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L'Actualité juridique Juillet 2024

Dernière mise à jour :

L'édito

Lendemains qui chantent ou espoirs vains ?

Il est des décisions dont on peut se réjouir parce qu’elles sont incontestablement favorables au salarié. Citons, par exemple, celle rendue par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 12 juin 2024 relative au calcul du montant des indemnités de rupture du salarié soumis à un temps partiel thérapeutique (Cass. soc. 12 juin 2024, n°23-13975). Cette décision de la Cour de cassation, comme le souligne l’avis de l’Avocate générale, s’inscrit dans une volonté de « "neutralisation" des effets néfastes que l’état de santé du salarié peut ou pourrait avoir sur ses droits »[1]. Citons, encore, celle rendue par la 2ème chambre civile le 6 juin 2024 qui, dans le droit fil des arrêts rendus par l’Assemblée Plénière le 22 décembre 2023 (n°20-20648 et 21-11330), admet l’enregistrement déloyal, car réalisé à l’insu de l’employeur, soumis au juge par le salarié pour reconnaître l’existence d’un accident du travail constitutif d’une faute inexcusable de l’employeur (Cass. civ. 2ème, 6 juin 2024, n°22-11736). Sous couvert d’un contrôle minutieux de la Haute juridiction des conditions d’exercice du droit à la preuve[2], le salarié peut produire des éléments déloyaux (ou illicites) au soutien de ses allégations lui assurant ainsi l’égalité des armes tant attendue.

Si l’activité du juge en droit social suscite un intérêt toujours renouvelé et nécessite souvent d’être décryptée – ce que les contributeurs de l’AJIT s’attachent à faire avec qualité et rigueur –, c’est celle du législateur qui, à n’en pas douter, retiendra demain notre attention. À cet égard, soulignons que la tentation de « gouverner par décret » n’est juridiquement pas réalisable[3]

Abrogation de la réforme des retraites ? Abandon de celle concernant l’assurance chômage ? Revalorisation massive du Smic ? Quel sera le destin du droit social dans les prochaines semaines ?[4] Nul ne peut le dire avec certitude à l’heure vous lirez ces lignes…

Quoiqu’il en soit, l’équipe de l’Institut du travail vous souhaite un bel été et vous donne rendez-vous en septembre pour une actualité brulante !

Laurène Joly

Les commentaires

Quand l'obligation de loyauté du salarié s'étend à la vie amoureuse Note sous Cass. soc., 29 mai 2024 n°22-16.218

Si le principe en vertu duquel « un motif tiré de la vie personnelle du salarié ne peut justifier un licenciement disciplinaire sauf s'il constitue un manquement de l'intéressé à une obligation découlant de son contrat de travail » n'est pas nouveau, le fait qu'un tel manquement puisse consister en la dissimulation d'une relation amoureuse entre deux salariés et être qualifié de  faute grave de nature à justifier le licenciement est la solution retenue récemment par la chambre sociale de la Cour de cassation dans un arrêt du 29 mai 2024.

En l'espèce, un salarié ayant occupé des fonctions de responsable de site puis de responsable de la production des fils et des sites était aussi chargé de la gestion des ressources humaines. Il avait également reçu du président du directoire différentes délégations en matière d'hygiène, de sécurité et d'organisation du travail et pour présider les différentes institutions représentatives du personnel. Ayant entretenu une relation amoureuse avec une salariée investie de mandats syndicaux et de représentation du personnel dans l'entreprise qu’il a dissimulée à son employeur, il a été licencié pour faute grave. Le salarié a alors saisi la juridiction prud'homale pour demander l'annulation de son licenciement et, subsidiairement, pour contester le bien fondé de la rupture de son contrat de travail.

Suite à la décision rendue par la Cour d'appel de Nîmes le 15 mars 2022 considérant que le licenciement était justifié, le salarié s'est pourvu en cassation pour violation des articles L. 1234-1, L. 1234-5 et L. 1234-9 du Code du travail, des articles 9 du Code civil et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

Au soutien de son pourvoi, dans un premier moyen, il reproche aux juges du fond, après avoir rappelé qu'un motif tiré de la vie privée du salarié ne peut, en principe, justifier un licenciement pour motif disciplinaire sauf s'il constitue un manquement de l'intéressé à une obligation découlant du contrat de travail d'avoir pu considérer qu'un tel manquement était caractérisé par le silence gardé sur un fait relevant de la vie privée. D’une part, il reproche aux juges d'appel d'avoir fondé leur décision sur le contenu de la lettre de licenciement faisant état d'un conflit d'intérêts et d'un acte de déloyauté consistant à avoir dissimulé sa relation amoureuse avec une salariée investie de mandats de représentation et participé à différentes réunions sur des sujets sensibles. D'autre part, il reproche aux juges d'appel de n'avoir pas constaté que les intérêts de l'entreprise et de l'employeur avaient été lésés.

Dans un second moyen, il fait grief à la cour d'appel de l'avoir débouté de sa demande de dommages-intérêts pour préjudice moral en raison de l'atteinte portée à l'intimité de sa vie privée.

La Cour de cassation rejette le pourvoi. Elle approuve les juges d'appel d'avoir déduit de leurs constations un manquement du salarié à son obligation de loyauté consistant à avoir dissimulé une relation amoureuse en lien avec ses fonctions professionnelles et de nature à en affecter le bon exercice, ceci rendant impossible son maintien dans l'entreprise indépendamment de l'établissement d'un préjudice pour l'employeur. Le second moyen est alors lui aussi rejeté.

Cette décision de la Cour de cassation interroge alors le périmètre de la vie privée et son articulation avec l'obligation de loyauté due par le salarié.

« Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir, ni proportionnées au but recherché » dispose l'article L. 1121-1 du Code du travail. Une relation amoureuse ne peut donc pas être valablement interdite par le règlement intérieur d'une entreprise ni par une clause du contrat de travail. La jurisprudence a d’ailleurs pu juger qu’est illicite la clause du règlement intérieur interdisant l’emploi simultané de deux conjoints (Cass. soc., 10 juin 1982, Bull., civ., V, n°392).

