutte contre l’immigration irrégulière, les tentatives récentes pour assouplir ce cadre juridique n’ont pas abouti (A) et les les sanctions aux employeurs pour recruter et employer illégalement un étranger n’ont cessé de se durcir, sans que celles-ci ne semblent suffisantes pour stopper l’emploi illégal de travailleurs sans papiers (B).
A/ Des conditions de régularisation des travailleurs sans papier toujours plus restrictives.
Jusqu’à maintenant, et même si Mr Retailleau a annoncé vouloir la modifier[33], c’est la circulaire Valls qui pose les conditions de la régularisation des étrangers sans papiers[34]. Or, ces conditions sont particulièrement complexes et restrictives. Concernant la régularisation des travailleurs étrangers, la loi Immigration de 2024 est toutefois venue compléter son dispositif par la création d’un nouveau cas d’admission exceptionnelle au séjour par le travail[35]. Même si les deux dispositifs se complètent, les conditions de régularisation des travailleurs étrangers, malgré quelques assouplissements, restent toujours aussi complexes et limitées.
Des régularisations exceptionnelles. Les conditions d’obtention d’un titre de séjour pour un travailleur étranger sans papier sont très restrictives. Il faut en effet justifier d’une ancienneté de travail d’au moins douze mois (consécutifs ou non) au cours des vingt-quatre derniers mois dans un des métiers en tension, et, d’une ancienneté de séjour significative de trois ans au minimum. Contrairement à la circulaire Valls, l’ancienneté de séjour a été réduite à trois ans, mais les critères de l’ancienneté de travail sont passés de huit à douze mois. De plus, dans la circulaire Valls, il existe des conditions d’appréciation assouplies pour les étrangers travaillant dans une activité d’économie solidaire ou dont la durée de présence en France était supérieure à sept ans. On ne les retrouve pas dans le nouvel article L. 435-4 du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (ceseda). Surtout, il est nécessaire de prouver l’exercice d’une activité salarié dans l’un des métiers en tension, alors que la circulaire Valls n’y faisait pas référence. Si celle-ci privilégie les contrats de travail à durée indéterminée, elle permet de régulariser tous les travailleurs sans papier, indépendamment des pénuries de main-d’œuvre et de l’emploi exercé. Or, cette nouvelle exigence est particulièrement problématique. Elle accentue d’abord la logique utilitariste du droit des étrangers et cantonne les travailleurs étrangers à certains emplois, souvent peu qualifiés et précaires. Elle repose ensuite sur une liste de métiers en tension qui, comme on l’a déjà dit, peinent à coller aux réalités du terrain. Elle ne permettra donc pas de régulariser le séjour de travailleurs étrangers qui occupent une activité salariée dans la restauration, le bâtiment ou l’aide à la personne alors même que les pénuries sont réelles. Enfin, cela risque de pénaliser encore plus les femmes qui sont très nombreuses à exercer des contrats courts ou à temps partiel dans le domaine de l’aide à la personne et les services à domiciles. Ensuite, comme dans la circulaire Valls, les conditions de régularisation des travailleurs sans papier restent particulièrement complexes. En effet, le nouvel article L. 435-4 du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile maintient la logique absurde consistant à exiger des étrangers qu’ils justifient d’une situation de travail illégal pour être régularisée. Or, apporter tous les éléments de justification demandés, que ce soit une ancienneté de séjour ou de travail, sur plusieurs mois ou année, est particulièrement difficile pour des étrangers sans papiers. Par exemple, la circulaire Valls mentionne que les bulletins de salaires sont pris en compte dans l’appréciation de l’ancienneté du travail. Or, soit les travailleurs sans papier n’en ont pas, soit ils sont établis au nom d’une fausse identité.
