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L'Actualité juridique Novembre 2023

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L'édito

DERNIÈRES HEURES POUR L’AME ?

 

Le projet de loi « immigration » actuellement en débat au Parlement place une nouvelle fois sous le feu des projecteurs l’AME : l’aide médicale d’État.

Mais quel est donc ce dispositif ? L’AME permet aux étrangers en situation irrégulière de bénéficier d’un accès aux soins. Elle est attribuée pour un an sous condition de résidence et de ressources. L’intéressé doit résider en France depuis plus de trois mois, sans titre de séjour, et avoir des ressources inférieures à des plafonds variables selon la composition de son foyer. Par exemple, en métropole, moins de 9 719 € par an pour une personne seule, moins de 14 578 € par an pour deux personnes… Sous réserve de remplir ces conditions, l’étranger en situation irrégulière a droit à la prise en charge à 100% de la plupart de ses frais médicaux dans la limite des tarifs de sécurité sociale, et il est dispensé de l’avance des frais. Les mineurs bénéficient de conditions d’octroi plus favorables, l’exigence d’antériorité de la résidence étant écartée et les frais médicaux étant pris en charge dans tous les cas.

Ainsi présentée dans ses grandes lignes, l’AME apparaît comme un dispositif très généreux. Trop généreux ? Force est de constater que ce n’est pas la première fois qu’il est attaqué sur ce motif. Ses détracteurs entretiennent depuis longtemps des velléités de le supprimer, brandissant généralement son coût trop élevé, le risque « d’appel d’air » qu’il provoquerait, et agitant le spectre de l’étranger profiteur. Or faut-il le rappeler, ces représentations sont fausses, les premières conclusions Rapport Évin-Stéfanini, commandé par la Première ministre, le montrent. Le coût de l’AME précisément : 1,2 milliards d’euros pour le budget prévisionnel de 2024, soit moins de 0,47% du budget de la sécurité sociale… trop cher pour des sans-papiers ? Et ses bénéficiaires. Attirés par des soins gratuits ? Non. Les sans-papiers fuient la misère, l’insécurité, ou migrent pour des raisons familiales. Trop nombreux ? Ils étaient 400 000 bénéficiaires en 2023, soit en réalité 51% des personnes qui pourraient y recourir. Pourtant, en dépit de ces faits établis, la suppression de l’AME proposée par la droite sénatoriale a été largement votée par 200 voix pour et 136 contre, les sénateurs ayant choisi de lui substituer un dispositif dégradé, une « aide médicale d’urgence ». Cette dernière réduirait significativement les soins pris en charge, recentrés sur les maladies graves et les douleurs aiguës, les soins liés à la grossesse, les vaccinations et les examens de médecine préventive.

Alors, cette proposition populiste conduira-t-elle à tirer un trait sur cette prestation dont le caractère récent est parfois souligné, comme s’il n’existait rien pour ces étrangers avant que la gauche n’ait eu l’idée de l’AME en 2000 ? Tout d’abord, cette année de naissance ne doit pas tromper. Elle ne signifie pas qu’avant cette date, les sans-papier ne pouvaient pas recevoir gratuitement des soins en France, ce qui n’est bien évidemment pas le cas puisque l’aide médicale départementale le leur permettait. Mais la CMU ayant remplacé en 2000 cette aide pour les résidents réguliers et stables, l’AME l’a remplacée aussi à cette date pour les résidents irréguliers. En effet, les considérations humanitaires et celles de santé publique ont toujours imposé que la personne, quelle qu’elle soit, en sa qualité d’être humain, puisse recevoir les soins qui lui sont nécessaires sans qu’il soient hiérarchisés, sans que sa santé puisse être réduite par le critère de l’urgence, du reste difficile à appliquer en dehors de l’urgence vitale.

L’Assemblée nationale peut encore refuser la proposition lors du vote de la loi en dernière lecture. Le fera-t-elle ? Si elle ne le faisait pas, le Conseil constitutionnel pourrait être saisi pour neutraliser cette disposition qui serait, à n’en pas douter et a minima, un cavalier législatif. Mais pourra-t-on compter sur sa capacité à privilégier, pour rendre sa décision, un fondement juridique ?

Maryse Badel

Les commentaires

Le client mystère, enquête sur une pratique. Note sous Soc. 6 septembre 2023, n° 22-13.783

Le droit à la preuve subit de nombreux ajustements.[1] L’arrêt du 26 septembre 2023, appelé à être publié, apporte sa contribution à cette construction jurisprudentielle même si sa solution demeure une application classique du principe de loyauté de la preuve. Le principal intérêt de cette décision réside dans le fait que, pour la première fois à notre connaissance, la Cour de cassation est saisie d’une affaire qui met en cause un client mystère.

Un salarié de la Société Autogrill aéroport a pu en faire l’expérience ! Engagé comme employé de libre-service le 1er novembre 2006, il est licencié 10 ans plus tard pour n’avoir pas respecté les procédures d’encaissement, manquement rapporté par le client mystère dépêché par la Société Autogrill. La rupture du contrat de travail vient à la suite d’une sanction disciplinaire que le salarié demande d’annuler.

Débouté en appel, il forme un pourvoi en cassation. Le salarié conteste la validité de son licenciement en arguant que la preuve du motif de ce dernier paraît illicite, car l’employeur aurait eu recours à un stratagème. Il considère que les juges du fond ont violé les articles 6 § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et 9 du code de procédure civile, lesquels prônent le principe de loyauté de la preuve.

Ainsi, la Cour de cassation doit répondre à la question de savoir si la pratique du client mystère constitue un mode déloyal de preuve. La Cour suprême rejette l’argumentation du salarié dans un arrêt appelé à être publié. La Chambre sociale constate, en effet, que l’employeur établit avoir consulté le comité d’entreprise et que les salariés avaient reçu à titre individuel une note d’information sur cette pratique. Étrangement, les juges fondent leur décision sur l’article L.1222-3 du code du travail. Pour autant, la solution respecte une jurisprudence installée sur l’obligation d’information de l’employeur quant aux modes de surveillance des salariés dans l’exécution de leur prestation de travail. Dès lors, elle donne les clés du recours licite au client mystère (I). Pour autant, cet arrêt ouvre la voie aux critiques sur cette méthode d’évaluation professionnelle (II).

