L'Actualité juridique septembre 2024
Dernière mise à jour :
L'édito
Après 51 jours avec un gouvernement démissionnaire, la rentrée a été marquée par la nomination tant attendue d’un nouveau Premier ministre.
De brûlants dossiers attendent d’être enfin traités…il y aurait tant de choses à dire...mais comment décrypter ou analyser ce qui n’a pas encore été annoncé ?
Restons attentifs aux prochaines déclarations concernant « le monde du travail » et en attendant, toute l’équipe de l’Institut du travail de Bordeaux vous souhaite une bonne lecture !
Les commentaires
Conditions et conséquences du refus d’un congé de formation économique, sociale, environnementale et syndicale (FESES). Cass. soc., 12 juin 2024, n° 22-18.302, F-B
L'ancien congé d'éducation ouvrière, institué par la loi n° 57-821 du 23 juillet 1957, a été modifié à plusieurs reprises, prenant tour à tour la forme du congé de formation économique, sociale et syndicale (FESS), puis de congé de formation économique, sociale, environnementale et syndicale[1]. Si le contenu des formations suivies a donc évolué, le régime juridique du congé est resté relativement stable et répond encore globalement aux dispositions de la loi n° 85-1409 du 30 décembre 1985 relative au congé de FESS, ainsi qu’à ses interprétations issues d’une circulaire de 1987[2]. La jurisprudence judiciaire ne l’a pas davantage aménagé. En effet, les doigts d’une main suffisent à compter le nombre de décisions rendues, depuis dix ans, par la chambre sociale de la Cour de cassation à propos de ce congé[3]. Cette rareté ne fait que renforcer l’intérêt présenté par un arrêt, rendu le 12 juin 2024 par cette juridiction, relatif aux conditions et conséquences du refus par l’employeur d’accorder au salarié un congé pour FESES[4].
Dans cette affaire, un salarié avait été élu suppléant au comité social et économique de son établissement (CSE) et désigné délégué syndical dans la foulée. En 2022, il présentait à l’employeur une demande de congé de FESES pour 13 journées, ce qui lui était refusé en raison d’un désaccord quant au nombre maximal annuel de jours de congé que le salarié pouvait solliciter. Ce dernier saisissait le bureau de jugement du conseil de prud’hommes de Grenoble selon la procédure accélérée au fond en application des articles L. 2145-11 et R. 2145-5 du code du travail[5] et demandait que soit ordonné à la société d’autoriser son congé, mais également de lui verser des dommages et intérêts pour refus abusif du congé, pour exécution déloyale du contrat de travail et pour entrave au droit syndical. Le syndicat CGT de l’entreprise intervenait à la procédure, au titre de l’action en défense des intérêts collectifs de la profession, pour obtenir des indemnités sur les mêmes fondements, mais également au titre du non-respect par l’employeur de son obligation de consultation du CSE en cas de décision de refus de congé de FESES et en raison d’une violation par l’employeur du droit à la formation du salarié appelé à exercer des fonctions syndicales.
Par jugement du 6 mai 2022, les juges prud’homaux faisaient en partie droit à la demande du salarié en acceptant d’ordonner à l’employeur d’autoriser ces congés. Il déboutait en revanche le syndicat et le salarié de leurs différentes demandes d’indemnisation. L’employeur, le salarié et le syndicat formèrent pourvoi en cassation auxquels la chambre sociale répond par cette décision du 12 juin 2024[6]. L’arrêt apporte d’importants enseignements s’agissant des conditions du congé et de son refus par l’employeur (1), mais également s’agissant des conséquences que supporte ce dernier en cas de refus illégitime (2).
1. Conditions du congé et de son refus par l’employeur
a. Durée maximale du congé
La chambre sociale rejette d’abord le pourvoi de l’employeur relatif à la durée du congé. Elle commence par rappeler que, aux termes de l’article L. 2145-1 du code du travail, les salariés appelés à exercer des fonctions syndicales bénéficient du congé de FESES et que la durée totale des congés pris à ce titre dans l’année par un salarié ne peut excéder 18 jours. Elle précise, ensuite, que cette disposition « est propre aux salariés appelés à exercer des fonctions syndicales, auxquels les dispositions de l’article L. 2145-7 [du code du travail] ne sont pas applicables ». Elle en conclut que le conseil de prud’hommes a exactement déduit de ces textes que le salarié avait droit à un congé maximal de 18 jours.