Mais la question posée dans le cadre de cette affaire est toute autre. Un salarié entretenant une relation amoureuse avec un autre salarié a-t-il l’obligation d’en informer son employeur sous peine de violation de son obligation de loyauté et de sanction disciplinaire ?

De manière classique, la faute ne peut constituer une cause sérieuse de licenciement que lorsqu’elle revêt un caractère professionnel.  Aussi, un fait relevant de la vie privée ne peut, en principe, justifier un licenciement disciplinaire. Par exception, lorsqu’une faute commise en dehors du temps et du lieu de travail a créé un trouble caractérisé au sein de l’entreprise en raison des fonctions du salarié et de la finalité propre de l’entreprise (Cass. soc., 20 novembre 1991, n°89-44.605), elle constitue une cause sérieuse de licenciement. 

 L'étude des différentes décisions rendues par la Cour de cassation en ce domaine révèle qu'un tel trouble est notamment caractérisé en cas de faits constitutifs d'une infraction pénale. C'est ainsi que par exemple et de façon non exhaustive, la chambre sociale a pu considérer que le licenciement pour faute grave était justifié pour un salarié agent de surveillance dans une entreprise de gardiennage pour vol à l'étalage commis en dehors de ses heures de travail ayant entraîné un retentissement sur le crédit et la réputation de son employeur (Cass. soc., 20 nov. 1991, n° 89-44605) ou encore s'agissant d'un directeur d'EHPAD mis en examen pour attentat à la pudeur sur mineure, mise en examen ayant jeté le discrédit sur l'établissement que le salarié dirigeait et sur l'association qui l'employait (Cass. soc., 21 mai 2002, n° 00-41128), d'une cadre commerciale dans une banque et tenue à ce titre, d'une obligation particulière de probité, à laquelle elle avait manqué en étant poursuivie pour des délits reconnus d'atteinte à la propriété d'autrui (Cass. soc., 25 janv. 2006, n° 04-44918), d'un agent de propreté dont le permis de conduire avait été retiré pour conduite en état d'ivresse en dehors de ses heures de travail, la conduite d'un véhicule étant nécessaire à l'exercice de ses fonctions et l'état d'ébriété portant atteinte à l'image l'entreprise avec des répercussions commerciales pour les clients qui lui confiaient les clés de leur bureau (Cass. soc., 15 janv. 2014, n° 12-22117).

Mais, dans cette affaire, la faute grave reprochée au salarié est constituée par la violation de l’obligation de loyauté née de son contrat de travail. Ce n’est pas la première fois que les juges de la chambre sociale de la Cour de cassation considèrent qu’un motif tiré de la vie personnelle du salarié peut justifier un licenciement disciplinaire lorsqu’il constitue un manquement à une obligation née du contrat de travail (Cass. soc., 27 mars 2012, n°10-19.915) telle que l’obligation de loyauté (Cass. soc., 29 septembre 2014, n°13-16.661, à propos d’un salarié qui avait dissimulé sa mise en examen).

De la même façon, dans un arrêt du 17 avril 2024 (n°21/01972) la Cour d’appel de Bordeaux a déjà considéré que la dissimulation d'une relation intime entre salariés peut constituer un manquement à l'obligation de loyauté et donc une faute grave. Si les faits étaient sensiblement différents de ceux de l’arrêt commenté (une salariée avait déposé plainte pour violences et agressions sexuelles contre le directeur des ressources humaines de l'entreprise avant de la retirer et qu'il ne soit relaxé par le tribunal correctionnel, le dit DRH ayant ensuite été licencié pour faute grave, la lettre de licenciement lui reprochant d'avoir « entretenu des relations très intimes avec une salariée », ces faits « ayant eu des conséquences préjudiciables pour la salariée concernant la poursuite de son contrat de travail que pour le reste du personnel »), la motivation de la décision rendue par les juges du fond participe de la même logique. Ils estiment en effet « qu'en entretenant une relation intime avec la salariée, le DRH a contrevenu à l'obligation de neutralité pesant sur le directeur des ressources humaines et manqué à l'obligation de loyauté à l'égard de son employeur qu'il n'avait pas informé de sa situation personnelle et des conséquences de celles-ci sur l'exercice de ses fonctions ». La cour d'appel constate en effet que le DRH supervisait voire intervenait dans l'exercice des fonctions de responsable des ressources humaines prenant part, même à titre consultatif, aux décisions relatives aux procédures et décisions disciplinaires et à l'évolution de la carrière des salariés.

Compte tenu de la décision rendue par la chambre sociale de la Cour de cassation, nous pouvons penser que le pourvoi formé contre cet arrêt de la Cour d’appel de Lyon sera lui aussi rejeté.

Dans l’espèce objet de la présente note en effet, en charge de la gestion des ressources humaines, le salarié avait dissimulé sa relation amoureuse avec une salariée investie de mandats syndicaux et de représentation du personnel. Au-delà de cette dissimulation, ce sont les conséquences produites par ce fait sur l'entreprise qui justifient une mesure de licenciement disciplinaire en raison des fonctions occupées. Il appartient alors à l'employeur de démontrer en quoi cela perturbe l'activité de l'entreprise.

Or, la lettre de licenciement précisait que la salariée avec laquelle il entretenait une relation amoureuse avait participé à différents mouvements de grève et d'occupation d'un des établissements de l'entreprise mais encore, lors de la mise en œuvre d'un projet de réduction d'effectifs, à diverses réunions où son compagnon représentait la direction et au cours desquelles des sujets sensibles relatifs à des plans sociaux avaient été abordés.

La chambre sociale de la Cour de cassation approuve les juges du fond d’avoir déduit, contrairement à ce que soutenait le demandeur au pourvoi, un manquement à l’obligation de loyauté du salarié en raison de la dissimulation d’un fait en lien avec l’activité professionnelle ou pouvant avoir des conséquences sur celle-ci et un conflit d’intérêt en raison des fonctions occupées par le salarié, titulaire de fonctions de direction et de la salariée investie de mandats de représentation les ayant amenés à participer à plusieurs réunions sur des sujets sensibles sans qu’il soit nécessaire que l’employeur établisse l’existence d’un préjudice.