I – L’admission sous condition du client mystère comme preuve de la faute du salarié

Le principe de loyauté de la preuve innerve le droit du travail[2] et n’a pas été remis en cause malgré les bouleversements que connaît le droit à la preuve depuis 2020[3]. Par conséquent, le principe demeure : une preuve recueillie de manière déloyale ne peut être admise dans les débats. L’argumentation du salarié reposait tout entière sur le fait que l’employeur avait utilisé un stratagème pour se procurer la preuve de sa faute. Dans le sens sens commun, le stratagème s’entend d’une « ruse de guerre ayant pour objet de tromper un ennemi[4] » ou d’une « combinaison habile mise en œuvre pour obtenir un avantage [5]». Le stratagème, sauf erreur de notre part, n’est revêtu d’aucune définition légale, mais la jurisprudence sociale considère qu’il reste un procédé de surveillance clandestin et déloyal du salarié[6]. Partant, il doit être condamné. Le stratagème requiert un subterfuge et demeure souvent un moyen de dernier recours tant il doit faire montre de subtilité et de préparation. Or, les outils de contrôle modernes et performants limitent l’usage des stratagèmes. Le contentieux s’avère peu abondant sur cette question très précise, même si certaines affaires avaient retenu l’attention de la doctrine. Ainsi, le refus par les juges du colis piégé comme mode de preuve avait défrayé la chronique tant sur le fond que sur la forme[7].  

Plus proches de notre arrêt, deux affaires avaient condamné le recours à des témoins pour contrôler l’activité du salarié. Dans la première dite « EDF », une délégation de cadres, mandatée[8] par l’employeur, avait confondu un salarié d’EDF soupçonné d’aider au service du restaurant de sa femme pendant les heures de travail. Dans la seconde dite de « La parfumerie Bouteille », l’employeuravait diligenté deux personnes de sa connaissance pour contrôler la procédure d’encaissement opéré par une conseillère beauté en parfumerie[9]. Les juges, dans ces deux espèces, avaient considéré que la preuve ainsi obtenue « par une pratique clandestine et déloyale[10] » résultait d’un « stratagème mis en place par l’employeur afin de contrôler à son insu les pratiques de la salariée[11]».

L’arrêt du 26 septembre 2023 présente quelques similitudes avec l’affaire EDF et plus encore avec celle de la parfumerie Bouteille puisque, d’une certaine façon, les vrais salariés et amis, mais faux clients jouaient le rôle des clients mystère. L’affaire commentée ne constitue pas pour autant un revirement sur l’admission stratagème comme mode de preuve. En effet, à bien lire les affaires précédemment citées,  elles contenaient en creux les conditions d’admission de cette méthode et la solution de l’arrêt Autogrill s’incrit dans leur continuité.

Les deux arrêts précités soulignent, en effet, que les pratiques se sont déroulées sans que les salariés soient avertis de cette inspection. Ainsi, la salariée avait été surveillée « à son insu » et le contrôle avait été opéré « de manière clandestine » pour le salarié EDF. A contrario, on peut supposer que si l’employeur avait averti les salariés de ce mode de contrôle, ce dernier aurait pu être accepté. Compte tenu de ces éléments, l’arrêt du 26 septembre 2023 reste dans la ligne des solutions précédentes. L’employeur avait respecté en tous points le processus d’information du CSE[12] et des salariés[13]. De plus, les juges avaient constaté que l’employeur avait cadré la mission du client mystère par une fiche d’intervention, donc la finalité de la surveillance par ce procédé était objectivée.

Dans les affaires précitées, la qualité des témoins salariés de l’entreprise ou amis de l’employeur n’avait pas eu besoin d’être abordée alors même que ce point aurait pu justifier un rejet de la preuve[14]. Le lien de subordination[15], d’une part, et les liens d’amitié, d’autre part, peuvent constituer des éléments exclusifs de la validité d’un témoignage. Certes, la qualité du client mystère n’interroge pas sur les liens avec l’employeur, mais sur ses compétences en tant qu’expert de l’évaluation de la prestation de travail.

II – Le client mystère, expert d’évaluation de l’aptitude du salarié à son poste de travail ?

Cette décision de la Chambre sociale appelle deux remarques.

La première tient au fondement de la décision qui vise l’article L. 1222-3 du code du travail et la seconde sur le recours au client mystère. L’article L.1222-3 du code du travail concerne l’évaluation professionnelle. La plupart des revues mentionnent dans l’évaluation professionnelle les questions RH : dispositifs d’évaluation mis en place dans l’entreprise sous couvert la plupart du temps des conventions collectives ou entretiens professionnels. Ce glissement de l’évaluation professionnelle vers la sanction disciplinaire n’est pourtant pas inédit. Ainsi un entretien d’évaluation a-t-il pu être considéré comme une sanction disciplinaire parce que l’employeur avait adressé des reproches au salarié[16]. Pour autant, la question de l’évaluation professionnelle demeure plutôt sur le terrain de la gestion des compétences et des ressources humaines loin de toute sanction disciplinaire d’autant que le secret doit accompagner cette dernière.

La seconde remarque porte sur la méthode. En effet, qui contestera que l’évaluation du salarié doit être faite par des moyens objectifs avec des personnes capables ? Or, le recours au client mystère reste loin d’une telle exigence. Mais à quoi à sert un client mystère ? De prime abord, à surveiller l’activité du salarié. À lire les propositions des « offres de pack client mystère [17]», le client mystère a de multiples objectifs : « vérifier les standards et les procédures » ou bien « tester un discours de marque », « développer le chiffre d’affaires », « vérifier les résultats d’une formation », « réaliser un benchmark », « contrôler les encaissements et améliorer sa pratique internet » enfin « motiver les équipes »… car, bien évidemment, le client mystère peut mettre l’accent sur les points positifs de la pratique du salarié inspecté et permettre de « féliciter et de récompenser les équipes qui réussissent » (sic !). Ainsi, vendue, la pratique du client mystère apparaît moins énigmatique : on se cache pour mieux révéler les bonnes pratiques aptes à faire prospérer les performances de l’entreprise !