Des régularisations discrétionnaires. Comme le prévoit déjà la circulaire Valls, les régularisations continuent de relever d’une compétence discrétionnaire des Préfets et non d’un quelconque droit des travailleurs étrangers. Il n’y a donc aucune garantie juridique, lorsque ces derniers s’engagent dans une démarche de régularisation, qu’elle aboutisse à la délivrance d’un titre de séjour. Plus problématique encore, cela revient à signaler aux autorités l’emploi illégal d’étrangers. Or, cela est risqué pour l’employeur qui encourt des sanctions et pourra dans le futur ne plus remplir les conditions pour obtenir une autorisation de travail. Mais c’est aussi dangereux pour les étrangers qui risquent de perdre leur emploi, et de signaler leur irrégularité aux autorités, et donc d’être destinataire d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF). Pourtant, dans le projet de loi, la proposition du gouvernement était de délivrer, de plein droit, cette nouvelle carte de séjour. Cet octroi de plein droit permettait de sécuriser grandement toute la procédure. Or, ce point n’a pas été retenu aux termes des débats législatifs. Le pouvoir discrétionnaire du préfet reste entier. Seul point positif maintenu aux termes des débats législatifs, la procédure de régularisation n’a plus à être engagée par l’employeur. Elle peut désormais l’être à l’initiative du seul étranger, ce qui lui permet d’être moins dépendant du bon vouloir de l’employeur.
Des régularisations peu nombreuses. Compte tenu des critères à remplir, les conditions de régularisation des travailleurs étrangers sans papier sont donc particulièrement restrictives et incertaines. En 2021, ce sont ainsi un peu moins de 10 000 décisions positives d’admission exceptionnelle au séjour, soit 17 % des titres de séjour temporaires délivrés sur le fondement professionnel, qui ont été prises. Si l’étude d’impact de la loi Immigration de 2024 n’avance pas de projection chiffrée quant au nombre de régularisations qui pourrait relever du nouveau dispositif, il est peu probable que celui-ci augmente significativement. Or, le nombre de travailleurs étrangers sans papiers est estimé entre 600 à 700 000[36]. Les conditions de régularisation des travailleurs étrangers sont donc toujours trop complexes et restrictives pour permettre à ces derniers de sortir de l’illégalité, quand bien même ils occuperaient des métiers en tension. Au regard des réformes menées par d’autres pays européens, le maintien d’une position aussi dure de la France paraît de plus en plus isolée. On a déjà cité l’Italie en introduction, mais on peut également évoquer l’assouplissement des conditions de régularisation des travailleurs étrangers en Espagne ou la création de la chancekart en Allemagne pour faciliter l’accès légal au marché du travail des étrangers sans papiers[37].
B/ Des sanctions aux employeurs peu dissuasives
La lutte contre l’immigration irrégulière est une priorité renouvelée de nombreux gouvernements ces dernières années. A ce titre, les sanctions pénales et administratives sont sans cesse alourdies, sans que celles-ci ne soient suffisantes pour être pleinement dissuasives. Avec la loi Immigration de 2024 et le décret d’application du 9 juillet 2024[38], le mécanisme de sanctions à l’encontre des employeurs de salariés étrangers sans titre de travail a été réorganisé.
Sanctions pénales. Tout d’abord, l’employeur encourt des sanctions pénales plus sévères. Le fait d’engager, de conserver à son service ou employer, pour une quelque durée, directement ou indirectement, un étranger non muni du titre l’autorisant à exercer une activité salariée en France est strictement interdit. Cette infraction vise les employeurs, mais également les donneurs d’ordres ou maîtres d’ouvrage, même s’ils n’ont pas directement participé à la commission de l’infraction. L’amende encourue est passée de 15 000 à 30 000 euros, et de 100 000 à 200 000 euros lorsque l’infraction est commise en bande organisée[39], et l’amende est appliquée autant de fois qu’il y a d’étrangers. Sans changement par rapport au régime antérieur, les peines d’emprisonnement encourues sont de 5 ans et de 10 ans en cas d’infraction commise en bande organisée. En cas de récidive, le maximum des peines d’emprisonnement et d’amendes encourues peut être doublé. De plus, l’employeur qui engage ou conserve à son service un étranger dans une catégorie professionnelle, une profession ou une zone géographique autres que celles mentionnées sur l’autorisation de travail est passible d’une contravention de cinquième classe, de 1500 euros à 3 000 euros en cas de récidive dans le délai d’un an. Le fait pour les employeurs de ne pas s’assurer de l’existence de l’autorisation de travail ou de ne pas accomplir une déclaration nominative de l’étranger est également puni d’une contravention de cinquième classe. Toutefois, les employeurs dits de bonne foi sont exonérés de sanction pénale s’ils ont accompli les diligences nécessaires pour vérifier et déclarer le travailleur étranger. Cela peut par exemple être le cas lorsque l’étranger a présenté des titres de séjour ou des autorisations de travail frauduleux.