Ce n'est pas le fait que le salarié ait entretenu une liaison avec une autre salariée sans en avoir informé son employeur qui est en lui-même constitutif d’une faute mais sa dissimulation au regard des conséquences que cette relation pouvait avoir sur l'accomplissement des missions du salarié, en l’occurrence, un conflit d’intérêts. La vie amoureuse relève en effet de la sphère de la vie privée. La Cour de cassation a d’ailleurs consacré dans l’arrêt Nikon du 2 octobre 2001 le droit du salarié au respect de sa vie privée y compris au temps et au lieu de travail. Par conséquent, les salariés n'ont pas l'obligation de déclarer à l'employeur leur histoire amoureuse avec un collège pas plus que l'employeur n'a le droit de s'immiscer dans la vie intime de ses employés.

 Dans la mesure où sont prises en compte les conséquences de la relation amoureuse sur les missions du salarié, les fonctions occupées par ce dernier au sein de l'entreprise constituent alors et aussi un élément déterminant : le manquement professionnel s'apprécie en effet au regard des fonctions exercées. Or, plus le niveau de responsabilité est élevé plus le risque de conflit d'intérêt est important, a fortiori lorsque le salarié est investi de fonctions de direction. Le fait d’occuper de telles fonctions et d’entretenir une relation amoureuse avec une salariée investie de mandats de représentation peut en effet générer un tel conflit. Dans l’exercice de ses fonctions de directeur des ressources humaines, le salarié doit faire preuve de neutralité. De la même façon, l’exercice de fonctions de représentation du personnel nécessite une indépendance vis-à-vis de l’employeur.

Or, en l’espèce, les deux salariés ont, dans le cadre de leurs fonctions et mandats respectifs, participé de manière conjointe à des réunions relatives à la mise en œuvre d’un projet de réduction d’effectifs, à un plan social faisant planer un doute sur la neutralité du directeur des ressources humaines.

Aussi, lorsque les relations amoureuses d’un salarié investi de fonctions de direction avec un autre salarié de l’entreprise sont susceptibles d’avoir des conséquences sur l’exercice des fonctions, il est tenu d’en informer son employeur sous peine de violation de son obligation de loyauté. Telle est donc la solution qui découle de cette jurisprudence et favorise une immixtion de l’employeur dans la sphère de la vie privée du salarié. Quid alors de la situation inverse ? Lorsqu’un salarié informe dès le départ son employeur de l’existence d’une relation amoureuse avec un autre salarié de l’entreprise, cela ne semble pas pouvoir constituer un manquement à son obligation de loyauté de nature à justifier une sanction disciplinaire mais pourra sans doute amener l’employeur à engager une procédure de modification du contrat consistant à retirer certaines responsabilités et ses fonctions de direction pour éviter tout conflit d’intérêt. Il s’agirait alors d’une mesure « préventive » dans la mesure où il résulte de cette décision de la Cour de cassation qu’il n’est pas nécessaire d’établir l’existence d’un préjudice pour l’entreprise.

Monique Ribeyrol

 

Un propos raciste suffit à engager la responsabilité de l’employeur pour harcèlement discriminatoire (Soc. 14 mai 2024, n°22-16.287)

Alors que la notion de harcèlement discriminatoire est présente dans notre droit depuis 2008 (Loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations, art. 1), sa mobilisation dans le cadre du contentieux prud’homal demeure finalement assez rare. Il faut dire que l’absence de rappel de ce type de harcèlement dans le Code du travail n’aide pas les justiciables à correctement qualifier les faits dont ils sont victimes. Ces derniers, lorsqu’ils sont victimes de propos racistes, se reportent bien souvent sur les notions plus familières de discrimination et/ou de harcèlement moral.

Or, la notion de harcèlement discriminatoire présente des atouts non négligeables pour le justiciable en situation d’y avoir recours. Tout d’abord, il ne nécessite pas une répétition de faits comme le harcèlement moral. Un fait unique suffit dans la même logique que l’un des comportements assimilés à du harcèlement sexuel par l’article L. 1153-1 2° du Code du travail, à ceci près qu’aucun caractère de « gravité » de l’acte n’est mentionné par l’article 1 de la loi de 2008 dans la définition du harcèlement discriminatoire. Ensuite, la dégradation objective des conditions de travail n’est pas non plus requise, il suffit que l’acte ait eu « pour objet ou pour effet de porter atteinte à [la] dignité ou de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant ».

La Cour de cassation n’a été que très rarement saisie de cette notion et c’est à notre connaissance la première fois qu’elle statue sur sa qualification et son régime juridique. C’est en cela que l’arrêt du 15 mai 2024 n°22-16.287 rendu par la chambre sociale est intéressant.

Dans cette affaire, une salariée a dénoncé des propos tenus par sa supérieure hiérarchique à l’occasion d’un diner de Noël organisé par le comité d’entreprise. La salariée, estimant ces propos racistes, a saisi la juridiction prud’homale, notamment, pour faire reconnaître le harcèlement moral discriminatoire dont elle s’estimait victime. Avant cela, elle a signalé auprès de collègues représentants du personnel et de son employeur les faits en cause et une enquête du CHSCT a été diligentée. Cette dernière, jugée partiale par la salariée, a tout de même révélé qu’« aucun élément ne permet d’établir à l’encontre de Madame A des faits de harcèlement discriminatoire sur la personne de Madame X depuis son embauche […] En revanche, il apparaît qu’il a été fait allusion à sa couleur de peau au travers de propos, de provocations, qui ont été ressenties par certaines personnes présentes comme des propos déplacés ».

Un fait unique suffit

Cette affaire donne l’occasion de constater que la Cour de cassation entend appliquer à la lettre le régime du harcèlement discriminatoire particulièrement favorable à la victime.

La Cour de cassation casse la décision d’appel qui a écarté le harcèlement discriminatoire au motif qu’il n’y aurait eu qu’un seul fait à « connotation raciste ». Or, la Cour de cassation rappelle qu’un seul fait, un seul propos raciste tenu à l’égard de la salariée, suffit. Il n’est donc pas correct de tenter d’appliquer la qualification de harcèlement moral, et donc l’exigence de répétition des faits, à la situation d’un harcèlement discriminatoire. En cela, on se rapproche davantage de la logique du harcèlement sexuel qui peut être caractérisé par un seul fait « grave ». À ceci près que dans l’hypothèse du harcèlement discriminatoire, la mobilisation d’un motif prohibé dispense de démontrer la gravité des faits.