Toutefois, cette méthode apparaît pour le moins hasardeuse. En effet, être client mystère n’est pas une profession, ne requiert aucune qualification particulière si ce n’est d’être un comédien convenable. Aucune assermentation ou aucun agrément ne sont exigés par la législation[18].

Dans ces conditions, un client mystère peut également mystifier. Qui peut prendre comme acquis, sans aucune garantie juridique que les dires du client mystère sont avérés ? Certes, en l’espèce, le client mystère indique n’avoir pas obtenu de ticket de paiement, ce qui est sans doute facilement contrôlable sur le poste de travail. Mais qu’en est-il des appréciations plus subjectives ? À quel titre ces personnes sans aucune qualification pourront-elles attester que tel ou tel salarié n’a pas rempli les protocoles d’accueil ou d’empathie exigés par les entreprises ? Cette pratique pourtant ancienne se double d’un contrôle de satisfaction par les avis Google de toute nature. Le contrôle de satisfaction permanent améliore peut-être le service proposé aux clients, mais il n’est pas certain qu’il soit le fruit d’interrogations sur les conditions de travail des salariés. La même entreprise, en pointe dans la QVTC, leur offrira sans doute stages de bien-être au travail, sous effluves des Fleurs de Bach, pendant les heures de pause, comme dans certaines universités. Visiblement, la pratique de la relaxation dans l’espace de travail demeure la meilleure façon de faire passer les mauvaises conditions de travail.

Valérie Lacoste-Mary

 

[1] Sur l’admission d’une preuve illicite : CEDH, 17 octobre 2019, Lopez Ribaslda n° 1874/13 et 8567/13, J. -P. Marguénaud, RTD civ. 2019. 815 ; RDT 2020. 122, obs. B. Dabosville ; P. Adam, « Sur la recevabilité d’un moyen de preuve illicite – Nouvelle variation sur le droit de la preuve », note sous Soc. 10 novembre 2021, Dr. Soc. 2022. 81 ; Soc. 8 mars 2023, n° 21-17.802 ; 21-20.798 et 20-21.848 note L. Mafettes, Dalloz Act. 16 mars 2023, « Le régime de la recevabilité de la preuve illicite précisé » ; sur la protection des données personnelles : Soc. 25 novembre 2020, n° 17-19.523 FP-P+B+R+I ; sur les informations issues des réseaux sociaux : Soc. 30 septembre 2020, Petit Bateau

[2] Ass. Plén. 4 février 1998, n° 95-43.421.

[3] Voir note 1 notamment sur les conditions d’admission d’une preuve illicite.

[4] Larousse

[5] Ibid.

[6] Ch. Radé, La prohibition des stratagèmes et la loyauté de la preuve dans l’instance prud’homale, Lexbase, n° 299, La lettre juridique, avril 2008 ; ; B. Bossu, Surveillance au travail : une loyauté partagée, RDT 2020. 406.

[7] Pour piéger la factrice malveillante, la Poste avait utilisé un procédé qui déversait une encre bleue indélébile qui désigne à tous les coups le facteur indélicat. Lise Casaux-Labrunée, Preuve de l’employeur contre le salarié : de la loyauté avant tout !, La lettre juridique, juillet 2012. La technique a pu évoluer puisque sous un mode plus festif un postier fut pris la main dans le sac au sens propre en étant recouvert de paillettes scintillantes adhésives : voir entre autres le journal Sud-Ouest du 28 février 2012. Dans cette affaire, on ne sait pas si le voleur a engagé une procédure prud’homale qui aurait eu quelques chances d’aboutir à la requalification sans cause réelle et sérieuse de son licenciement.

[8] Soc. 18 mars 2008, n° 06-45.093 obs. Ch. Radé, op. cit.

[9] Soc. 19 novembre 2014, n° 13-18.749

[10] Arrêt EDF

[11] Arrêt Parfumerie Bouteille

[12] L.2312-37 et L.2312-38 du code du travail 

[13] L.1222-4 du code du travail

[14] D’ailleurs dans l’espèce concernant la parfumerie, les juges du fond ont remis en cause les témoignages apportés en montrant les incohérences liées à la présence de ces personnes dans le magasin. L’une habitait à 150 km de l’enseigne, ce qui a paru curieux pour acheter un cosmétique.

[15] Même si la preuve est libre et que le juge a souvent accepté les témoignages des salariés placés sous la subordination de l’employeur : Soc. 22 septembre 2011, n° 10-18.864

[16] Soc. 2 février 2022, n° 20-10.833. Le document comportait des éléments qui pouvaient laisser penser que le compte rendu tenait lieu d’avertissement.

[17]https://www.clientmystere.fr/index.html

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Quand souffle un vent de mise en conformité du droit du travail français avec le droit de l’Union Européenne…Commentaire Cass. soc. 13 Septembre 2023 Pourvois n° 22-17.340 à 22-17.342, 22-17.638, 22-10.529, 22-11.106)

Alors que le législateur est intervenu par la loi dite DDAUE n° 2023-171 du 9 mars 2023 portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne dans les domaines de l'économie, de la santé, du travail, des transports et de l'agriculture, c’est au tour de la Cour de cassation, par plusieurs décisions rendues le 13 septembre 2023, de mettre en conformité le droit français avec le droit européen en matière de congés payés, domaine oublié par la loi précitée.

Dans la première décision (pourvois n° 22-17.340 à 22-17.342), trois salariés d’une même société dont le contrat de travail avait été suspendu en raison d’une maladie non professionnelle avaient saisi le Conseil de Prud’hommes de différentes demandes relatives à leur droit à congé payé. Ils réclamaient notamment que les périodes de suspension du contrat de travail soient comptabilisées dans le calcul de ce droit. Les juges d’appel ayant reconnu le droit des salariés de récupérer des jours de congés, l’employeur avait formé un pourvoi en cassation pour violation des articles L. 3141-3, L. 3141-5 du Code du travail et 31 §2 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Or, la Cour de cassation rejette le pourvoi jugeant que la Cour d’appel avait à bon droit écarté partiellement les dispositions de droit interne et en particulier l’article L.3141-3 du Code du travail, en particulier celles jugées contraire à l’article 7 de la directive 2003/88/CE du 4 novembre 2003 concernant certains aspects de l'aménagement du temps de travail et à l’article 31 §2 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Les salariés avaient donc acquis des droits à congé pendant leur arrêt de travail pour cause de maladie non professionnelle.