La durée du congé de FESES est enserrée dans plusieurs limites. Une limite minimale, d’abord, puisqu’aucun congé ne peut être accordé pour une durée inférieure à une demi-journée[7]. Deux durées maximales, ensuite, qui s’appliquent distinctement selon les conditions posées par le code du travail. En principe, un salarié ne peut bénéficier de plus de 12 jours de congé de FESES par an, en application de l’article L. 2145-7 du code du travail. Une première exception est toutefois posée par ce même texte qui dispose que la durée du congé « ne peut excéder 18 jours pour les animateurs des stages et sessions » de formation. Ce texte, placé dans une section du code consacrée au « congés de FESES » s’applique à « tout salarié », champ personnel visé par l’article L. 2145-5 placé en tête de la section. Une deuxième exception figure à l’article L. 2145-1. Ce texte, placé dans une section du code intitulée « FESES », dispose en effet que « les salariés appelés à exercer des fonctions syndicales » bénéficient d’un congé de FESES pour une durée qui « ne peut excéder 18 jours ».
Le pourvoi de l’employeur s’était appuyé sur ces deux textes pour limiter à douze jours le droit à congé du salarié. Ce dernier était sans aucun doute appelé à exercer des fonctions syndicales puisqu’il était titulaire d’un mandat de délégué syndical. Il n’assumait en revanche pas de fonction d’animation de stages ou de sessions de formation. L’employeur interprétait les articles L. 2145-1 et L. 2145-5 du code du travail comme posant des conditions cumulatives et en concluait que le salarié ne pouvait bénéficier que de douze jours de congé au maximum[8]. Ce raisonnement ne pouvait toutefois pas prospérer puisque, comme nous venons de le souligner, le champ personnel des deux exceptions est différent. Pour le dire autrement, les conditions de la durée exceptionnelle de 18 jours ne sont pas cumulatives mais alternatives. Elle peut bénéficier à tout salarié, appelé ou non à exercer des fonctions syndicales, dès lors qu’il assure des missions d’animation. Elle s’applique également aux salariés appelés à exercer des fonctions syndicales, peu important qu’ils animent ou non des stages et formations.
Cette interprétation était déjà celle retenue par la circulaire de 1987. Les textes que cette circulaire interprétait ont certes été déplacés et réécrits par la recodification de 2008, mais ils n’ont pas subi de modification substantielle par l’effet des évolutions législatives intervenues depuis la loi de 1985. Il n’y avait donc pas de raison de penser que cette lecture ait évolué, malgré la confusion qui peut en effet apparaître à la lecture de ces deux textes qui donnent l’apparence d’une concurrence. Retenir que ces deux critères devaient être cumulatifs aurait conduit à une réduction très importante du champ des exceptions : les animateurs de sessions sont autrement moins nombreux que les salariés appelés à exercer des fonctions syndicales.
La faveur faite aux salariés exerçant un mandat syndical vis-à-vis des autres salariés est tout à fait logique. Impliqués dans la négociation collective, dans une activité de revendication et de participation aux institutions représentatives du personnel, les acteurs syndicaux de l’entreprise ont sans doute davantage besoin de ces formations que les salariés qui ne sont pas investis dans les relations sociales de l’entreprise ou de l’établissement. Il pourrait toutefois être objecté que, parmi ces salariés non titulaires de fonctions syndicales, figurent également des représentants élus du personnel pour lesquels la durée maximale du congé est donc réduite à 12 jours. Ces élus bénéficient certes d’autres modalités de formation en matière économique[9] ou dans le domaine de la santé et de la sécurité au travail[10], mais la durée de la première s’impute sur celle du congé de FESES. La loi fait donc le choix, qui pourrait sans doute être discuté, d’octroyer davantage de droits à formation aux représentants syndicaux qu’aux élus du personnel[11].