Elle ajoute, en réponse au surplus énoncé par la cour d’appel, que ce fait relève bien de la vie professionnelle de la salariée, quand bien même il serait survenu au cours d’un évènement organisé par le Comité d’entreprise et non par l’employeur. Ce détail est intéressant puisque la responsabilité de l’employeur est engagée finalement du seul fait d’avoir recruté et conservé à son service une personne pouvant tenir des propos racistes.

Interrogation persistante autour du régime de justification par l’employeur

On peut s’interroger sur les justifications qui auraient pu être apportées et les actes qui auraient pu être pris par l’employeur pour se dégager de sa responsabilité. Il s’agit ici d’un point évoqué très rapidement dans la décision (faute pour la cour d’appel de ne pas avoir retenu le harcèlement discriminatoire en premier lieu). La Cour de cassation se limite à rappeler qu’une fois les éléments de faits laissant supposer l’existence d’une discrimination par la salariée, l’employeur doit démontrer que ses décisions sont justifiées par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination (art. L. 1134-1 du Code du travail). La Cour invite donc la cour d’appel de renvoi à appliquer le régime de justification des discriminations et non pas celui du harcèlement.

C’est assez perturbant et ne manquera pas de poser difficulté aux futurs juges du fond. Techniquement l’employeur n’a pris aucune décision, encore moins discriminante, puisqu’il n’est pas l’auteur des propos racistes en cause. Lui demander de se justifier pour ne pas être condamné pour discrimination revient à lui demander de se faire « l’avocat du diable » et de justifier des propos injustifiables et ouvertement discriminants avec lesquels il est, potentiellement, en profond désaccord. La responsabilité civile de l’employeur du fait de son préposé joue ici à plein régime. Le préposé commet une infraction pénale, l’employeur est civilement responsable auprès de la victime et contractuellement responsable à l’égard de cette même victime lorsqu’elle a la qualité de salariée. Charge ensuite pour l’employeur d’engager la responsabilité civile contractuelle du salarié fautif en prenant les mesures appropriées pour le sanctionner et/ou obtenir réparation du préjudice causé. 

Le harcèlement discriminatoire relevant tout de même du harcèlement moral (simplement une forme particulière), la salariée victime est légitime à demander réparation au titre du manquement à l’obligation de sécurité (art. L. 1152-4 et L. 4121-1 du Code du travail). Dans ce cadre, et lui seul, l’employeur pourrait se dégager de sa responsabilité en démontrant avoir pris des mesures pour :

-          prévenir ce type d’évènement (via des formations de ses personnels et managers sur la discrimination et le harcèlement),

-          protéger la victime (par exemple en faisant immédiatement cesser le comportement : Soc. 17 oct. 2018, n°16-25.438),

-          réparer son préjudice (une transaction est envisageable pour ce type d’évènement),

-          et sanctionner l’auteur du comportement discriminatoire (on rappelle que tenir des propos racistes, même une seule fois, même après 16 ans sans aucune faute est considéré comme une faute grave justifiant le licenciement du salarié : CA Douai, 18 déc. 2020, n°17/03769 citée par DDD, décision n°2021-106 du 19 nov. 2021. La sanction de l’auteur des faits est une mesure attendue de la part de l’employeur (art. L. 1152-5 et L. 1153-6 du Code du travail, pour une application à des faits d’espèce similaires).

On notera que les deux régimes de justification qui seront mobilisables dans ce contentieux sont en totale contradiction l’un avec l’autre. Le premier consiste soit à rendre l’employeur responsable sans faute de sa part, soit à l’obliger de défendre l’indéfendable, ajoutant ainsi de la maltraitance à l’égard de la salariée victime du propos initial. Le second consiste à demander à l’employeur de prévenir le risque, de protéger la victime en faisant cesser le comportement problématique, de l’indemniser du préjudice subi et enfin de sanctionner l’auteur. Ces deux attitudes sont en totale contradiction et si l’on veut que les employeurs se comportent « bien » à l’égard des victimes de discrimination, promouvoir l’approche retenue dans le cadre du régime de l’obligation de sécurité en ajoutant une obligation d’indemnisation immédiate et non dérisoire de la salariée victime serait préférable aux mécanismes traditionnels de la responsabilité civile du fait du préposé.

L’indemnisation du préjudice de la salariée

Les dommages et intérêts pouvant être octroyés en raison d’un harcèlement discriminatoire dépendent du préjudice subi par la salariée. La sanction civile consistant à rendre « nul » tous les actes discriminatoires (art. L. 1132-4 du Code du travail) n’a que peu d’intérêt en matière de harcèlement. La victime pourra avoir quelques difficultés à démontrer un préjudice important et un lien de causalité à la suite d’une remarque raciste. L’atteinte à la dignité ne bénéficie d’aucun plancher d’indemnisation et est particulièrement difficile à démontrer ce qui est la promesse d’une indemnisation dérisoire. C’est pourquoi la mobilisation du manquement à l’obligation de sécurité est nécessaire pour garantir une réparation minimale. Si la victime est bien conseillée, comme en l’espèce, elle ajoutera à ses demandes une requalification de son CDD en CDI (au motif d’une transmission tardive du contrat contraire à l’article L. 1242-3 qui entraînait sous l’empire de la loi applicable avant les ordonnances macron de 2017 un droit à requalification en CDI) avant d’en demander la résiliation judiciaire. Une telle requalification ayant été admise, la résiliation judiciaire pourra, grâce à la reconnaissance du harcèlement moral discriminatoire, produire les effets d’un licenciement nul. L’intégralité des salaires non versés entre la fin du CDD et la décision de justice prononçant la nullité sera due, de même que les cotisations afférentes. Les plafonds d’indemnisation des barèmes Macron seront également levés pour indemniser intégralement le préjudice lié à la perte de l’emploi. La requalification et la rupture du contrat apparaissent donc comme un préalable nécessaire pour garantir une indemnisation importante du préjudice de la salariée victime de harcèlement discriminatoire.

