L'Actualité juridique - Mai 2025
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Edito
La baguette de la discorde
Vous vous interrogiez peut-être, le 1er mai, sur le bien-fondé de renoncer à du pain frais le jour de la fête du Travail. Selon l’article L. 3133-4 du code du travail, seul le 1er mai est un jour férié et chômé. Il s’agit d’une disposition d’ordre public à laquelle il n’est pas possible de déroger. L’article L. 3133-6 du même code prévoit toutefois une exception : les salariés ont le droit de travailler « dans les établissements et services qui, en raison de la nature de leur activité, ne peuvent interrompre le travail ». En principe, les boulangeries n’entrent pas dans cette catégorie. Les gérants de boulangeries peuvent ouvrir leur boutique mais sans leurs salariés contrairement aux hôtels, cafés et restaurants. Les incohérences juridiques n’ont pas manqué d’être pointées du doigt dans les médias. A l’instar de la Fédération française des artisans fleuristes (FFAF) qui dénonçait l’interdiction frappant les fleuristes alors que les vendeurs de muguets dans l’espace public sont eux autorisés. Ceux qui bravent la loi s’exposent à une amende de la 4ème classe, soit 750 € par salarié qui travaille le 1er mai, même si celui-ci est volontaire (C. trav., art. R. 3135-3). Le 1er mai 2024, la visite de l’inspection du travail dans cinq boulangeries vendéennes avait suscité la polémique[1]. La menace des contrôles a été ravivée, cette année. La ministre du Travail, Catherine Vautrin, avait, en effet, indiqué le 22 avril qu’elle ne pouvait pas demander qu’il n’y ait pas de contrôles et qu’elle n’avait pas d’injonctions à donner à l’inspection du travail[2]. Lors du 1ermai 2025, vingt-deux boulangeries et pâtisseries auraient été verbalisées pour avoir fait travailler des salariés, selon RMC[3]. Il est néanmoins plausible que le 1er mai 2026, la porte des boulangeries et des fleuristes soit grande ouverte car l’incompréhension voire l’indignation de certains a été entendue. Une proposition de loi a été déposée par des sénateurs centristes, avec l’appui du gouvernement, pour permettre à certains salariés de travailler le jour de la fête du Travail. L’initiative a été fustigée par la secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet. L’indignation a semble-t-il changé de camp mais réussira-t-elle à contrer l’assouplissement qui se profile ?
Un tel fracas médiatique n’avait évidemment pas accompagné quelques semaines plus tôt la publication, le 11 avril 2025, d’un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) portant sur « la mise en œuvre des nouveaux pouvoirs » de l’inspection du travail issus de l’ordonnance n°2016-43 du 7 avril 2016[4]. L’analyse à laquelle s’est livrée l’Igas est pourtant fort instructive et les recommandations qu’elle formule méritent d’être étudiées. A titre d’exemple, l’Igas propose d’étendre le champ des amendes administratives à « toutes les infractions contraventionnelles, notamment dans le champ de la santé et de la sécurité au travail ». Celles-ci permettraient ainsi de sanctionner l’absence de DUERP, l’absence d’actualisation du DUERP ou encore l’absence d’adhésion à un service de santé au travail interprofessionnel. Ces recommandations, si elles sont suivies, auraient probablement un impact positif sur la prévention des risques professionnels. Soulignons à cet égard que dans une étude dédiée exclusivement à la santé au travail présentée le 9 avril 2025, le Conseil économique, social et environnemental (Cese) a alerté sur le « manque avéré » de culture de la prévention des risques professionnels en France par rapport à certains de ses voisins européens et a proposé neuf pistes de réflexion qui pourraient mobiliser les partenaires sociaux et la société dans son ensemble[5].
Laurène Joly
[1] https://www.francebleu.fr/infos/economie-social/vendee-les-5-boulangers-sanctionnes-pour-avoir-ouvert-un-1er-mai-ont-ete-relaxes-9850361
[2] https://www.sudradio.fr/linvite-politique/travail-salarie-le-1er-mai-je-ne-peux-pas-demander-quil-ny-ait-pas-de-controles-affirme-catherine-vautrin
[3] https://rmc.bfmtv.com/actualites/economie/travail/22-boulangers-et-patissiers-verbalises-pour-avoir-ouvert-le-1er-mai_AV-202505060259.html
[4] https://www.igas.gouv.fr/inspection-du-travail-la-mise-en-oeuvre-des-nouveaux-pouvoirs-0
[5] https://www.lecese.fr/actualites/se-mobiliser-et-agir-pour-une-meilleure-prevention-en-sante-au-travail
Commentaires
Contestation de l’avis d’inaptitude par le salarié, l’employeur doit-il reporter la rupture du contrat de travail ? Note sous Soc., 19 mars 2025, n° 23-19.813, publié
Possible contestation de l’avis d’inaptitude devant le CPH. Par dérogation à l’interdiction de prendre en compte l’état de santé d’un salarié[1], l’employeur peut procéder au licenciement d’un salarié déclaré inapte par le médecin du travail, à condition d’être dans l’impossibilité de reclasser le salarié sur un poste compatible avec ses aptitudes physiques[2]. Jusqu’à la loi dite El Khomri, le salarié, souhaitant contester son licenciement, était parfois amené à saisir le conseil de prud’hommes (CPH) et la juridiction administrative. L’avis d’inaptitude devait en effet être contesté devant l’inspecteur du travail[3], dont la décision était elle-même susceptible d’un recours hiérarchique devant le ministre chargé du travail ou contentieux devant le juge administratif[4]. À défaut, l’avis d’inaptitude s’imposait aux parties et au juge prud’homal éventuellement saisi de la rupture du contrat de travail[5]. Depuis le 1er janvier 2017, le contentieux de l’inaptitude est unifié devant le CPH[6]. En effet, les contestations relatives aux « avis, propositions, conclusions écrites ou indications émis par le médecin du travail reposant sur des éléments de nature médicale » relèvent du CPH[7], qui doit être saisi dans un délai de 15 jours à compter de la notification formelle de l’avis d’inaptitude[8]. En pratique, cet avis peut ainsi être contesté par le salarié déclaré inapte en amont de la rupture de son contrat de travail. Dans une telle hypothèse, l’employeur doit-il attendre la décision du CPH et reporter cette rupture ? Une telle attente n’est pas neutre pour l’employeur puisqu’il a l’obligation de reprendre le versement du salaire « à l’issue d’un délai d’un mois à compter de la date de l’examen médical de reprise du travail lorsque le salarié déclaré inapte n’est pas reclassé dans l’entreprise ou s’il n’est pas licencié »[9]. Or, il est peu probable que l’ordonnance du CPH intervienne avant ce délai. La procédure accélérée au fond est certes applicable dans une telle hypothèse[10], mais à en croire certaines études, il faudrait compter 3,7 mois en moyenne entre la saisine et le jugement du CPH et attendre 13 mois, appel compris, pour obtenir l’issue de la procédure[11]. La mise en balance des risques liés au report de la rupture du contrat de travail et ceux liés au prononcé immédiat de celle-ci s’avère dès lors cruciale pour l’employeur. Un arrêt du 19 mars 2025 de la chambre sociale de la Cour de cassation apporte justement d’utiles précisions en la matière.