b. Conditions et modalités du refus de l’employeur
Lorsqu’un salarié souhaite participer à une FESES, il « a droit, sur sa demande », à des jours de congé avec maintien de sa rémunération[12]. La demande doit être présentée à l’employeur au moins 30 jours avant la date envisagée et préciser la date, la durée de l’absence et le nom de l’organisme de formation[13]. La formule employée par la loi n’est pas anodine : le salarié « a droit », ce qui semblerait indiquer que l’employeur ne peut refuser cette demande. En réalité, l’employeur est autorisé à refuser la requête dans plusieurs situations.
Premièrement, il paraît légitime de refuser le congé si la demande ne remplit pas les conditions formelles posées par la loi : respect du délai, mention de la date, de la durée et de l’organisme de formation[14]. Deuxièmement, la demande du salarié au-delà des limites maximales annuelles de 12 ou 18 jours doit pouvoir être refusée par l’employeur, même si rien ne lui interdit de l’accepter. Troisièmement, l’article L. 2145-8 du code du travail fixe un nombre maximal de jours de congés cumulés pour tous les salariés de l’établissement et limite le nombre de salariés de l’établissement pouvant être simultanément absents pour congé de FESES[15]. Avant les ordonnances du 22 septembre 2017, il fallait également tenir compte, dans ces calculs, des salariés absents pour congé de formation en santé, sécurité et conditions de travail et congé de formation économique. Le texte renvoie aujourd’hui à des articles abrogés. Le doute est donc permis, même s’il faut souligner que les dispositions réglementaires applicables au congé de formation économique et au congé de formation en santé et sécurité prévoient toujours cette imputation. Relève-t-il du pouvoir réglementaire ou du domaine législatif d’établir l’ampleur du droit à congé de FESES[16] ? S’agissant de durées et de décomptes, on serait tenté de penser que la question ne relève pas des principes fondamentaux du droit du travail mais bien du domaine réglementaire. On notera toutefois que les durées minimales et maximales du congé de FESES précédemment évoquées sont bien établies par la loi. Quatrièmement, l’article L. 2145-11 permet à l’employeur de refuser la demande de congé de FESES si l’absence du salarié « pourrait avoir des conséquences préjudiciables à la production et à la bonne marche de l’entreprise ». Cette formulation et l’usage du conditionnel suggèrent de larges marges d’appréciation de l’employeur. En réalité, cette faculté de refus ne lui est que très difficilement ouverte puisqu’elle est soumise à l’un des rares cas où la décision de l’employeur est soumise à l’« avis conforme » du CSE[17]. Si le CSE l’accepte, le refus doit être motivé et intervenir dans un délai de 8 jours maximum suivant la demande du salarié[18].
Le syndicat intervenant à l’instance demandait à être indemnisé du fait que l’employeur n’ait pas sollicité l’avis conforme du CSE pour refuser le congé de FESES au salarié. La chambre sociale juge que « l’employeur contestait seulement la durée du congé auquel le salarié pouvait prétendre » et que c’est donc à bon droit que le conseil de prud’hommes a retenu que l’avis conforme du CSE n’était pas nécessaire. En somme, l’avis conforme n’est requis que dans la seule hypothèse où l’employeur entend refuser le congé en raison de ses conséquences préjudiciables à la production et la bonne marche de l’entreprise. Ce raisonnement ne doit pas étonner. D’abord parce que ce cas de refus est le seul expressément prévu par le code du travail et qu’il n’est par conséquent pas illogique que les modalités qui l’accompagnent lui soit réservées. Ensuite parce que les cas d’avis conforme du CSE sont tout à fait exceptionnels et qu’à ce titre, ils doivent être interprétés strictement et ne pas être étendus à d’autres hypothèses par analogie.
2. Conséquences du refus illégitime de congé
a. Les sanctions pénales envisageables
Le salarié et le syndicat intervenants avaient demandé au juge prud’homal de réparer le préjudice qu’ils avaient subis au titre du délit d’entrave à l’exercice du droit syndical. Pour que cette action civile puisse aboutir, encore fallait-il que l’infraction pénale correspondante soit caractérisée.