La portée explosive du contentieux pour harcèlement discriminatoire est ici clairement visible : la salariée est en mesure d’obtenir une indemnisation très importante en raison d’un seul fait de harcèlement discriminatoire, contrairement au harcèlement moral qui en nécessite plusieurs, ce fait n’a pas à présenter une gravité particulière, contrairement au harcèlement sexuel, et pour l’heure la justification est impossible à apporter par l’employeur pour se dégager de sa responsabilité dans la mesure où il s’agira de démontrer que des propos racistes tenus par un autre que lui ne sont en rien discriminatoires...

Marie Peyronnet

 

L’action en exécution d’un accord collectif initiée par un syndicat ne requiert pas la mise en cause de tous les signataires Cass. soc. 15 mai 2024, n°22-12.780, Publié au bulletin

 

Le contexte. Le Code du travail reconnaît la capacité civile des syndicats professionnels. Aux termes de l’article L. 2132-3, ces derniers « ont le droit d’agir en justice. Ils peuvent, devant toutes les juridictions, exercer tous les droits réservés à la partie civile concernant les faits portant un préjudice direct ou indirect à l'intérêt collectif de la profession qu'ils représentent ». Cette action, dite dans l’intérêt collectif de la profession, consacrée par la loi du 12 mars 1920, doit être distinguée de l’hypothèse dans laquelle un syndicat agit en son nom propre et en sa qualité de signataire de l’accord. L’article L. 2262-11 du Code du travail prévoit en ce sens que « les organisations ou groupements ayant la capacité d'agir en justice, liés par une convention ou un accord, peuvent intenter en leur nom propre toute action visant à obtenir l'exécution des engagements contractés et, le cas échéant, des dommages-intérêts contre les autres organisations ou groupements, leurs propres membres ou toute personne liée par la convention ou l'accord ». Exception faite de l’identification des chefs de préjudices et de leur évaluation, la différence entre ces deux figures contentieuses ne doit toutefois pas être exagérée. Depuis 2007, en effet, les syndicats, qu’ils soient ou non signataires de l’accord, sont recevables à solliciter l’exécution d’un accord collectif, « son inapplication causant nécessairement préjudice à l'intérêt collectif de la profession » (Cass. soc., 3 mai 2007, n° 05-12.340, PB). Contrairement aux recours en l’annulation, dont les conditions ont été durcies par les ordonnances « Macron » de septembre 2017 (C. trav. art. L. 2262-14), la voie de l’exécution forcée est plus largement ouverte. Non seulement le syndicat demandeur n’a pas à faire la preuve de sa représentativité (G. Dumortier, G. Loiseau, P. Lokiec, L. Pécaut-Rivolier, Droit de la négociation collective, Dalloz Action, 2e éd., 2024-2025, n°612-21), mais il n’est pas non plus contraint de mettre en cause l’ensemble des signataires de l’accord, comme en témoigne la décision sous analyse.

 

L’affaire. En l’espèce, un accord avait été conclu entre un CSE et plusieurs organisations syndicales afin d’établir une « grille de classification et rémunération » applicable aux salariés dudit comité. Estimant que l’augmentation effective des salaires était inférieure aux engagements pris par le comité, le syndicat CFDT assignait ce dernier devant le tribunal judiciaire pour obtenir sa condamnation, sous astreinte, à procéder aux augmentations annuelles collectives au moins égales à celles prévues par l'article 2 de l’accord. La CFDT sollicitait également le paiement de dommages-intérêts en réparation du préjudice subi en sa qualité de syndicat signataire de l'accord et dans le cadre de sa défense des intérêts collectifs de la profession. En défense, le comité soulevait une fin de non-recevoir tirée du défaut de mise en cause, par le syndicat CFDT, de la totalité des signataires de l'accord. L’argument fut accueilli par la cour d’appel de Paris qui jugea irrecevable l’action de la CFDT. Les juges retinrent que le litige avait pour objet l’exécution d’une ou plusieurs obligations conventionnelles, ce qui supposait « à tout le moins une interprétation de ces dispositions ». Or, selon les juges du fond, « il est constant que la demande qui a pour objet l'exécution d'un acte par nature conventionnel, ne peut être présentée en justice que si la totalité des signataires de l'accord ont été appelés dans la cause ». La CFDT forma un pourvoi, au motif que la cour d’appel avait subordonné l’exercice de l’action en exécution à la mise en cause de tous les signataires de l’accord, alors qu’une telle condition ne figure ni à l’article L. 2262-11, ni à l’article L. 2132-3 du Code du travail.

 

La solution. Par une décision en date du 15 mai 2024, la chambre sociale de la Cour de cassation casse l’arrêt rendu par les juges parisiens. Elle rappelle, tout d’abord, qu’« indépendamment de l'action réservée par l'article L. 2262-11 du code du travail aux syndicats liés par une convention ou un accord collectif de travail, les syndicats professionnels, qu'ils soient ou non signataires, sont recevables à demander sur le fondement de l'article L. 2132-3 de ce code, l'exécution d'une convention ou d'un accord collectif de travail, même non étendu, son inapplication causant nécessairement un préjudice à l'intérêt collectif de la profession ». La Cour énonce ensuite que « l'action d'un syndicat en exécution d'un accord collectif, qu'il en soit ou non signataire, n'est pas subordonnée à la mise en cause de tous les signataires de l'accord ». Elle souligne que « pour déclarer irrecevable l'action du syndicat CFDT, l'arrêt retient que le litige a pour objet de poursuivre l'exécution d'une ou plusieurs obligations prévues par l'article 2 du chapitre 2 de l'accord d'entreprise du 26 août 2013, qui suppose à tout le moins une interprétation de ces dispositions, et que le syndicat CFDT ne pouvait pas engager son action devant le tribunal judiciaire sans mettre en cause les autres syndicats signataires de l'accord ». En statuant ainsi, la cour d'appel a par conséquent violé les textes susvisés.