Sanctions administratives. Aux sanctions pénales, s’ajoutent des sanctions administratives. La loi Immigration de 2024 a remplacé la contribution spéciale auparavant due par une amende administrative. Son montant n’a cependant pas changé : elle s’élève au plus à 5 000 fois le taux horaire du minimum garanti et elle peut être majorée en cas de réitération, dans un délai de cinq ans, au plus à 15 000 fois le minimum garanti. Cette amende s’applique autant de fois qu’il y a d’étrangers concernés par l’infraction. En 2024, son champ d’application a été élargi. Elle inclut désormais les donneurs d’ordre, les entreprises utilisatrices ou entreprises d’accueil[40]. L’employeur qui a recours à un cocontractant doit donc s’assurer, de manière régulière, que celui-ci n’emploie pas de travailleurs étrangers sans titres de travail réguliers. En cas de non-respect, le donneur d’ordre peut être tenu solidairement responsable avec le cocontractant du paiement de l’amende administrative, du salaire dû à l’étranger non autorisé à travailler et des indemnités versées au titre de la rupture de la relation de travail. Ce nouveau mécanisme permet donc de responsabiliser davantage les donneurs d’ordre en les obligeant à une vigilance active.
Les infractions pour travail illégal ne se cessent donc de se durcir. Surtout, es sanctions encourues peuvent par ailleurs se cumuler avec d’autres sanctions pénales pour travail dissimulé. Et si l’employeur est un étranger, son titre de séjour peut lui être retiré, il peut faire l’objet d’une obligation de quitter le territoire français et d’une interdiction du territoire français. Les sanctions pour l’emploi des travailleurs étrangers ne relèvent donc pas d’une forme de laxisme juridique.
Conclusion :
Le travail illégal de travailleurs sans papiers constitue un double préjudice aux conséquences dramatiques. Pour les étrangers, leur risque d’être exploitées dans des conditions de travail indignes est réel, ce qui bafoue leurs droits fondamentaux, et est un obstacle à leur intégration dans la société française. Pour la société, celle-ci se retrouve privée de cotisations sociales et d’impôts. Le travail illégal de travailleurs étrangers constitue pourtant désormais une donnée structurelle de l’économie française. Selon des résultats de l’enquête Trajectoires et Origines 2 de l’Institut national d’études démographiques (INED), publiés en octobre 2023, 21 % des immigrés qui résident en France ont été en situation irrégulière à un moment de leur vie ; pour plus d’un tiers d’entre eux, cette précarité administrative a duré plus de cinq ans ; et pour plus de la moitié d’entre eux, cette irrégularité n’est pas la conséquence d’une entrée clandestine sur le territoire français[41]. En conclusion, on peut donc dire que l’emploi de travailleurs étrangers sans papier est le résultat d’un choix politique délibéré, dans lequel le droit des étrangers contribue à organiser l’illégalité et à favoriser l’exploitation illégale des travailleurs étrangers, au mépris de leur dignité.
Marion Tissier-Raffin
[1] J. Pascual, « Immigration : un nouveau texte annoncé pour 2025, moins d’un an après la promulgation de la loi Darmanin », Le Monde, 14.10.2024.
[2] J. Pascual, « Sur l’Immigration, Bruno Retailleau se pose en pourfendeur d’une société multiculturelle », Le Monde, 14.10.2024.
[3] Propos de M. Ferracci, France Inter, 15.10.2024.
[4] AFP, « Dans certains métiers, ‘la France ne fonctionnerait pas sans l'immigration’, déclare Dussopt », Le Figaro, 21.06.2023.
[5] W.G.B, « L’industrie française aura besoin de 100 000 à 200 000 travailleurs étrangers en 10 ans, selon Roland Lescure », le Figaro, 25.11.2023.
[6] AFP, L’interview – Arnaud Rousseau pour l’AFP, FNSEA, 14 juin 2024.
[7] E. Conesa, « L’économie va avoir ‘massivement » besoin de travailleurs étrangers, alerte le patronat », Le Monde, 19.12 2023.
[8] Commission européenne, Employment and Social Developments in Europe 2023, juillet 2023, 148 p.
[9] Commission européenne, Labour and Skills Shortages in the EU: an Action Plan, communication, COM (2024) 131 final, 20.03.2024.
[10] B. Duvic, « Italie : le gouvernement de Giorgia Meloni ouvre 450 000 titres de séjour aux travailleurs étrangers », Franceinfo, 21.12.2023.
[11] CNCDH, Avis sur la loi du 26 janvier 2024 pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration, JORF n°0240 du 9.10.2024, texte n°47.