L’affaire. En l’espèce, un salarié, reconnu travailleur handicapé, est engagé en qualité de « technicien maintenance données » par la société Réseau de transport d’électricité (RTE). À l’embauche, le médecin du travail déclare le salarié apte à son poste mais avec des aménagements. Cette relation de travail est par ailleurs soumise au statut national du personnel des industries électriques et gazières dont l’article 4 prévoit que l’embauche au cadre statutaire est soumise à un stage d’une durée d’un an. Avant le terme de cette année de stage, le médecin du travail déclare finalement le salarié inapte au travail et mentionne dans l’avis que « l’état de santé du salarié fait obstacle à tout reclassement dans un emploi ». La rupture du contrat est alors prononcée pour inaptitude et impossibilité de reclassement. Un peu plus de huit mois après cette rupture, l’avis d’inaptitude est néanmoins annulé par le CPH, qui avait été saisi par le salarié avant la rupture de son contrat de travail. Le CPH confirme l’inaptitude du salarié à son poste mais considère qu’il est apte à « un poste administratif ou technique comportant une faible autonomie avec un traitement séquentiel des opérations et des tâches d’une complexité modérée, avec un soutien constant ». En d’autres termes, le CPH remet en cause la dispense de reclassement initialement octroyée par le médecin du travail. Pour rappel, lorsque l’avis d’inaptitude comporte la mention expresse selon laquelle « tout maintien du salarié dans un emploi serait gravement préjudiciable à sa santé ou que l’état de santé du salarié fait obstacle à tout reclassement dans un emploi » (ou toute formule équivalente[12]), l’employeur est dispensé de l’obligation de reclassement et de consulter le comité social et économique (CSE)[13]. Compte tenu de cette annulation, le salarié invoque par la suite en justice (devant le CPH, puis devant la cour d’appel) le caractère discriminatoire et la nullité subséquente de la rupture de son contrat de travail. Faisant droit à ces demandes, la cour d’appel condamne l’employeur à lui payer des dommages-intérêts en réparation du préjudice subi du fait de la discrimination et prononce la nullité de la rupture. Dans la mesure où l’inaptitude du salarié a malgré tout été confirmée par l’ordonnance du CPH, il appartient à l’employeur de réintégrer le salarié, de reprendre la procédure de licenciement et d’exécuter son obligation de reclassement.
C’est ce que conteste l’employeur dans le cadre de son pourvoi en cassation. Il estime au contraire que la contestation d’un avis médical d’inaptitude n’emporte pas suspension de la procédure de licenciement initiée, ni prohibition pour l’employeur de prononcer le licenciement sur le fondement de l’avis contesté. En conséquence, la nullité du licenciement ne peut être encourue, argumentation à laquelle souscrit la Cour de cassation.
La nullité écartée. En l’espèce, la Cour de cassation affirme que « la rupture du contrat de travail en raison de l’inaptitude du salarié régulièrement constatée par le médecin du travail n’est pas subordonnée à la décision préalable du conseil de prud’hommes sur le recours formé contre l’avis de ce médecin ». De ce fait, la Cour transpose sa jurisprudence alors applicable lorsque la contestation de l’avis d’inaptitude relevait de l’inspecteur du travail. Elle considérait en effet que « le licenciement d’un salarié en raison de son inaptitude à tout emploi dans l’entreprise régulièrement constatée par le médecin du travail n’est pas subordonné à la décision préalable de l’inspecteur du travail »[14].
La Cour de cassation rappelle par ailleurs qu’à la date de la rupture du contrat de travail, « l’employeur était dispensé de rechercher et de proposer des mesures de maintien dans un emploi en raison de la dispense de reclassement dans l’avis ». La cour d’appel ne pouvait en conséquence déclarer nulle la rupture du contrat de travail. Là encore, il s’agit d’une confirmation de jurisprudence. Sous l’empire du droit antérieur, la chambre sociale affirmait dans le même sens que « la validité d’un licenciement pour inaptitude doit être appréciée, à la date de la rupture, au regard des avis alors émis par le médecin du travail ou les autorités saisies d’un recours éventuel à l’encontre de ces avis »[15]. Ainsi, une cour d’appel qui constate que le licenciement a été prononcé, non pas en raison de l’état de santé du salarié, mais pour impossibilité de reclassement à la suite d’une inaptitude correspondant au poste examiné par le médecin du travail et que le recours contre l’avis d’inaptitude n’avait pas encore été examiné lors de cette rupture, a pu exactement retenir que celle-ci n’était pas entachée de nullité[16].
Doit-on en déduire qu’en présence d’un avis d’inaptitude portant dispense de reclassement, l’employeur ne prend aucun risque à prononcer immédiatement la rupture du contrat de travail, lorsqu’il sait pourtant cet avis contesté en justice ? La réponse nous semble devoir être nuancée.
Les risques persistants d’une rupture immédiate. La nullité n’est certes pas encourue puisque la Cour de cassation se place au moment de la rupture du contrat, mais la rupture du contrat n’en demeure pas moins injustifiée. Avant le transfert du contentieux de la contestation de l’avis d’inaptitude au CPH, la Cour de cassation considérait en effet que « lorsque l’inspecteur du travail (…) décide de ne pas reconnaître l’inaptitude ou que, sur recours contentieux, sa décision la reconnaissant est annulée, le licenciement n’est pas nul mais devient privé de cause »[17]. Le salarié n’a ainsi droit à sa réintégration dans l’entreprise, mais à l’indemnité de licenciement sans cause réelle et sérieuse[18]. Cette jurisprudence parait transposable au cas d’espèce. Malgré la confirmation de l’inaptitude du salarié, l’avis d’inaptitude du médecin du travail est en effet annulé en ce que le médecin du travail a octroyé une dispense de reclassement. Or, en l’absence d’une telle dispense, l’obligation de reclassement est réputée satisfaite lorsque l’employeur a proposé au salarié inapte un emploi, approprié à ses capacités, aussi comparable que possible à l’emploi occupé précédemment en prenant en compte l’avis et les indications du médecin du travail[19]. Dans la mesure où le licenciement pour inaptitude n’est valable qu’après constat d’une inaptitude du salarié et d’une impossibilité de reclassement, la remise en cause de la dispense devrait priver le licenciement de cause réelle et sérieuse. Il appartiendra à la cour d’appel de renvoi de statuer sur ce point dans cette affaire.