 

Un alignement sur l’action en interprétation de l’accord collectif. La décision s’inscrit dans le sillage de la jurisprudence relative à l’interprétation des accords collectifs. Dans le cas où la norme conventionnelle manque de clarté, celle-ci « doit être interprétée comme la loi, c'est à dire d'abord en respectant la lettre du texte, ensuite en tenant compte d'un éventuel texte législatif ayant le même objet et, en dernier recours, en utilisant la méthode téléologique consistant à rechercher l'objectif social du texte » (Soc. 25 mars 2020, n°18-12467, PB, BJT mai 2020, n° 113m8, p. 43, note F. Bergeron). Si l’on peut regretter une telle grille de lecture qui occulte la dimension contractuelle de l’accord collectif (F. Géa, « L’interprétation des conventions et accords collectifs. Une question à reconsidérer ». RJS 2020, p. 771), l’action en interprétation n’implique pas la mise en cause de l’ensemble des signataires, à l’image de la décision sous commentaire (N. Gssime, note sous Cass. soc.15 mai 2024, n°22-12.780, PB, SSL 2024, n°2100, p. 20).

 

Vers une autonomie processuelle du contentieux de l’exécution de l’accord collectif ? Sur le plan des fondements juridiques, l’interprétation des dispositions du Code du travail entourant l’action en justice des organisations syndicales n’est peut-être pas aussi littérale que la Cour de cassation le laisse entendre. Il est vrai que les articles L. 2132-3 et L. 2262-11 précités n’exigent pas la mise en cause de tous les signataires de l’accord préalablement à l’action en exécution devant le juge judiciaire. Pour autant, le silence des règles spéciales, d’essence travailliste, ne permet pas nécessairement de conclure à l’absence de tout formalisme au sens des règles générales posées par le Code de procédure civile. Son article 323, en particulier, dispose que « lorsque la demande est formée par ou contre plusieurs cointéressés, chacun d'eux exerce et supporte pour ce qui le concerne les droits et obligations des parties à l'instance ». A cet égard, on comprend que la nature contractuelle et multilatérale de l’accord ait pu convaincre les juges du fond de faire application d’une règle processuelle propre à l’action en exécution des contrats. Leur raisonnement trouvait par ailleurs un écho dans la montée en puissance de l’accord majoritaire. Le Professeur Bugada observe en ce sens qu’« un syndicat, minoritaire bien que signataire, peut rechercher le forçage judiciaire du contrat collectif sans que le juge ait entendu les participants à sa négociation et à sa signature. La forme asymétrique du litige contraste avec la géométrie de l'accord majoritaire » (A. Bugada, note sous Cass. soc.15 mai 2024, n°22-12.780, PB, JSL 2024, n°587). A l’arrivée, la solution dégagée par la Cour de cassation exprime une forme d’autonomie processuelle du contentieux de l’exécution de l’accord collectif.

 

Les limites à l’autonomie processuelle du contentieux de l’exécution de l’accord collectif. Au cas d’espèce, l’absence d’obligation de mise en cause de l’ensemble des signataires s’accorde à la physionomie de l’accord. Portant revalorisation des rémunérations, celui-ci fait naître des obligations à la charge exclusive de l’employeur. Ainsi, s’agissant d’un accord assimilable à un contrat unilatéral, la mise en cause du seul débiteur, en l’occurrence le CSE employeur, se conçoit aisément sur le plan pratique. En dehors de cette configuration, cependant, la transposition de la solution poserait plusieurs difficultés. Tout d’abord, on imagine mal que l’action en exécution d’un accord collectif synallagmatique, prévoyant des obligations réciproques et interdépendantes entre l’employeur et les salariés, voire entre l’employeur et les organisations signataires, fasse l’économie d’une mise en cause de l’ensemble des parties. De la même manière, il serait malvenu qu’un syndicat non-signataire sollicite l’exécution d’un accord sans impliquer dans son action les organisations qui y sont parties. Ensuite, la solution énoncée dans la décision du 15 mai 2024 ne paraît pas devoir être étendue aux contentieux de l’invalidité de l’accord collectif. Qu’il s’agisse d’un recours en annulation ou d’une demande d’inopposabilité fondée sur une exception d’illégalité, l’action qui tend à contester la licéité d’une norme issue d’un accord de volonté implique, à notre sens, la mise en cause des parties à l’acte litigieux.

 

Lucas Bento de Carvalho

Le parcours contentieux du contrôle de la recherche d'emploi : Bref aperçu d'un parcours d'obstacles de plus pour accéder au juge-objet d'u droit fondamental

Tel que le législateur le rappelait à l’occasion de l’adoption de la loi de 1998[1], le droit au juge est bien l’un des droits fondamentaux dont l’accès contribue à lutter contre l’exclusion.

Les énoncés de droit positif qui le consacrent, à valeur internationale, européenne ou relevant du droit interne, s’ils peuvent parfois en préciser les contours, n’imposent pour aucun d’entre eux que cet accès soit simple, rapide ou efficace. Les auteurs de doctrine, prenant le droit au juge comme objet, ont développé et en ont proposé des conceptions parfois très extensives[2]. Mais jusqu’à nouvel ordre, les auteur.ice.s dogmatico-doctrinaux n’ont pas le pouvoir d’imposer leurs conceptions aux pouvoirs publics. Ces derniers doivent d’ailleurs concilier le sens de règles de principe avec des impératifs multiples lorsqu’ils s’attèlent à la mise en œuvre des dispositifs visés, notamment des contraintes matérielles et budgétaires.

Si cette réalité peut s’entendre, elle ne peut justifier que le droit au juge soit à ce point remis en cause par la complexité et les freins pesant sur les conditions de sa mobilisation.

S’agissant de l’accès au juge des personnes demandeuses d’emploi ayant subi une décision défavorable dans le cadre d’un contrôle de leur obligation de recherche d’emploi par l’institution compétente (Pôle emploi puis France Travail), la sollicitation du juge pour résoudre le litige relève, une fois n’est pas coutume en matière de droits sociaux, d’un véritable parcours d’obstacles.

Mis à jour à l’occasion d’un projet de recherche pluridisciplinaire intitulé NACCRE (Normes, Agents, Contentieux dans le Contrôle de la Recherche d’Emploi)[3], le parcours contentieux du contrôle de l’obligation de recherche d’emploi mérite intérêt. Dans le cadre d’un travail conjoint conduit par des sociologues (Jean-Marie Pillon et Claire Vivès), politistes (Luc Sigalo Santos) et juristes (Laure Camaji, Tristan Pellerin et Claire Magord), nous observons l’ensemble des acteurs qui « fabriquent » la norme de l’obligation de recherche d’emploi. Afin d’analyser l’effectivité des droits, nous incluons dans la « fabrique du droit » aussi bien son élaboration, son application et les effets des différentes formes de recours.