Dans la deuxième espèce (pourvoi n°22-17.343), une salariée dont le contrat de travail avait été suspendu pour différentes causes (maladie, congé pathologique et prénatal, congé maternité et congé parental d’éducation), puis rompu à la suite d’une rupture conventionnelle, avait saisi la juridiction prud’homale d’une demande en paiement d’une indemnité compensatrice de congés payés en raison des congés payés précédemment acquis et non pris pendant la période de référence, du fait de l’exercice de son droit au congé parental. Elle fut déboutée en première instance par le Conseil de Prud’hommes de Chambéry statuant en premier et dernier ressort : les juges du fond ayant en effet retenu que les droits à congés payés avaient été reportés à l’issue du congé de maternité et que la salariée avait été en mesure de prendre ses congés et nullement empêchée de le faire. Ils avaient par ailleurs relevé que la date de départ en congé parental avait été choisie par la salariée elle-même.

La chambre sociale de la Cour de cassation casse et annule dans toutes ses dispositions le jugement rendu par le Conseil de Prud’hommes de Chambéry le 8 mars 2022. Elle rend sa décision au visa des articles L. 3141-1 et L. 1225-55 du Code du travail, qu’elle interprète à la lumière de la Directive 2010/18/UE du Conseil du 8 mars 2010 portant application de l’accord-cadre révisé sur le congé parental. Il en résulte que les congés payés acquis à la date du début du congé parental doivent être reportés après la date de reprise du travail lorsque la salariée s’est trouvée dans l’impossibilité de prendre ses congés payés annuels au cours de l’année de référence en raison de l’exercice de son droit au congé parental. Le contrat de travail de la salariée ayant été rompu, elle pouvait donc prétendre à une indemnité compensatrice de congés payés.

Dans la troisième espèce (pourvoi n°22-17.638), le salarié avait été victime d’un accident du travail puis licencié pour inaptitude avec impossibilité de reclassement suite à l’avis d’inaptitude définitive émis par le médecin du travail. Il avait alors saisi la juridiction prud’homale de diverses demandes relatives à l’exécution du contrat de travail. Il demandait en particulier le versement d’indemnités de congés payés correspondant à toute la période de suspension du contrat. Les juges de la Cour d’appel de Paris ayant limité les droits à congés à une année en se fondant sur les dispositions de l’article L. 3141-5 du Code du travail, le salarié s’était pourvu en cassation. Au soutien de son pourvoi, il reprochait aux juges de second degré, à titre principal, d’avoir limité à une année l’indemnité de congé payé, ce qui constituait une violation de l’article L. 3141-5 du code du travail interprété à la lumière de l’article 7 de la directive 2003/88/CE du 4 novembre 2003 et de l’article 31 §2 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. En effet, en vertu des dispositions européennes, un salarié victime d’un accident du travail peut bénéficier d’un droit à congé payé couvrant l’intégralité de son arrêt de travail. A titre subsidiaire, le salarié faisait grief aux juges du fond de ne pas avoir écarté la législation nationale alors qu’il n’est pas possible de l’interpréter en assurant sa conformité avec les textes précités. La Cour de cassation casse et annule partiellement l’arrêt rendu le 9 février 2022 par la Cour d’appel de Paris pour violation de la loi. En effet, les dispositions de droit interne ne peuvent pas être interprétées de façon à ne pas être en conformité avec le droit de l’union européenne, en conséquence de quoi elles doivent être écartées.

Dans une quatrième espèce (pourvois n°22-10.529 et 22-11.106), c’est notamment la question de la date à laquelle doit commencer à courir la prescription du droit à congé payé qui était posée. Une enseignante qui avait travaillé pour le compte d’un institut de formation pendant plus de 10 ans et qui avait obtenu la reconnaissance judiciaire de l’existence d’un contrat de travail demandait à être indemnisée des congés payés non pris au cours de ces 10 ans. La Cour d’appel avait reconnu le droit de la salariée à indemnisation, mais uniquement sur la base des trois années ayant précédé la reconnaissance par la justice de son contrat de travail au motif de la prescription de ses droits. Sa décision est censurée par la chambre sociale de la Cour de cassation qui, faisant application du droit de l’Union européenne, considère que le délai de prescription de l’indemnité de congé payé ne peut commencer à courir que si l’employeur a pris les mesures nécessaires pour permettre au salarié d’exercer effectivement son droit à congé payé. L’employeur n’ayant pas reconnu l’existence d’un contrat de travail, la salariée n’avait donc pas été en mesure de faire valoir ses droits à congés payés. Le délai de prescription ne pouvait donc pas commencer à courir et, partant, lui être opposé.

Plusieurs principes émergent par voie de conséquence des décisions rendues par la chambre sociale de la Cour de cassation ce 13 septembre 2023. Il résulte en effet de ces arrêts que les salariés dont le contrat de travail a été suspendu pour cause de maladie non professionnelle peuvent acquérir un droit à congé pendant la période de suspension, de la même façon que les salariés en arrêt de travail pour cause d’accident ou de maladie professionnels. Par ailleurs et pour ces derniers, le calcul des droits à congés payés ne sera plus limité à la première année de l’arrêt de travail. De plus, les droits à congés payés acquis par un salarié avant que ne débute son congé parental doivent être intégralement reportés à son retour. Enfin, la prescription du droit à congé payé ne commence à courir que lorsque l’employeur a mis son salarié en mesure d’exercer celui-ci en temps utile.  

La Cour de cassation écarte donc les dispositions de droit interne qui sont incompatibles avec le droit de l’Union européenne dans le domaine des congés payés afin de garantir la conformité du droit national au droit de l’Union européenne. Si ce revirement était attendu, c’est tout de même un véritable séisme qui vient de secouer notre droit interne.