[12] Article 3.2 du TUE, article 20 et 21 TFUE, art. 45 Charte des droits fondamentaux de l’UE.
[13] Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés. Règlement (UE) 2024/1347 du Parlement européen et du Conseil du 14 mai 2024 concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire et au contenu de cette protection, modifiant la directive 2003/109/CE du Conseil et abrogeant la directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil.
[14] Ceseda, art. L. 424-1 et L. 424-9. C. trav., art. R. 5221-2. Les demandeurs d’asile n’ont, quant à eux, pas droit de travailler (Ceseda, art. L. 554-1).
[15] Ceseda, art. L. 423-1 à L. 423-23. C. trav., art. R. 5221-2.
[16] C. trav., art. R. 5221-26.
[17] Circulaires Marcellin-Fontanet, 24 janvier et 23 février 1972.
[18] Si ces mesures ont finalement été censurées pour des motifs de forme par le Conseil constitutionnel, on peut s’attendre à ce que des restrictions similaires soient réintégrées dans le prochain projet de loi Immigration.
[19] H. Jamid, « Loi immigration : la ’caution retour’ ou l’obsession du ‘faux’ étudiant étranger », The Conversation, 10.01.2024.
[20] Articles 3, 4 et 7 du projet de loi initial.
[21] Direction générale des étrangers en France, Les titres de séjour, L’essentiel de l’immigration : chiffres clés, 2024.
[22] C. trav., art. R. 5221-1.
[23] Ceseda, art. L. 421-1 et L. 421-3.
[24] C. trav., art. R. 5221-20 et Ceseda, art. L. 424-4.
[25] Arrêté du 1er avril 2021 relatif à la délivrance, sans opposition de la situation de l'emploi, des autorisations de travail aux étrangers non ressortissants d'un État membre de l'Union européenne, d'un autre État partie à l'Espace économique européen ou de la Confédération suisse
[26] Arrêté du 1er mars 2024 modifiant l'arrêté du 1er avril 2021 relatif à la délivrance, sans opposition de la situation de l'emploi, des autorisations de travail aux étrangers non ressortissants d'un État membre de l'Union européenne, d'un autre État partie à l'Espace économique européen ou de la Confédération suisse
[27] France Travail, Enquête Besoins en Main d’œuvre 2024, avril 2024.
[28] Accord modifié Franco-Algérien du 27 décembre 1968. Accord franco-tunisien modifié du 17 mars 1988.
[29] C. trav., art. R. 5221-20-1.
[30] Cass. soc., 23 nov. 2022, n°21-12.125.
[31] Ceseda, art. L. 421-7, L. 421-9 à L. 421-9. La loi n°2016-274 du 7 mars 2016 relative au droit des étranger a créé le Passeport talent et fusionne d’autres titres préexistants. Directive (UE) 2021/1883 du Parlement européen et du Conseil du 20 octobre 2021 établissant les conditions d’entrée et de séjour des ressortissants de pays tiers aux fins d’un emploi hautement qualifié, et abrogeant la directive 2009/50/CE du Conseil.
[32] Ceseda, art. L. 421-13-1.
[33] J. Pascual, « Bruno Retailleau annonce deux circulaires pour réduire l’immigration », Le Monde, 9.10.2024.
[34] Circulaire du 28 novembre 2012 relative aux conditions d’examen des demandes d’admission au séjour déposées par des ressortissants étrangers en situation irrégulière dans le cadre des dispositions du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile.
[35] Ceseda, art. L. 434-4.
[36] N. Birchem, « Projet de loi immigration : un titre de séjour pour pallier le manque de main d’œuvre », La Croix, 21.11.2022.
[37] « Projet de loi pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration », Étude d’impact, 31 janvier 2023.
[38] Décret n° 2024-814 du 9 juillet 2024 relatif à l'amende administrative sanctionnant l'emploi de ressortissants étrangers non autorisés à travailler et modifiant les conditions de délivrance des autorisations de travail
[39] C. trav., art. L. 8256-2.
[40] C. trav., art. L. 8251-2.
[41] J. Pascual, « Selon une étude, 21% des immigrés résidant en France ont été sans papiers », Le Monde, 9.11.2023.
Ont participé à ce numéro
Equipe rédactionnelle
- Direction : Alexandre Chabonneau
- Rédaction : Laurène Joly
- Elaboration technique : Valérie Cavillan