Le risque pour l’employeur s’avère d’ailleurs encore plus important en présence d’une inaptitude d’origine professionnelle (ce qui n’était pas le cas en l’espèce). Dans une telle hypothèse, lorsque licenciement est prononcé en méconnaissance des dispositions relatives au reclassement du salarié, le tribunal saisi peut en effet proposer la réintégration du salarié dans l’entreprise, avec maintien de ses avantages acquis[20]. Or, en cas de refus de réintégration par l’une ou l’autre des parties, le juge octroie une indemnité au salarié dont le montant est fixé conformément aux dispositions de l’article L. 1235-3-1 du code du travail, autrement dit une indemnité ne pouvant être inférieure aux salaires des six derniers mois [21].
En conséquence, si la nullité de la rupture du contrat de travail n’est en principe pas encourue en cas d’annulation de l’avis d’inaptitude postérieure à la rupture, la rupture immédiate du contrat n’en reste pas moins risquée pour l’employeur.
Marion Galy, Maître de Conférences, Université Bretagne Sud, Lab-LEX (EA7480)
[1] C. trav., art. L. 1132-1 et L. 1133-3.
[2] C. trav., art. L. 1226-3 (inaptitude d’origine non professionnelle) et L. 1226-12 (inaptitude d’origine professionnelle)
[3] C. trav., ancien art. L. 4624-1 et ancien art. R. 4624-35.
[4] Ce recours devait être exercé dans un délai de deux mois suivant l’avis (C. trav., ancien art. R. 4624-36).
[5] Voir notamment : Soc., 17 déc. 2014, n° 13-12.277, JCP S 2015, 1088, note P.-Y. Verkindt.
[6] Lire not. : F. Héas, « La réforme du régime de l’inaptitude suite à la loi du 8 août 2016 », Dr. ouvr. 2017, p. 103 et É. Jeansen, « L’avis d’inaptitude », JCP S 2016, 1318.
[7] C. trav., art. L. 4624-7.
[8] C. trav., art. R. 4624-45 ; Soc., 2 mars 2022, n° 20-21.715 ; Soc., 13 déc. 2023, n° 21-22.401.
[9] C. trav., art. L. 1226-4 (inaptitude d’origine non professionnelle) et C. trav., art. L. 1226-11 (inaptitude d’origine professionnelle).
[10] C. trav., art. R. 4624-45.
[11] E. Wurtz, S. Fantoni-Quinton, L. Cohen et G. Meyer, « Le contentieux des avis du médecin du travail : regards croisés », JCP S 2022, 1032.
[12] Soc., 12 fév. 2025, n° 23-22.612 ; Soc., 12 juin 2024, n° 23-13.522.
[13] Soc., 7 févr. 2024, n° 22-12.967, inédit ; Soc., 16 nov. 2022, n° 21-17.255 ; Soc., 8 juin 2022, n° 20-22.500.
[14] Soc., 8 avr. 2004, n° 01-45.693, SSL 2004, n° 1165, p. 6, obs. J. Duplat.
[15] Soc., 31 mars 2016, n° 14-28.249, inédit.
[16] Ibid.
[17] Soc., 26 nov. 2008, n° 07-43.598. Voir également, Soc., 31 mars 2016, n° 14-28.249 et Soc., 9 févr. 2005, n° 03-44.486.
[18] Soc., 8 avr. 2004, n° 01-45.693.
[19] C. trav., art. L. 1226-2-1 (inaptitude d’origine non professionnelle) et C. trav., art. L. 1226-12 (inaptitude d’origine professionnelle).
[20] C. trav., art. L. 1226-15, al. 1 et 2.
[21] C. trav., art. L. 1226-15, al. 3.
Durabilité et devoir de vigilance : le « détricotage » opéré par les mesures Omnibus
Nous rappelions ici même il y a un an le contexte chaotique dans lequel la directive CS3D (Corporate Sustainability Due Diligence Directive – Dir. [UE] 2024/1760 du 13 juin 2024) avait vu le jour (M. Lafargue, « Actualité du devoir de vigilance à l’aune du jugement du 5 décembre 2023 et de la proposition de directive européenne », AJIT, mai 2024). Celle-ci vise à établir un cadre pour favoriser un comportement responsable et durable des entreprises dans leurs activités et leurs chaînes de valeur mondiales. La directive CS3D avait été précédée de la directive CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive – Dir. [UE] 2022/2464 du 14 déc. 2022) dont l’objet est le renforcement de la transparence et de la responsabilité des entreprises quant aux impacts environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG). Elle impose aux entreprises une analyse de double matérialité au sein de leur rapport de durabilité impliquant qu’elles évaluent l’impact de leurs activités sur l’environnement et la société, ainsi que les effets des enjeux de durabilité sur leur performance financière.
Né après des années de négociations, le texte de la directive CS3D avait déjà été vidé de sa substance par rapport aux ambitions initiales (M. Lafargue, préc.). Son « détricotage » et celui de la directive CSRD opéré par les mesures Omnibus n’étonne donc pas vraiment, mais interroge. Présentée par la Commission européenne le 26 février dernier, cette vague de simplification, certains diront de dérèglementation, est-elle compatible avec les objectifs du pacte vert pour l’Europe que la Commission entend maintenir ? N’y avait-il pas d’autres leviers que le « toilettage » des directives CSRD et CS3D pour réaliser des économies, relancer la compétitivité de l’Europe et enrayer son déclin économique ? Au-delà de ces questionnements, c’est l’instabilité politique qui interroge. Comment la priorité d’hier, considérée comme facteur de croissance durable et de compétitivité, peut-elle être vue aujourd’hui comme un frein à l’économie ? (V. égal. en ce sens M. Tirel, « Propositions de directives Omnibus : recul majeur en vue pour les directives CSRD et CS3D », Dr. sociétés, n°4, avril 2025, p. 48). L’Union européenne doit-elle répondre à l’instabilité du contexte géopolitique et aux tensions commerciales par de l’instabilité ? Quid de la sécurité juridique et de la stabilité règlementaire pour les entreprises ?
Les objectifs poursuivis justifieraient ces paquets de mesures. Mais, les effets de ces dernières sur les droits humains et environnementaux ne sont pas évalués.
La fin justifie les moyens
A l’heure où nous écrivons ces lignes, la directive 2025/794 du 14 avril 2025 vient de paraître au JOUE du 18 avril. Adoptée à la suite de la proposition de directive « Omnibus I » présentée par la Commission européenne, elle recule l’entrée en vigueur de certaines obligations prévues par les directives CSRD et CS3D.
Avant de nous intéresser aux mesures qu’elle prévoit et plus largement aux paquets de mesures Omnibus, revenons sur le contexte récent.