 

I- La nécessaire mise en conformité des dispositions du Code du travail avec le droit de l’Union européenne : les éléments de la discorde

Plusieurs articles du Code du travail régissant le droit des congés payés se heurtent aux dispositions du droit de l’Union européenne, cette contradiction étant plusieurs fois révélée dans les décisions commentées.

Pourtant, tout cela aurait pu être évité si le législateur avait été attentif aux alertes lancées par la Cour de cassation dans le cadre de ses rapports annuels. En 2013 et 2018 en effet, elle insistait déjà sur la nécessaire mise en conformité de certaines dispositions du Code du travail relatives à l’aménagement du temps de travail au droit de l’Union européenne. Mais le législateur avait fait la sourde oreille, ce qui était d’autant plus curieux et regrettable que, le 6 mars dernier, était adoptée la loi dite DDAUE n° 2023-171 portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne dans les domaines de l'économie, de la santé, du travail, des transports et de l'agriculture. L’occasion devait être bien trop belle pour ne pas être saisie…

Le droit au congé est en effet reconnu tant par le droit interne (article L. 3141-1 du Code du travail) que par le droit de l’Union européenne. La directive 2003/88/CE prévoit une durée minimale de 4 semaines pour les congés payés, chaque Etat membre devant prendre les mesures nécessaires pour que chaque travailleur puisse en bénéficier. L’article 31 §2 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne énonce pour sa part que « tout travailleur a droit à une limitation de la durée maximale du travail et à des périodes de repos journalier et hebdomadaire, ainsi qu’à une période annuelle de congés payés »

En vertu du Code du travail, tout salarié acquiert deux jours et demi ouvrables de congés par mois de travail effectif, la durée totale du congé ne pouvant dépasser 30 jours ouvrables (article L. 3141-3).

Les premières contradictions apparaissent alors quant aux conditions d’acquisition du droit au congé. Le droit interne subordonne ce droit à l’exécution d’un travail effectif tout en assimilant à un travail effectif les périodes de congés payés, de congé de maternité, de paternité et d’accueil de l’enfant ou encore les périodes de suspension du contrat de travail pour cause d’accident du travail ou de maladie professionnelle dans la limite d’un an (article L. 3141-5).

Au contraire, le droit de l’Union européenne permet au salarié d’acquérir un droit au congé lorsqu’il ne travaille pas pour une raison indépendante de sa volonté, sans aucune autre distinction. Aussi, la Cour de Justice de l’Union Européenne a pu décider, s’agissant d’un travailleur absent pour cause de maladie (CJUE 24 janvier 2012, Dominguez C-282/10, EU : C : 2012 : 33), ou encore d’une salariée en congé maternité (CJUE 18 mars 2004, Merino Gomez, c342/01, EU : C : 2004 : 160) que le droit au congé payé annuel ne peut être subordonné par un Etat membre à l’obligation d’avoir effectivement travaillé.

 Par conséquent, pour la CJUE, lorsque le motif de l’absence est indépendant de la volonté du salarié, celui-ci acquiert un droit au congé pendant la période de suspension de son contrat de travail.

Il résulte de cette jurisprudence européenne une autre contradiction avec le droit du travail français :  en effet, en cas d’accident du travail ou de maladie professionnelle, selon l’article L. 3141-5 du Code du travail, seuls les douze premiers mois d’absence pour ce motif sont considérés comme du travail effectif, ce qui limite l’acquisition de congés à la première année de travail et heurte le principe posé par la CJUE en vertu duquel aucune distinction ne doit être faite entre les salariés en situation de maladie et ceux qui ont effectivement travaillé pendant la période concernée.

Un autre point d’achoppement concerne l’articulation entre le droit aux congés payés et le droit au congé parental d’éducation : si le droit français considère que le salarié ne peut pas prétendre à une indemnité compensatrice de congés payés dans la mesure où le congé parental s’impose à l’employeur et parce que l’on doit considérer que le salarié s’est mis lui-même dans l’impossibilité d’exercer son droit à congés payés, la directive 2010/18/UE du 8 mars 2010 portant application de l’accord-cadre révisé sur le congé parental prévoit un report des droits à congé au retour du salarié à l’issue du congé parental.

Enfin, s’agissant du point de départ de la prescription pour l’indemnité de congés payés, là encore, la jurisprudence nationale entre en contradiction avec la jurisprudence européenne. En effet, en raison de leur nature salariale, les congés payés sont soumis à la prescription triennale. La chambre sociale de la Cour de cassation considérait alors que le point de départ du délai de prescription était fixé à l’expiration de la période légale ou conventionnelle au cours de laquelle les congés payés auraient pu être pris (Cass. soc. 14 novembre 2013, n°12-17.409). A l’inverse, la CJUE juge que l’article 7 de la directive n°2003/88/CE et l’article 31 §2 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne s’opposent à une réglementation nationale en vertu de laquelle le droit au congé annuel payé acquis par un travailleur au titre d’une période de référence est prescrit à l’issue d’un délai de trois ans, lequel commence à courir à la fin de l’année en cours de laquelle ce droit est né, lorsque l’employeur n’a pas effectivement mis le travailleur en mesure d’exercer ce droit (CJUE 22 septembre 2022 n°C-120/21).

Dans les arrêts rendus le 13 septembre 2023, la chambre sociale de la Cour de cassation met donc en conformité notre droit interne avec le droit de l’Union européenne. Pour cela, il fait application des règles d’articulation fixées par la CJUE.

II-L’application des règles d’articulation des normes de l’Union européenne avec les dispositions de droit interne non conformes

En cas de contradiction entre le droit interne et les dispositions d’une directive, le juge national ne peut pas, pour trancher un litige entre particuliers, procéder à une interprétation contraire à ce que le droit national énonce car il donnerait à la directive un effet direct horizontal qu’elle n’a pas. Néanmoins, la directive peut être appliquée directement dans le litige lorsque l’employeur constitue une entité étatique au sens de la jurisprudence européenne, produisant ainsi un effet vertical direct.