Le parcours contentieux de l’obligation de recherche d’emploi n’est pas singulier dans le champ du droit social. Au contraire, sa description et son analyse sous l’angle de l’accès au(x) droit(s) illustrent à nouveau à quel point en matière sociale, la saisine du juge est appréhendée comme devant demeurer exceptionnelle pour régler un conflit entre l’administration et l’usager du service public, au sens du Code des relations entre le public et l’administration. L’ambition des décideurs publics est ici réalisée, et de manière particulièrement efficace.

Il faut présenter les règles qui encadrent le cheminement d’une contestation engagée à l’encontre d’une décision administrative défavorable individuelle prise par Pôle emploi dans le cadre de sa mission de contrôle de l’obligation de recherche d’emploi. Après avoir exposé le cadre théorique mis en œuvre pour conduire l’analyse (I), le parcours sera présenté de manière synthétique à travers deux phases qui peuvent ou non se succéder : une première, non juridictionnelle (II) et une seconde, devant les juridictions compétentes en la matière (III).

I. Approche théorique du parcours contentieux de l’obligation de recherche d’emploi

La notion de « parcours » est couramment utilisée dans le domaine des sciences sociales mais elle l’est moins en droit. Le parcours est un enchaînement de phases, de situations ou d’actions qui peuvent être appréhendées d’un point de vue chronologique et dont l’unité tient à l’identité du sujet qui l’emprunte. Il peut être séquencé, puisque l’intérêt du recours à ce terme réside dans l’appréhension globale d’un ensemble de phases trouvant leur unité dans l’identification des acteurs/cibles et de la fin visée.

Avec toute la vigilance qui s’impose, le juriste peut utiliser cette notion de parcours contentieux pour moduler les contours classiques d’une étude portant sur la procédure. L’approche consiste alors à étudier les règles, un peu à la manière du cameraman réalisant un travelling, en suivant le demandeur d’emploi sanctionné pour défaut ou défaillance dans le respect de son obligation de recherche d’emploi tout au long de son cheminement procédural de contestation de la décision.

La notion de parcours contentieux présente en effet l’intérêt d’appréhender ensemble le contentieux et l’accès au(x) droit(s). Le « droit au juge » peut être articulé avec les droits des chômeurs, comme celui à l’indemnisation ou à l’inscription sur la liste des demandeurs d’emploi. Ces droits sont l’objet des revendications portées devant les juridictions par les justiciables. Le procès étant en effet un mode de réalisation du droit[4], le juge apparaît comme un vecteur de cette réalisation.

II. La phase non juridictionnelle de la contestation

L’apparition d’un différend entre Pôle emploi/France Travail et le demandeur d’emploi par l’émission d’une sanction décidée par le premier envers le second ouvre ce parcours.

Les voies de contestation ouvertes aux demandeurs d’emploi sanctionnés constituent l’objet de l’étude. Cette dernière porte donc, en amont de toute saisine d’un juge, sur les procédures permettant de contester les décisions de sanction dès leur notification, qu’il s’agisse de procédures gracieuses (au sens où leur engagement ne constitue qu’une possibilité ouverte au demandeur d’emploi et non une obligation à toute autre action) ou de celles qui constituent des préalables obligatoires à la saisine du juge. Relevant d’une phase non juridictionnelle, ces procédures peuvent avoir une influence sur l’accès au juge et au final sur l’accès au droit des chômeurs.

A l’issue d’une opération de contrôle de la recherche d’emploi par Pôle emploi, l’objet de la contestation est une décision administrative défavorable individuelle prenant jusqu’à lors les formes suivantes : une radiation de la liste des demandeurs d’emploi et éventuellement une suppression du revenu de remplacement[5]. Cette décision peut être contestée d’abord par une réclamation formulée auprès de Pôle emploi/France Travail puis dans le cadre d’une médiation préalable obligatoire (MPO). La réclamation, évoquée notamment dans la Charte du médiateur national de Pôle emploi[6], trouve peut-être sa source en droit positif à l’article L. 5312-12-1 du Code du travail mentionnée alors par le vocable « démarches ». Quoi qu’il en soit, la réclamation est évoquée à de nombreuses reprises dans la documentation interne de l’institution[7] comme un préalable obligatoire à l’engagement d’une médiation obligatoire, instaurée depuis le 1er juillet 2022, notamment concernant les décisions visant à sanctionner une recherche d’emploi défaillante ou insuffisante[8]. Dès lors, bien que l’articulation et la distinction entre les deux dispositifs de contestations non juridictionnels ne soient pas clairement établies en droit positif, de fait, les demandeurs d’emploi qui souhaitent contester une décision de sanction les concernant devront franchir deux étapes non juridictionnelles avant de pouvoir accéder à une juridiction.

La médiation préalable obligatoire doit être engagée dans un délai de deux mois à compter de la date de notification de la décision contestée[9] (cette durée de deux mois doit inclure également la « réclamation » précédemment évoquée) devant le médiateur régional. A compter de la fin de la médiation[10], le demandeur d’emploi qui souhaite poursuivre sa contestation devant la juridiction compétente dispose à nouveau d’un délai de 2 mois pour la saisir.

La Charte du médiateur national indique précisément que le Médiateur ne prend pas de décision mais qu’il formule éventuellement des recommandations. Dès lors, sachant que les contestations portées devant une juridiction administrative ont pour objet un acte administratif qui peut notamment prendre la forme d’une décision administrative individuelle défavorable, la décision contestée devant la juridiction compétente demeure la primo décision rendue à l’issue de la procédure de sanction conduite par Pôle emploi.

En cas d’échec des dispositifs non juridictionnels de règlement des différends entre l’institution et les demandeurs d’emploi, la contestation peut se poursuivre devant les juridictions compétentes, à savoir en première instance les tribunaux administratifs.