Suite aux rapports d’Enrico Letta (« Much more than a market ») et de Mario Draghi (« L’avenir de la compétitivité européenne »), le Conseil européen a invité, en octobre 2024, l’ensemble des institutions européennes, des États membres et des parties prenantes à faire avancer des mesures urgentes et à travailler sur les défis posés par ces rapports. La déclaration de Budapest qui a suivi le 8 novembre 2024 a appelé à « lancer une révolution en matière de simplification, [à] garantir un cadre réglementaire clair, simple et intelligent pour les entreprises et [à] réduire drastiquement les charges administratives, réglementaires et de déclaration, en particulier pour les PME » (Cons. UE, Communiqué de presse, Déclaration de Budapest sur le nouveau pacte pour la compétitivité européenne, 8 nov. 2024). Le cadre était posé et, suite à l’appel lancé par les dirigeants de l’UE, la Commission européenne a présenté le 26 février 2025 deux trains de mesures Omnibus visant à simplifier les directives CSRD et CS3D, textes phares du pacte vert pour l’Europe.
Le paquet de mesures dit « Omnibus I » inclut d’abord la directive 2025/794, dite « suspensive », qui vient d’être adoptée ainsi qu’une proposition de directive modifiant en substance les directives CSRD et CS3D, sur lesquelles se portera notre analyse. Il inclut également un projet d’acte délégué modifiant les actes délégués adoptés antérieurement en matière de taxonomie européenne ainsi qu’une proposition de modification du règlement relatif au mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF).
Enfin, il est prévu une proposition de modification du règlement InvestEU (Règl. [UE] 2021/523 du 24 mars 2021), dite « Omnibus II ».
D’après la Commission européenne, ces propositions devraient « permettre de réaliser des économies d’un montant total d’environ 6,3 milliards d’euros sur les coûts administratifs annuels et de mobiliser une capacité d’investissement publique et privée supplémentaire de 50 milliards d’euros pour soutenir les priorités stratégiques » (Communiqué de presse, 26 févr. 2025, Bruxelles, « La Commission simplifie les règles en matière de durabilité et d’investissements de l’UE et réduit les charges administratives pour un montant de plus de 6 milliards d’euros »).
Afin d’accorder aux entreprises davantage de temps pour s’adapter aux exigences des directives CSRD et CS3D et de permettre aux États de prendre en compte les éventuelles modifications à venir, la directive du 14 avril dernier reporte des délais. D’une part, elle repousse d’un an, soit à juillet 2027, la transposition par les États de la directive CS3D ainsi que la première vague d’application du dispositif couvrant les plus grandes entreprises (les entreprises de l’UE employant plus de 5000 personnes et réalisant un chiffre d’affaires net supérieur à 1,5 milliard d’euros et les entreprises non européennes dépassant ce seuil de chiffre d’affaires au sein de l’UE) qui devront se conformer aux règles à partir de 2028.
La directive repousse, d’autre part, de deux ans les obligations de publication d’informations en matière de durabilité auxquelles doivent se conformer les entreprises non concernées par la première vague (grandes entreprises et sociétés mères de plus de 500 salariés, cotées en bourse, avec un bilan total de 25 millions d’euros et un chiffre d’affaires de 50 millions d’euros net). Ainsi, les entreprises ou groupes de plus de 250 salariés devront publier des informations sociales et environnementales en 2028 pour l’exercice 2027. Les PME quant à elles, à l’exception de certaines, devront publier des informations en 2029 au titre de l’année 2028.
Devançant l’adoption de la nouvelle directive, notre Parlement a définitivement adopté le 3 avril dernier une loi visant à mettre divers textes du droit français en conformité avec la législation européenne. Peut-on parler ici de simplification ?!
L’adoption en urgence de ces mesures Omnibus laisse par ailleurs dubitatif si la prochaine directive modifiant substantiellement les directives CSRD et CS3D relève les seuils d’effectifs faisant ainsi sortir de nombreuses entreprises du périmètre de l’actuelle directive CSRD. Ces reports sont source d’incertitude pour les entreprises qui, pour l’heure, peuvent se dire soit qu’elles ont encore le temps (alors que la nature ne l’a plus), soit qu’elles ne seront prochainement plus concernées. Rappelons également que les entreprises de la deuxième vague qui devaient, jusqu’à ce retournement brutal, appliquer le dispositif en 2026 pour l’exercice 2025 ont très probablement commencé à engager un travail qui, espérons-le, sera volontairement poursuivi.
Sur le fond, la proposition de directive (v. Comm. UE, proposition de directive modifiant les directives 2006/43/CE, 2013/34/UE, [UE] 2022/2464 et [UE] 2024/1760) entend donc réduire considérablement, soit de près de 80%, le champ d’application de la directive CSRD (Communiqué de presse, 26 févr. 2025, préc.). Ainsi, seules les grandes entreprises de plus de 1000 salariés (au lieu de 250 actuellement) dont le chiffre d’affaires dépasse 50 millions d’euros ou dont le bilan est supérieur à 25 millions d’euros devraient être soumises aux obligations de reporting en matière de durabilité. Ce faisant, les mesures Omnibus marquent un recul de l’harmonisation et un retour partiel au volontariat des entreprises (voluntary reporting standard for SMEs).
Le reporting sera lui-même simplifié et allégé, la réforme modifiant non pas seulement la directive CSRD, mais plusieurs autres textes, comme la directive audit de 2006 et la directive comptable de 2013. Il en résulte la suppression de l’habilitation de la Commission à adopter des normes d’assurance raisonnable, évitant un surcoût pour les entreprises, et l’abandon des normes sectorielles. La collecte d’informations dans la chaîne d’approvisionnement par les entreprises assujetties à la directive CSRD (comme à la directive CS3D) sera également limitée. L’objectif est d’éviter la communication des informations les moins importantes et « l’effet de ruissellement » du dispositif sur les partenaires. Dans le même esprit, les informations devant obligatoirement être publiées seront réduites, la priorité étant donnée aux données quantitatives.
S’agissant de la récente directive CS3D, tout juste entrée en vigueur, sa portée est drastiquement réduite par la proposition de directive Omnibus. Cette dernière oblige en effet les entreprises concernées à n’évaluer que leurs partenaires commerciaux directs, c’est-à-dire les fournisseurs de rang 1, à moins qu’elles disposent d’« informations plausibles » laissant supposer qu’il existe des incidences ou risques d’incidences négatives de la part d’un partenaire indirect. Là encore, l’objectif est de réduire « la charge éventuelle pour les entreprises concernées, ainsi que l’effet de ruissellement sur les partenaires commerciaux, en particulier les PME et les entreprises de taille intermédiaire » (Document de travail des services de la Commission,https://irshare.eu/european-commission-staff-working-document-accompanying-the-documents-proposal-for-a-directive-amending-directives-2006-43-2013-34-2022-24-64-2022-2464-and-2024-1760-corporate-sustainability-rep/). Or, ces mesures affaiblissent le dispositif prévu par la directive CS3D, les risques étant présents à tous les niveaux de la chaîne d’approvisionnement et particulièrement prégnants quand il existe de nombreux maillons.