La CJUE a jugé en ce sens, qu’en raison de son caractère suffisamment précis et inconditionnel, l’article 7 de la directive 2003/88/CE (sur lequel se fondent les parties dans les arrêts de la chambre sociale de la Cour de cassation le 13 septembre 2023), peut être invocable directement à l’égard d’un état membre. Par conséquent, en raison d’une jurisprudence constante de la cour, les particuliers peuvent se fonder sur ces dispositions devant les juridictions nationales à l’encontre de l’Etat, soit lorsque celui-ci s’est abstenu de transposer dans les délais la directive en droit national, soit lorsqu’il en a fait une transposition incorrecte (CJUE 5 octobre 2004, Pfeiffer, C-397/01 à C-403/01).

Mais, dans le cadre d’un litige entre particuliers, un salarié peut invoquer les dispositions de la Charte des droits fondamentaux qui a acquis force juridique contraignante depuis l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne le 1er décembre 2009.  

La CJUE a pu préciser que l’article 31 §2 de ladite Charte avait un effet direct et qu’il incombait au juge national d’en tirer les conséquences lorsqu’il n’était pas possible de procéder à une interprétation du droit interne à la lumière de la directive afin d’assurer l’effectivité cette dernière (CJUE 6 novembre 2018 aff. C-684/16, Marx-Planck-Geselschaft zur Förderung des Wissenschaften). La CJUE rappelle que cette disposition consacre un droit fondamental au congé et précise dans l’arrêt C569/16 Stadt Wuertal c/ Bauer et C-570/16 Willmeroth c/ Brossonn le rôle du juge national dans la mise en œuvre des règles issues du droit de l’Union et les solutions à dégager en cas de conflit avec le droit interne.

Les juges nationaux doivent interpréter le droit interne dans toute la mesure du possible à la lumière du texte et de la finalité de la directive en cause pour atteindre le résultat visé par elle. S’il n’est pas possible d’interpréter la disposition du droit interne en cause conformément au droit de l’Union européenne, alors, le juge national doit l’écarter.

Il lui appartient donc en conséquence de modifier le cas échéant une jurisprudence établie si celle-ci repose sur une interprétation du droit national incompatible avec les objectifs d’une directive.

Ce sont ces principes dont la chambre sociale de la Cour de cassation fait application dans ses arrêts du 13 septembre 2023. Elle écarte les dispositions de droit interne non conformes au droit de l’Union européenne et modifie la jurisprudence antérieure en opérant un revirement.

Dans la première décision (pourvois n° 22-17.340 à 22-17.342), l’interprétation des dispositions de l’article L. 3141-3 du Code du travail conformément au droit de l’Union était impossible : l’employeur ne pouvait pas être assimilé à l’Etat, le juge national devait laisser inappliquées les dispositions de droit interne contraires à l’article 31 §2 de la Charte des droits fondamentaux. Elle n’écarte que partiellement les règles posées par l’article L. 3141-3 qui fixe les conditions d’acquisition du droit au congé pour les salariés en ce qu’elles excluent du bénéfice de ce droit les salariés dont le contrat de travail a été suspendu en raison d’une maladie non professionnelle.

Dans la troisième décision (pourvoi n°22-17.638), de la même façon, seule une partie des dispositions fixées par l’article L. 3143-5 sont écartées par les juges : celles qui fixent à un an la limite du droit au congé mettant fin à la contradiction avec l’article 31 §2 de la charte.

Dans la deuxième décision (pourvoi n°22-17.343), la chambre sociale de la Cour de cassation interprète les articles L. 3141-1 et L. 1225-55 du Code du travail à la lumière de la directive 2010/18/UE du Conseil du 8 mars 2010. Or, la clause 5 point 2 de l’accord cadre révisé sur le congé parental en annexe de la directive susmentionnée prévoit le maintien des droits acquis ou en cours d’acquisition par le travailleur à la date du début du congé parental. Par conséquent, lorsque le salarié s’est trouvé dans l’impossibilité de prendre ses congés au cours de l’année de référence du fait de l’exercice de son droit au congé parental, les droits acquis à la date du début du congé doivent être reportés après la date de reprise du travail.

Dans la quatrième décision (pourvois n°22-10.529 et 22-11.106) qui posait la question du point de départ de la prescription d’une demande d’indemnité de congé payé, la chambre sociale applique le principe posé par la CJUE dans un arrêt du 22 septembre 2022 (LB c/ TO, C- 120/21) : l’article 7 de la directive 2003/88/CE du 4 novembre 2003 et l’article 31 §2 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne s’opposent à ce qu’une législation nationale fixe le point de départ du délai de prescription du droit au congé annuel payé acquis par le salarié à l’issue d’un délai de trois années à la fin de l’année au cours de laquelle ce droit est né lorsque l’employeur n’a pas effectivement mis en mesure d’exercer ce droit. Par conséquent, la Cour de cassation qui juge de manière constante qu’il incombe à l’employeur d’assurer au salarié la possibilité d’exercer effectivement son droit à congé et de justifier l’avoir fait en cas de contestation (Cass. soc., 21 septembre 2017, n°16-18.898), conditionne désormais le décompte du délai de prescription de l’indemnité de congé payé à l’adoption par l’employeur des mesures nécessaires pour permettre au salarié d’exercer effectivement son droit à congé. A défaut, ledit délai ne peut pas commencer à courir.

C’est donc un véritable séisme qui vient de secouer le droit au congé. L’onde de choc va toucher toutes les entreprises qui doivent modifier leur gestion des congés payés et se préparer à recevoir de nombreuses demandes fondées sur les principes désormais posés par la chambre sociale de la Cour de cassation sans qu’une intervention du législateur ne soit nécessaire.

Les demandes vont émaner des salariés dont le contrat de travail a été suspendu pour cause de maladie non professionnelle, ayant exercé le droit au congé parental sans avoir pu solder leurs congés payés, mais aussi des salariés en arrêt de travail pour cause de longue maladie dans la mesure où les indemnités de congés payés peuvent être réclamées par le salarié pendant une période de trois ans du fait de leur nature salariale.