III. La phase juridictionnelle de la contestation

Le contentieux du contrôle de la recherche d’emploi relevant de la catégorie des contentieux sociaux, il est encadré par des règles en partie dérogatoires à celles qui s’appliquent à la procédure administrative juridictionnelle de droit commun. Cette spécificité s’incarne notamment par la création en 2013 du Chapitre 2 bis « les contentieux sociaux » du Code de justice administrative ; ainsi, « sont présentées, instruites et jugées selon les dispositions du présent code, sous réserve des dispositions du présent chapitre, les requêtes relatives aux prestations, allocations ou droits attribués au titre de l'aide ou de l'action sociale, du logement ou en faveur des travailleurs privés d'emploi »[11]. Certaines règles applicables au contentieux du contrôle de la recherche d’emploi sont donc celles de droit commun, applicables en général aux litiges administratifs. D’autres sont spéciales, le pouvoir règlementaire ayant jugé nécessaire de les adapter à la particularité des contentieux sociaux.

Notamment, le contentieux administratif du chômage est traité, comme l’ensemble des contentieux sociaux confiés à la compétence des tribunaux administratifs, dans le cadre d’une formation à juge unique[12]. Dans la même optique de diminuer la charge des contentieux sociaux sur le fonctionnement des juridictions de première instance, le président de la formation de jugement peut décider de se dispenser de conclusions du rapporteur public[13], ce qui est quasiment systématiquement le cas en la matière. Également, le contentieux administratif du chômage fait partie des instances pour lesquelles est instituée une dispense d’avocat[14]. L’obligation de représentation réapparait dès lors que la contestation est portée en cassation devant le Conseil d’État[15]. Enfin, comme l’ensemble des contentieux sociaux relevant de l’ordre juridictionnel administratif, le contentieux du contrôle de la recherche d’emploi ne connaît pas d’appel. Depuis 2013, le tribunal administratif statue en premier et dernier ressort[16]. Dès lors, un justiciable mécontent du jugement rendu par le tribunal administratif devra se pourvoir directement en cassation devant le Conseil d’État.

S’agissant de la procédure, on peut relever que certaines règles apparaissent comme bienveillantes ou, à tout le moins, spécifiquement adaptées à la particulière vulnérabilité présupposée des justiciables. Par exemple, les exigences en matière de motivation de la requête sont très relâchées[17] dès lors que le requérant n’est ni représenté par un avocat ni utilisateur d’un des formulaires parfois mis à disposition par les tribunaux administratifs pour aider à la saisine[18]. Pour bénéficier de cette bienveillance des juges, il faut donc confirmer sa vulnérabilité en ne mobilisant pas les outils qui sont mis à sa disposition… L’instruction trouve aussi un régime particulier puisqu’elle peut être close au-delà de la date de l’audience une fois que les parties ont éventuellement pu formuler des observations orales[19].

La complexité du parcours, notamment du fait de la phase non juridictionnelle, est sans doute l’un des facteurs pouvant expliquer le faible nombre de jugements rendus en première instance par les tribunaux administratifs et portant sur une sanction d’une recherche d’emploi défaillante (les données seront présentées dans le rapport final dont la parution est prévue début 2025). Au-delà de ce constat, peu original pour la matière sociale, on s’étonne que le législateur n’ait pas considéré pertinent d’intégrer le contentieux du chômage dans le champ de sa réforme de modernisation de la justice du XXIe siècle. En effet, les justiciables doivent toujours déterminer qui, d’une juridiction de l’ordre judiciaire ou d’une relevant de l’ordre administratif, est compétente, dès lors qu’un litige les opposent à Pôle Emploi / France Travail. Enfin, pour faire un pas du côté du contentieux judiciaire de l’assurance chômage, le contentieux lié à l’allocation chômage n’a pas été confié à la compétence du pôle social, créé à l’occasion de cette réforme (et spécialement composé pour s’adapter à la singularité des contentieux sociaux) mais demeure de celle du tribunal judiciaire (formation de droit commun).

 Claire Magord

 


[1] Loi n° 98-657 du 29 juillet 1998 d’orientation relative à la lutte contre les exclusions.

[2] Pour des références, v. C. Magord, Le parcours contentieux de l’aide sociale, thèse soutenue en 2015 à Saint Etienne en ligne sur HAL, https://theses.hal.science/tel-01457403/

[3] Financé par l’IERDJ, toujours en cours, et pour lequel la diffusion du rapport final est prévue début 2025.

[4] L. CADIET, J. NORMAND, et S. AMRANI MEKKI, Théorie générale du procès, 2è éd., Thémis droit, PUF, 2013, p. 3 ; H. MOTULSKY (préf. P. Roubier), Principes d’une réalisation méthodique du droit privé. La théorie des éléments générateurs des droits subjectifs, Dalloz, 2002.

[5] Art. L. 5426-1-2 al. 3 du Code du travail. Le décret devant préciser le nouveau régime de sanction dans le cadre de la dernière réforme de l’assurance chômage n’est pas encore paru. La mise en œuvre de cette réforme a été repoussée au 31 juillet 2024 par le Décret n° 2024-648 du 30 juin 2024 relatif au régime d'assurance chômage.

[7] Documentation recueillie à l’occasion du projet de recherche NACCRE au sein duquel s’intègre l’étude du parcours contentieux.

[8] Art. R. 5412-8, radiation de la liste des demandeurs d’emploi - et R. 5426-11, suppression du revenu de remplacement - du Code du travail.

[9] Art. L. 213-13 et R. 213-10 du Code de justice administrative.

[10] Déterminée par l’art. L. 213-13 du Code de justice administrative.

[11] Art. R. 772-5 du Code de justice administrative.

[12] Art. R. 222-13, 1° du Code de justice administrative.

[13] Art. R. 732-1-1, 6° du Code de justice administrative.

[14] Art. R. 431-2 et R. 431-3 du Code de justice administrative.

[15] Art. R. 821-3 du Code de justice administrative.

[16] Art. R. 811-1, 1° du Code de justice administrative.

[17] Art. R. 772-6 du Code de justice administrative.

[18] Art. R. 772-7 du Code de justice administrative. V. aussi CE, 4 décembre 2019, n° 420655, Lebon, AJDA 2019, 2521 , obs. E. Maupin.

[19] Art. R. 772-9 du Code de justice administrative et CE, 1re et 6e chambres réunies, 2 octobre 2017, n° 399578.

 

 


 

Ont participé à ce numéro

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