La réforme supprime également la clause de réexamen sur l’inclusion du secteur financier prévue par la directive CS3D. Sous la pression des grands groupes bancaires, la France avait obtenu, rappelons-le, que le secteur financier soit temporairement exclu du champ d’application de la directive.
Au-delà, la proposition de directive Omnibus allège les obligations des entreprises en matière de devoir de vigilance. En plus de réduire de cinq ans à un an la fréquence des évaluations périodiques et du suivi de leurs partenaires commerciaux par les entreprises, elle s’attaque aux dispositifs les plus efficaces. Elle supprime en effet l’obligation de mettre un terme, en dernier recours, à la relation d’affaire en cas d’incidence négative grave. Elle revient aussi sur le système de sanctions organisé par la directive CS3D et supprime les conditions d’une responsabilité civile harmonisée à l’échelle de l’UE, renvoyant ainsi aux régimes de responsabilité civile des États membres avec tous les risques de distorsion de concurrence que cela recouvre (M. Tirel, préc., p. 48).
La proposition de directive Omnibus revient enfin sur un pilier de la RSE, la notion de « partie prenante », et en adopte une conception restreinte, limitée « aux travailleurs, à leurs représentants, aux individus et aux communautés dont les droits ou les intérêts sont ou pourraient être ‘directement’ affectés par les produits, les services et les activités de l’entreprise, de ses filiales et de ses partenaires commerciaux ». Les ONG sont écartées et il ne s’agit pas ici de « simplification » mais de volonté politique.
L’ensemble de ces mesures est supposé réduire d’au moins 25% les charges administratives des entreprises (35% pour les PME) d’ici la fin de l’actuel mandat et donc relancer leur compétitivité. Une finalité économique qui justifierait donc les moyens employés, mais les finalités sociétales et environnementales ne sont-elles pas oubliées ?
Des finalités préoccupantes
Assez logiquement, les prises de position quant aux mesures Omnibus sont très partagées. Du côté des employeurs, certains y voient « des avancées majeures » (Markus J. Beyrer, directeur général de BusinessEurope : https://www.businesseurope.eu/publications/1st-eu-omnibus-a-positive-step-towards-making-it-easier-to-do-business-in-europe/) qui mériteraient même, selon le MEDEF, d’être renforcées pour réduire les écarts de compétitivité avec les Etats-Unis et la Chine. D’autres grandes entreprises considèrent, au contraire, que l’application des directives CSRD et CS3D est de nature à accroître leur compétitivité à long terme. Les ONG et syndicats salariés dénoncent, quant à eux, le recul de la protection des droits de l’homme et de l’environnement. La proposition fragiliserait « les mécanismes conçus pour tenir les entreprises responsables des mauvais traitements infligés aux travailleurs dans leurs chaînes d’approvisionnement » (Confédération européenne des syndicats : https://www.etuc.org/en/pressrelease/omnibus-weakens-workers-protections-corporate-abuse) [et faire cesser] « cette course destructrice vers le bas qui rend les travailleurs vulnérables dans le monde entier » (Alke Boessiger, secrétaire générale adjointe, UNI Global Union).
Quoi qu’il en soit, l’équilibre que ces mesures prétendent ménager entre les politiques de l’Union européenne (compétitivité v. durabilité) peine à convaincre tant elles semblent entrer en contradiction avec le pacte vert pour l’Europe. On sent bien le poids des lobbyistes d’entreprises derrière cette réforme qui, en tout état de cause, interroge sur la constance de l’orientation politique et nous rappelle que nous sommes, pour l’heure, dans une économie de la performance et de la fluctuation qui fragilisent.
Marie Lafargue, Maître de conférences en droit privé, Lab-LEX (UR 7480 UBO/UBS)
La prévention de la désinsertion professionnelle, quelques pistes
Prévenir les risques de désinsertion professionnelle constitue un défi important pour les salariés, les employeurs et la société en général, en particulier pour les salariés fragilisés pour des raisons de santé altérée ou de situation de handicap, mais aussi plus largement dans les cas de mauvaise organisation de l’entreprise, de conditions de travail difficiles et de relations de travail dégradées. Au-delà de la gestion individuelle des cas de désinsertion avérée, l’heure est au développement de politiques collectives de prévention de la désinsertion professionnelle.
En 2018, selon l’Insee, 36 % de la population déclaraient être atteints d’une maladie ou un problème de santé chronique ou de caractère durable, 15 % des travailleurs se considéraient limités dans les activités ordinaires à cause d’un problème de santé et 5,9 millions de personnes en âge de travailler déclaraient être en situation de handicap[1]. C’est alors que l’Anact lançait un projet de recherche sur le thème de la prévention de la désinsertion professionnelle. Dans son rapport final, rendu en 2021, l’institution écrivait : « Prévenir les risques de désinsertion professionnelle pour l’ensemble des salariés fragilisés, soit par des problèmes de santé (maladies chroniques évolutives, cancer, addiction…) d’origine professionnelle ou non, soit par des situations de handicap, constitue un défi de taille pour les entreprises et la société en général. Aussi, les plans de santé publique (Plan national de santé publique 2018-2022, Plan cancer, Plan maladies chroniques…) et de santé au travail (Plan de santé au Travail 2021-2025, axe stratégique 2, objectif 4) ont désormais inscrit cet objectif dans leurs orientations prioritaires, durablement et de manière de plus en plus visible »[2]. Il s’agit aujourd’hui de lutter contre le risque de désinsertion professionnelle pour tous les salariés, quel qu’en soit l’origine, et, in fine, de limiter l’usure prématurée au travail pour tous.
En effet, la question de la prévention de la désinsertion professionnelle, dite « PDP », est d’autant plus importante qu’elle concerne, certes, les salariés qui sont ou risquent d’être exclus de l’emploi en raison de leur état de santé ou de handicap, mais aussi l’évolution de carrière de tous les salariés, dans une approche globale. En effet, le risque de désinsertion professionnelle peut surgir dans des situations diverses, tantôt prévisibles, tantôt accidentelles, en lien avec le travail et son organisation (restructuration de l’entreprise, changement de poste, accident du travail ou maladie professionnelle…), et/ou en lien avec des évènements plus personnels (changement de situation familiale, dégradation de l’état de santé sans lien avec le travail, vieillissement…). La PDP concerne donc toutes les structures de travail et tous les travailleurs. Elle dépend de la combinaison entre la personne du travailleur (capacités, ressources, aspirations…) et son environnement de travail (conditions d’emploi, QVCT, relations professionnelles…). Il s’agit, par la PDP, d’agir sur cette articulation pour éviter ou stopper le processus de désinsertion et maintenir l’inclusion professionnelle tout au long de la vie professionnelle. La PDP est un facteur de développement de la culture de la prévention en faveur de la protection de la santé au travail, d’accès à l’emploi, et de maintien de l’employabilité pour tous. La PDP est donc une question d’égalité et de solidarité.