Monique Ribeyrol

Déplacements du salarié et temps de travail effectif : l’office du juge. Cass. soc., 7 juin 2023, n° 21-22.445, FS-B Cass. soc., 7 juin 2023, n° 21-12.841, FS-B

Sous l’influence de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), le droit français de la durée de travail est en pleine transformation. Les changements les plus récents ont concerné les congés payés annuels (Voir M. Ribeyrol, AJIT, ce numéro). Les règles d’acquisition de congés pendant une maladie ordinaire (Cass. soc., 13 septembre 2023, n° 22-17.340) ou pendant un arrêt consécutif à un accident de travail ou une maladie professionnelle (Cass. soc., 13 septembre 2023, n° 22-17.638) ont été mises en conformité de l’article 31§2 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union et de l’article 7 de la Directive 2003/88/CE du 4 novembre 2008. Les salariés de retour d’un congé parental d’éducation bénéficient désormais du report de leurs droits à congés acquis avant la naissance de l’enfant (Cass. soc., 13 septembre 2023, n° 22-14.043). Enfin, les règles de prescription des salaires applicables à l’indemnité de congés payés sont neutralisées si l’employeur ne justifie pas avoir mis le salarié en mesure d’exercer effectivement son droit à congé (Cass. soc., 13 septembre 2023, n° 22-10.529). Quelques semaines auparavant, la chambre sociale rendait deux arrêts relatifs à des déplacements de salariés au début et à la fin de leur journée de travail, eux aussi très importants et dont il sera ici question.

La première affaire (Cass. soc., 7 juin 2023, n° 21-12.841) concernait un salarié d’une centrale nucléaire contraint, à l’entrée et à la sortie du site, de consacrer une quinzaine de minutes à des contrôles de sécurité et à un déplacement jusqu’à son bureau où il pouvait enfin pointer et lancer le décompte de la durée de sa journée de travail. Le salarié réclamait que ces temps de déplacement interne soient qualifiés de temps de travail effectif et rémunérés comme tel. Après avoir été débouté en appel, il forme pourvoi en cassation et la chambre sociale censure la décision des juges du fond au visa de l’article L. 3121-1 du code du travail. Elle considère que les juges du fond auraient dû rechercher « si, du fait des sujétions qui lui étaient imposées à peine de sanction disciplinaire, sur le parcours, dont la durée était estimée à quinze minutes, entre le poste de sécurité à l’entrée du site de la centrale nucléaire et les bureaux où se trouvaient les pointeuses, le salarié était à la disposition de l’employeur et se conformait à ses directives sans pouvoir vaquer à des occupations personnelles ».

La seconde affaire (Cass. soc., 7 juin 2023, n° 21-22.445) mettait en cause un salarié d’une société de contrôle technique automobile qui assumait des fonctions de « client mystère » (sur ces fonctions, voir V. Lacoste-Mary, AJIT, ce numéro). Le salarié devait visiter les concessions de la société, géographiquement éloignées de son domicile, mais aussi parfois séparées entre elles par une grande distance, ce qui lui imposait de dormir à l’hôtel entre chaque journée et chaque visite d’un site différent. Les juges d’appel considéraient que les déplacements hôtels-concessions constituaient des temps de trajet entre deux lieux de travail et devaient, à ce titre, être qualifiés de temps de travail effectif. L’employeur forme un pourvoi en cassation reprochant, pour l’essentiel, aux juges du fond de ne pas avoir recherché si, pendant ces déplacements, le salarié était à la disposition de l’employeur et se conformait à ses directives sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles. La chambre sociale casse la décision d’appel au visa, à nouveau, de l’article L. 3121-1 du code du travail. Elle reproche aux juges du fond d’avoir opéré cette qualification alors qu’ils avaient constaté « que le salarié ne visitait qu’une concession par jour et sans vérifier si les temps de trajets effectués par le salarié pour se rendre à l’hôtel pour y dormir, et en repartir, constituaient, non pas des temps de trajets entre deux lieux de travail, mais de simples déplacements professionnels non assimilés à du temps de travail effectif, ni caractériser que, pendant ces temps de déplacement (…) le salarié était tenu de se conformer aux directives de l’employeur sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles ».

Ces deux décisions apportent avec pédagogie des précisions concrètes au régime des temps de déplacement du salarié. Les lignes ont en effet beaucoup bougé sur ce front depuis les arrêts Tyco (CJUE, 10 sept. 2015, aff. C-266/14, Tyco, Dr. soc. 2016, p. 58, note A. Fabre ; RDT 2016, p. 46, note M. Véricel ; RJS 16/01, note M. Morand) et Radiotelevizija Slovenija (CJUE, 9 mars 2021, aff. C-344/19, D. J. c/ Radiotelevizija Slovenija, Dr. soc. 2021, note V. Lacoste-Mary). Le premier jugeait, à propos de travailleurs itinérants, que « dans des circonstances dans lesquelles les travailleurs n'ont pas de lieu de travail fixe ou habituel, constitue du «temps de travail »le temps de déplacement que ces travailleurs consacrent aux déplacements quotidiens entre leur domicile et les sites du premier et du dernier clients désignés par leur employeur ». Le second complétait en énonçant que « les notions de « temps de travail » et de « période de repos » constituent des notions de droit de l’Union qu’il convient de définir selon des caractéristiques objectives, en se référant au système et à la finalité de la directive 2003/88 » et que « seule une telle interprétation autonome est de nature à assurer à cette directive sa pleine efficacité ainsi qu’une application uniforme de ces notions dans l’ensemble des États membres ». En application de ces règles, la chambre sociale choisissait de réviser sa jurisprudence pour admettre que les temps de déplacement des travailleurs itinérants, de leur domicile à leur lieu de travail, pouvaient constituer du temps de travail effectif à condition que les critères de l’article L. 3121-1 du code du travail soient réunis (Cass. soc., 23 novembre 2022, n° 20-21.924, FS-B+R ; Cass. soc., 1er mars 2023, n° 21-12.068, F-B). Son argumentation s’appuyait sur une analyse très fine de la motivation développée et des faits constatés par les juges d’appel. C’est cette méthode d’analyse « au cas par cas » qui est confirmée pour les temps de déplacement interne à l’entreprise et les temps de déplacement entre un hébergement temporaire et des lieux de travail variables.