De mauvaises conditions de travail, une politique de ressources humaines peu anticipatrice, des modes de management déconnectés de la réalité, une logique de production axée sur la productivité sont autant de facteurs potentiellement porteurs de désinsertion professionnelle. Pour sécuriser la situation des salariés de l’entreprise et des tiers « usagers » de l’entreprise, l’entreprise est un acteur central de lutte contre la désinsertion. Elle lui permet de fidéliser les salariés, question centrale dans de nombreux secteurs d’activités en tension. A la croisée du droit social, de la GRH et du management, la PDP est une question d’éthique et de déontologique transprofessionnelle, un indice de démarche qualité, susceptible d’impacter la « marque » de l’entreprise au sens de sa responsabilité sociale.
Issues de la loi n° 2021-1018 du 2 août 2021 pour renforcer la prévention en santé au travail[3], lesdispositions sur la PDP ont été complétées par deux principaux décrets du 16 mars 2022 qui détaillent certains outils pour accompagner le maintien ou l’accès à l’emploi et en compétences[4]. Dernièrement, une circulaire de la Cnam du 20 septembre 2024 a précisé les missions de l’Assurance maladie sur la question[5]. Toutes ces dispositions visent à donner des outils et des méthodes de travail à la pluralité des acteurs concernés, qu’ils proviennent du milieu médical (médecin du travail et de prévention, médecin conseil, médecin généraliste, rééducateur fonctionnel/ergothérapeute, médecins spécialistes, service de prévention de santé au travail[6] et Idest…), du milieu du travail (employeur/entreprise, salariés, encadrants, manageurs/RH, IRP/CSE, organisations syndicales) et du milieu social et institutionnel (Agefiph, FIPHFP DREETS, France travail, Cap Emploi, MDPH, Assistante sociale, associations de patients et proches, réseau Anact-Aract…).
L’objectif est de prévenir la désinsertion professionnelle tout au long de la vie (I), grâce à la coopération des acteurs dans la mise en œuvre d’outils déterminés et par le cumul d’actions individuelles et collectives, dans le cadre d’une politique dédiée (II).
I. LA PREVENTION DE LA DESINSERTION PROFESSIONNELLE TOUT AU LONG DE LA VIE
Le risque de désinsertion professionnelle est permanent et concerne tant l’accès, le maintien et la sortie de l’emploi. Il peut survenir précocement ou tardivement dans la relation professionnelle, ce qui implique de prendre en compte cette problématique dès l’entrée du salarié dans l’entreprise (A) mais aussi au cours de sa vie en entreprise (B) et au moment de son départ (C).
A. L’anticipation du projet professionnel lors du recrutement
La désinsertion professionnelle peut survenir dès l’entrée dans l’entreprise pour des raisons diverses : erreur de recrutement en raison d’une identification insuffisante des compétences ; méconnaissance ou défaut de communication sur les caractéristiques du métier ou du poste ; pratiques déficientes d’intégration et de fidélisation des salariés... La phase de recrutement présente donc une réelle opportunité de repenser le contenu et les caractéristiques du travail, avec des enjeux de prévention de l’usure professionnelle et de recherche d’évolutions organisationnelles favorables et porteuses de sens pour les salariés. Penser et communiquer clairement en termes de santé, au même titre qu’en termes de productivité, dès la phase d’embauche, permettra de prévenir les désinsertions professionnelles précoces. Il s’agit d’anticiper et de s’assurer d’un projet professionnel adapté dès l’arrivée du salarié et d’en poursuivre la construction par son actualisation tout au long de sa présence dans l’entreprise.
B. L’accompagnement au changement et la construction d’un parcours professionnel personnalisé au cours de la vie en entreprise
La prévention de la désinsertion professionnelle nécessite, d’une part, un accompagnement du salarié dans les évolutions au travail et, d’autre part, la construction d’un parcours professionnel personnalisé pour le salarié.
L’accompagnement dans les évolutions de la qualité de vie et des conditions de travail. Au cours d’une vie professionnelle, les évolutions sont permanentes et susceptibles de modifier plus ou moins durablement la qualité de vie et des conditions de réalisation du travail. Ces modifications sont souvent déstabilisantes pour le salarié, qu’il s’agisse d’un changement d’organisation de l’entreprise ; de projets d’investissements ; d’une évolution de métier ou du contenu du travail sur un même poste ; d’un changement de poste ou de service… Pour éviter l’exclusion, il faut anticiper l’acquisition ou le développement de nouvelles compétences ; la réorganisation temporelle, matérielle et organisationnelle du travail pour ne pas mettre la santé ou la sécurité du salarié en danger ; la compensation de l’exposition à des conditions de réalisation du travail pénibles... Cet accompagnement sera d’autant plus efficace s’il est lié à une réelle politique d’amélioration de la QVCT et une gestion claire des parcours professionnels dans l’entreprise.
La construction d’un parcours professionnel personnalisé fondé sur la santé. Face aux évolutions inévitables du travail, le salarié risque d’être fragilisé, notamment en cas d’exposition dans la durée à des caractéristiques défavorables de réalisation du travail. L’information, la formation, l’expérience source de compétences permettront au salarié d’évoluer favorablement que ce soit dans, ou hors de l’entreprise, avant que ne s’enclenche un processus de désinsertion. Par le biais des services RH, l’employeur a intérêt de favoriser la construction d’une politique de gestion de parcours professionnels personnalisés. Par exemple, lors des entretiens professionnels annuels, les salariés seront interrogés sur les contraintes qu’ils ressentent dans leur travail ; ce qui sera mentionné dans chaque compte-rendu, mais aussi sur le document de cartographie des emplois, qui répertorie les contraintes physiques et cognitives de chaque poste, pour pouvoir construire des parcours intégrant les enjeux de santé au travail. Ainsi, en cas de pénibilité pour certains métiers, l’employeur pourra anticiper qu’un salarié ne pourra demeurer sur ce métier plus de quelques années. Le parcours professionnel est alors fondé sur l’évolution de l’état de santé du salarié et non plus seulement sur son évolution de carrière.
C. L’anticipation et l’accompagnement au départ de l’entreprise
La sortie de l’entreprise est liée soit à un départ volontaire, soit à un départ forcé, que ce soit en cours ou en fin de carrière. Cette désinsertion professionnelle sera temporaire ou définitive et pose de nombreuses problématiques, à la fois pour le salarié sortant et pour les salariés restants ainsi que pour l’entreprise. Pour prévenir les désinsertions professionnelles en cascade, il s’agit d’anticiper le départ du salarié sortant, de l’accompagner dans le maintien en emploi, d’assurer un transfert de son savoir-faire et de réorganiser les conditions de travail.
Il est tout d’abord souhaitable d’analyser des raisons du départ du salarié sortant. Pour prévenir une répétition éventuelle de futurs départs. Les causes sont-elles personnelles, ou au contraire institutionnelles, afin d’identifier d’éventuels facteurs « collectifs », de façon à pouvoir les traiter ? Ensuite, il faut accompagner le salarié sortant dans la validation et la reconnaissance de ses compétences, expériences et savoir-faire hors de l’entreprise. En cas de départ forcé et/ou dans des conditions litigieuses, notamment d’atteinte à la santé du salarié sortant, le vœu restera théorique. Enfin, l’entreprise a intérêt à anticiper le départ pour éviter une fragilisation des salariés en poste et le risque de leur propre désinsertion professionnelle, et s’assurer de la conservation des compétences du professionnel sortant, grâce à leur transmission aux salariés restant ou remplaçants, afin de ne pas perdre les relations avec les tiers, clients ou fournisseurs.
Cette nécessité de PDP tout au long de la vie professionnelle sera portée par une action qui, à l’origine individuelle, est aussi devenue collective.
II. LA PRÉVENTION DE LA DÉSINSERTION PROFESSIONNELLE, UNE QUESTION INDIVIDUELLE DEVENUE COLLECTIVE
L’Anact, dans son cahier précité de 2021, conclut à la nécessité d’ajouter à l’action de PDP concentrée sur les problèmes de santé individuels, constitutive d’une politique ponctuelle de l’urgence et par conséquent à court terme, une action collective générale sur le long terme. Les outils de la PDP mobilisables dans le cadre individuel (A) seront ainsi détaillés collectivement, parfois dans des accords d’entreprise ou de groupe (B). Il s’agit de passer d’une logique de gestion individuelle de cas spécifiques de santé au travail à une culture collective d’analyse du travail comme facteur d’amélioration ou de détérioration de la santé, afin de construire de manière participative une politique efficace de maintien dans l’emploi.
A. L’approche individuelle de la PDP centrée sur la situation de santé au travail
A la suite d’un arrêt de travail, certains salariés rencontrent des difficultés à reprendre leur emploi, la PDP intervient alors dans le cadre d’une action individuelle centrée sur la santé au travail. L’employeur est un acteur privilégié pour prévenir la désinsertion professionnelle et aider le salarié fragilisé à conserver son poste ou à accéder à un emploi compatible avec son état de santé. Selon la situation, impossibilité de reprendre le travail ou nécessité d’un aménagement du travail, les outils individuels de PDP diffèrent.
En premier lieu, lorsque le salarié en arrêt de travail ne peut pas reprendre son travail antérieur, le salarié peut accéder à différents dispositifs d'aide au retour à l'emploi (ARE) pendant son arrêt de travail, sous réserve de l’avis de son médecin traitant, prescripteur de l’arrêt de travail, de l’accord du service médical et de la CPAM. Il peut aussi bénéficier d’un accompagnement par un « assistant de service social » de l’Assurance Maladie pour évaluer la situation et anticiper la reprise d’activité ou construire un projet professionnel adapté à ses nouvelles potentialités ; cet assistant l’informe, le conseille et l’accompagne sur ses droits et les démarches à engager durant son arrêt de travail. Le salarié peut aussi réaliser un « bilan de compétences », afin de faire le point sur ses compétences, ses capacités et ses motivations, avec pour objectif de définir un projet professionnel ou de formation. A ce propos, une « formation diplômante » facilitant l'accès à un nouvel emploi peut être recherchée, notamment dans le cadre d’une « validation d'acquis d’expérience » (VAE).
En cas d’arrêt de travail, continu ou discontinu, d’au moins 30 jours, la loi du 2 août 2021 a créé le « rendez-vous de liaison facultatif ». Organisé à l’initiative de l’employeur ou du salarié, ce n’est pas un rendez-vous médical, il vise à maintenir un lien entre l’employeur et le salarié absent et permet de renseigner le salarié sur les outils mobilisables pour prévenir la désinsertion professionnelle telles les actions de formation, d’accompagnement et de conseil de la CPAM[7], l’existence de l’examen de pré reprise[8], ou la possibilité de bénéficier de mesures d’aménagement du poste et du temps de travail[9].
En cas de doute sur les capacités du salarié à reprendre son poste, depuis la loi de 2021, « l’essai encadré », réglementé dans le code de la Sécurité sociale[10], permet à tout salarié du régime général[11] et en arrêt de travail, de tester sa capacité à reprendre son ancien poste ou un nouveau poste, avec ou sans aménagement, voire de préparer une reconversion professionnelle. L’essai peut être effectué dans l’entreprise d’origine ou dans une autre entreprise, si le projet de reclassement le justifie, ou si le poste ou les aménagements à tester n’existent pas dans la première[12].
En second lieu, après l’arrêt de travail, si le salarié peut reprendre son poste sous réserve d’aménagements, le salarié peut bénéficier de plusieurs dispositifs : une « reprise à temps partiel » [13] ; un « projet de transition professionnelle » permettant au salarié de financer avec son CPF une formation certifiante en adéquation avec son nouveau projet professionnel[14]. Il peut aussi bénéficier d’une « convention de rééducation professionnelle en entreprise » (CRPE), qui lui permet en cas de reconnaissance de travailleur handicapé, ou déclaré inapte à reprendre son emploi par la médecine du travail, d’exercer une nouvelle fonction[15], à sa demande, après l’accord du médecin traitant, prescripteur et de la CPAM. La CRPE peut être proposée avant la fin de l’arrêt de travail par le service social de l’assurance maladie, le SPST ou encore par les organismes spécialisés dans le maintien en emploi des personnes en situation de handicap. La CRPE est conclue entre le salarié, l’entreprise (employeur habituel ou entreprise d’accueil) et la caisse d’affiliation de l’assuré pour une durée maximale de 18 mois. L’objectif est de favoriser la ré-inclusion du salarié à son poste, ou de le former à un nouveau métier[16].
Cette approche individuelle en fonction de l’état de santé au travail du salarié doit être cumulée avec une approche collective globale, fondée sur une réflexion plus large sur les effets du travail dans l’entreprise, source de construction ou de détérioration de la santé des salariés au travail, seule opportunité pour rendre la lutte contre la désinsertion professionnelle véritablement préventive.
B. L’approche collective de la PDP centrée sur l’analyse des effets du travail sur la santé
Les salariés et leurs représentants, notamment à travers le dialogue social ont un rôle central à jouer pour fixer les objectifs et les moyens de la PDP. L’employeur et les services RH et d’encadrement seront porteurs de la mise en œuvre concrète des engagements définis et les SPST pourront sensibiliser, conseiller, suivre les évolutions constatées à l’occasion du suivi des salariés.
La centralité du dialogue social et le rôle des salariés et leurs représentants[17]. Le dialogue social est indispensable à la construction d’une politique de PDP partagée entre les acteurs. Concrètement, il faudra créer une instance dédiée à la PDP ou des espaces de dialogue pour parler et faire parler les salariés du travail. Cela ne sera possible que si l’employeur présente clairement la volonté de mettre en place cette politique et si les services fournissent une analyse démographique permettant de s’interroger sur les enjeux du vieillissement, les évolutions de population, en soulevant des interrogations sur les conditions de travail.