Les juges du fond sont ainsi appelés à soigner leur motivation et à l’appuyer sur des éléments concrets. Cette manière de procéder est légitime et utile au regard du caractère souvent litigieux de la qualification des temps de déplacement. La frontière entre temps de repos et temps de travail est parfois poreuse. Dès que le salarié quitte son domicile ou le lieu qui fait figure de domicile, le lien au travail commence à se matérialiser parce que le déplacement n’est pas spontané, mais est rendu nécessaire par l’exigence de se présenter au travail quelques minutes ou heures plus tard. C’est pour cette raison, notamment, que la législation sociale n’ignore pas les temps de déplacements professionnels, qu’elle prévoit que des contreparties soient servies lorsqu’ils sont anormalement longs, que l’accident qui survient pendant le trajet soit réparé en appliquant un régime similaire à celui de l’accident de travail et que les législations contemporaines imposent à l’employeur la prise en charge, à certaines conditions, d’une partie des frais consacrés à ces transports. « L’imprégnation du trajet par le travail » (selon la formule empruntée à X. Aumeran, « Temps de trajet des itinérants : faisceau d’indices et présomption de temps de travail effectif ? », JCP S 2023, 1090) monte encore en intensité lorsque le salarié franchit les « portes » de l’entreprise, par l’effet d’une forme de territorialité implicite des règles professionnelles, de sécurité ou de discipline.

Sur le fond, un rapprochement peut sans doute être opéré entre ces décisions et celles relatives à la définition et à la preuve de l’existence d’un lien de subordination caractéristique du contrat de travail.

Tout d’abord, il existe une proximité très nette entre la définition du lien de subordination et celle du temps de travail effectif. La première, élaborée par la chambre sociale de la Cour de cassation, se réfère à l’autorité de l’employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements du salarié à ces injonctions (Cass. soc. 13 novembre 1996, n° 94-13.187, P+B+R ; Dr. soc. 1996. 1067, note J.- J. Dupeyroux). La seconde trouve aussi ses origines dans la jurisprudence, mais a été ajoutée au code du travail par la loi Aubry I en 1998, de sorte que l’actuel article L. 3121-1 du code du travail dispose que constitue du temps de travail effectif celui « pendant lequel le salarié est à la disposition de l'employeur et se conforme à ses directives sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles ». L’autorité se matérialise, dans la définition du temps de travail effectif, dans la tenue du salarié à disposition de l’employeur. Le pouvoir de donner des ordres et des directives trouve écho dans le fait que le salarié, pendant le temps de travail effectif, se conforme aux directives de l’employeur. Le contrôle de l’exécution du travail est pour sa part perceptible dans l’impossibilité pour le salarié de vaquer à des occupations personnelles. Seul le pouvoir disciplinaire peine à être identifié dans la définition de l’article L. 3121-1 du code du travail. Or, et cela n’est pas anodin, la chambre sociale de la Cour de cassation s’appuie sur le pouvoir disciplinaire dans l’affaire de la centrale nucléaire pour qualifier le temps de déplacement de temps de travail effectif. Dans cette espèce, en effet, le salarié se soumettait à des contrôles de sécurité qui n’étaient pas dictés par l’employeur mais par le propriétaire de la zone aéroportuaire. L’employeur avançait d’ailleurs que les règles n’ayant pas été édictées par lui, les contraintes imposées au salarié ne pouvaient lui être imputées et aboutir à une qualification de temps de travail effectif. Or, la chambre sociale de la Cour de cassation souligne que c’est parce qu’ils constataient que le non-respect de ces consignes extérieures pouvait donner lieu à sanction disciplinaire que les juges du fond auraient dû accepter la qualification de temps de travail effectif. Si la qualification de temps de travail effectif est proche de celle de subordination, les règles applicables à la première doivent être similaires à celles prévues pour la seconde, y compris s’agissant de l’office du juge.

Ensuite, l’office du juge en matière de preuve de l’existence d’un lien de subordination est très précisément encadré par la chambre sociale de la Cour de cassation selon des directives tout à fait similaires à celles qui émergent des arrêts du mois de juin 2023. On se souviendra qu’en cette matière, les juges doivent identifier l’existence du lien de subordination au regard des « conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité des travailleurs » (v. notamment le célèbre arrêt Labanne, Cass. soc. 19 décembre 2000, n° 98-40.572, publié au bulletin ; Dr. soc. 2001. 227, note A. Jeammaud ; Dr. ouvrier 2001. 241, note A. de Senga, p. 241). Cette formule coïncide parfaitement avec les attentes de la chambre sociale en matière de temps de travail effectif, à condition que l’activité appréciée soit le déplacement et non directement la prestation de travail. Les conseillers prud’hommes et les cours d’appel pourront donc procéder à une analyse similaire à celle qu’ils mènent pour identifier l’existence d’un lien de subordination pour qualifier un temps de travail effectif.

Il reste toutefois une question sur laquelle le rapprochement avec le régime de la subordination reste plus incertain : celui de la charge de la preuve. En matière de subordination, la charge de la preuve repose sur les épaules de celui qui se prévaut de l’existence d’un lien de subordination, généralement du travailleur qui entend que la relation soit qualifiée de contrat de travail (G. Auzero, D. Baugard, E. Dockès, Droit du travail, Dalloz, 37e éd., 2024, p. 287). Au contraire, le code du travail prévoit une règle spécifique en matière de preuve du temps de travail effectif à l’article L. 3171-4 du code du travail. En la matière, le salarié doit seulement présenter au juge « des éléments suffisamment précis quant aux heures non rémunérées qu’il prétend avoir accomplies (Cass. soc., 18 mars 2020, n° 18-10.919, FP-P+B+R+I ; JCP S 2020, note J.- Y. Frouin ; Sem. soc. Lamy, 2020, n° 1906. 15, note D. Baugard ; RDT 2020. 552, obs. M. Miné), à la suite de quoi l’employeur doit apporter la preuve des heures de travail effectivement réalisées par le salarié. Ce schéma probatoire est bien plus contraignant pour l’employeur que celui applicable à la preuve de la subordination. Pour autant, si l’enjeu est de déterminer si les temps de déplacement du salarié sont des temps de travail effectif, c’est bien cette règle qui devrait être appliquée.

Sébastien Tournaux

Ont participé à ce numéro