Le rôle de l’employeur et des services RH et d’encadrement. Il s’agira ici de recueillir et analyser des données nouvelles par rapport aux données classiques recueillies en termes de production, de finance et comptabilité, de démarche qualité, de ressources humaines… Il s’agira par exemple de suivre des indicateurs sociaux tels que l’absentéisme, abordé pour l’établissement des bulletins de paies, sans être utilisé dans un sens d’analyse des effets du travail sur la santé. Il est alors opportun d’affiner l’analyse pour détailler le taux d’absentéisme en fonction du service, du métier, de l’âge, de l’ancienneté ou du genre, pour anticiper les politiques de recrutement et de réorganisation de l’entreprise. De même, l’indicateur de « la population des salariés », par sexe, âge, ancienneté, expertise, besoins spécifiques notamment pour les salariés en situation de handicap… est fondamental pour mieux cibler les enjeux propres à chaque groupe. En effet, des travailleurs jeunes n’auront pas les mêmes besoins que ceux qui sont plus âgés ; un service dans lequel cohabitent des nouveaux recrutés et des anciens, aura aussi ses propres enjeux.
Cette double approche individuelle et collective est particulièrement évidente avec la légalisation de la cellule pluridisciplinaire de PDP des SPST Interentreprises[18]. Si ces cellules existaient déjà dans certains SPST, la loi du 2 août 2021 les a rendues obligatoires au sein des SPST interentreprises. Les SPST apportent aux situations individuelles des travailleurs suivis des solutions personnalisées et de proximité, formalisées dans un plan de retour à l’emploi. Ils sensibilisent aussi les salariés et les employeurs au risque de désinsertion professionnelle en vue de la construction de la politique d’entreprise.
Florence Maury, Maître de conférences en droit privé, Université de Bordeaux, Institut du travail, Institut de recherche en droit des affaires et du patrimoine (IRDAP)
[1] Insee, Enquête emploi 2018, Dares, Agefiph, FIPHP, CNAMTS.
[2] Anact (Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail), Prévenir la désinsertion professionnelle, Cahier de l’Anact n° 1, 9 nov. 2021, p. 3.
[3] Loi n° 2021-1018 du 2 août 2021 pour renforcer la prévention en santé au travail, JORF n°0178 du 3 août 2021 (Titre III : Mieux accompagner certains publics, notamment vulnérables ou en situation de handicap, et lutter contre la désinsertion professionnelle - Articles 18 à 29).
[4] Décr. n° 2022-372 du 16 mars 2022 relatif à la surveillance post-exposition, aux visites de pré-reprise et de reprise des travailleurs ainsi qu’à la convention de rééducation professionnelle en entreprise ; Décr. n° 2022-373 du 16 mars 2022 relatif à l’essai encadré, au rendez-vous de liaison et au projet de transition professionnelle.
[5] CNAM, CIRCULAIRE CIR-27/2024, du 20 sept. 2024 : cette circulaire concerne l'offre de service de l'Assurance Maladie en matière de Prévention de la Désinsertion professionnelle, tout en précisant la nouvelle organisation mise en place conformément à la loi du 2 août 2021, visant à renforcer la prévention en santé au travail.
[6] Décr. n° 2022-653 du 25 avril 2022 relatif à l'approbation de la liste et des modalités de l'ensemble socle de services des services de prévention et de santé au travail interentreprises (sur les cellules pluridisciplinaires de PDP).
[7] Telles que prévues à l’article L.323-3-1 du code de la Sécurité sociale : convention de rééducation professionnelle et essai encadré.
[8] Prévu à l’article R. 4624-20 du code du travail.
[9] Le rendez-vous de liaison est facultatif puisque le salarié peut refuser d’y participer, mais l’employeur doit prévenir celui-ci par tout moyen de son existence et de la possibilité de solliciter son organisation. Lorsqu’il est demandé ou accepté par le salarié, l’employeur doit lui proposer une rencontre (de préférence sous un délai de 15 jours), en présentiel ou à distance. En outre, dans la mesure où le SPST est associé à l’organisation du rendez-vous de liaison, il incombe à l’employeur de l’avertir 8 jours avant la tenue de celui-ci. Même si sa présence n’est pas obligatoire, le SPST participe « en tant que de besoin » au rendez-vous de liaison.
[10] CSS, art. D. 323-6 à D. 323-6-7.
[11] Y compris les apprentis, intérimaires, stagiaires de la formation professionnelle.
[12] Le dispositif est en principe mobilisé à la demande du salarié après une évaluation globale de sa situation par le service social de l’Assurance maladie, avec l’accord des différents médecins concernés (médecin traitant, médecin conseil et médecin du travail assurant le suivi du salarié). Il peut aussi être proposé par les SPST, le service social de l’Assurance maladie ou par un organisme de placement spécialisé dans l’accompagnement ou le maintien en emploi des personnes handicapées. D’une durée maximale de 14 jours ouvrables, en continu ou fractionnables, il est renouvelable une fois dans la limite de 28 jours. Durant cet essai, le salarié est accompagné par un tuteur désigné par l’employeur de l’entreprise d’accueil et continue de percevoir des indemnités journalières de la Sécurité sociale. L’entreprise dans laquelle l’essai encadré est réalisé ne verse pas de rémunération à ce titre.
[13] En termes de rythme, de durée ou de charge ou en termes d’aménagement de son activité matériel, d’organisation ; ces modalités sont organisées entre le médecin du travail, l’entreprise et le salarié.
[14] C. trav., art. L. 6323-16 à L. 6323-17-6, D. 6323-9, R. 6323-10, R. 6323-10-1 et R. 6323-10-4.
[15] C. trav., art. L. 1226-1-4, L. 5213-3-1, R. 5213-15 et R. 5213-17.
[16] Dans la mesure où la conclusion d’une CRPE n’entraîne ni suspension, ni rupture du contrat de travail, le salarié est rémunéré pendant toute la durée de sa mise en œuvre. Lorsque la rééducation est réalisée dans l’entreprise d’origine, elle fait l’objet d’un avenant au contrat de travail, qui ne peut modifier la rémunération prévue par celui-ci. Si elle est réalisée dans une autre entreprise, les modalités du prêt de main-d’œuvre à but non lucratif s’appliquent. Une convention de mise à disposition est alors signée entre l’employeur d’origine et l’entreprise d’accueil selon des modalités prévues à l’article L.8241-2 du Code du travail.
[17] Ex. d’accord de groupe sur la QVCT à Airbus du 1- juillet 2024 intégrant la question de la PDP : https://fo-airbus.fr/wp-content/uploads/2024/08/Accord-de-groupe-QVCT-signe-le-16-juillet-2024-1.pdf
[18] C. trav., art. L. 4622-8-1.