Le syndicat invoquait la violation des articles L. 2141-10 (aucune limitation à l’exercice du droit syndical ne peut être apportée par décision unilatérale de l’employeur), L. 2145-1 (droit à 18 jours de congé de FESES pour les salariés appelés à exercer des fonctions syndicales) et L. 2145-11 (congé de FESES de droit sauf refus motivé après avis conforme du CSE) du code du travail. La chambre sociale de la Cour de cassation juge sur ce point que « l'article L. 2146-1 du code du travail sanctionne le fait d'apporter une entrave à l'exercice du droit syndical, défini par les articles L. 2141-4, L. 2141-9 et L. 2141-11 à L. 2143-22 du code du travail » et que « le non-respect des dispositions des articles L. 2141-10, L. 2145-1 et L. 2145-11 du code du travail » n'entrent pas dans les prévisions de ce texte.
L’entrave à l’exercice du droit syndical, puni d’un an emprisonnement et de 3750 euros d’amende, répond à des comportements bien spécifiques établis par l’article L. 2146-1 du code du travail. L’élément matériel de l’infraction peut être caractérisé en cas d’atteinte : 1. à l’exercice du droit syndical individuellement ou collectivement, au sens de l’article L. 2141-4 du code du travail ; 2. aux prérogatives de la section syndicale, du délégué syndical ou du syndicat représentatif offertes par les articles L. 2142-1 à L. 2143-23 du code du travail ; 3. aux modalités de calcul des effectifs salariés en matière de droits syndicaux ; 4. au droit du délégué syndical, dans les entreprises de moins de 300 salariés, de siéger au CSE et d’y être destinataire des informations fournies au comité.
On pourra sans doute observer que le premier cas visé par l’article L. 2146-1 du code du travail est relativement vague. D’abord parce qu’il porte une définition purement tautologique de l’infraction d’entrave à l’exercice du droit syndical, caractérisée en cas d’atteinte à… « l’exercice du droit syndical ». Ensuite parce que, dans une acception souple, le droit ouvert aux salariés d’obtenir 18 jours de congé de FESES, plutôt que 12, est réservé à ceux appelés à exercer des fonctions syndicales. La formation peut être considérée comme une extension ou un appendice de l’exercice des fonctions syndicales et donc du droit syndical. Le refus injustifié du congé pourrait alors être perçu comme une atteinte à l’exercice du droit syndical. De la même manière, on pourrait tenter de rattacher le comportement de l’employeur au deuxième cas visé par l’article L. 2146-1 du code du travail. On peut en effet se demander si le droit à congé de FESES ne constitue pas une des prérogatives du délégué syndical en ce que celui-ci est « appelé à exercer des fonctions syndicales ». Notons toutefois que les textes relatifs au droit à congé de FESES des représentants syndicaux ne figurent pas dans la liste de ceux visés par le texte d’incrimination et qu’il s’agirait alors de raisonner par analogie.
Ces arguments ne pouvaient emporter la décision de la chambre sociale de la Cour de cassation. Il semble important de rappeler que la loi pénale doit être interprétée strictement, au nom du principe de légalité des délits et des peines : nul ne doit pouvoir subir une sanction pénale pour un comportement qui n’était pas clairement et expressément jugé répréhensible par la loi pénale[19]. Accepter de telles interprétations extensives de la définition de l’infraction constituerait un véritable problème démocratique et un risque d’arbitraire, le juge s’octroyant le droit de condamner des comportements que le législateur n’a pas expressément sanctionné. Il semble donc judicieux que l’infraction n’ait pas été reconnue ou, plus exactement, que l’action civile attachée à cette infraction ne soit pas ouverte au salarié et au syndicat.
Ce sentiment est d’ailleurs renforcé par le fait que l’obstacle fait par l’employeur à la FESES ou au droit au congé de FESES est sanctionné pénalement par d’autres dispositions. En effet, l’article R. 2146-6 du code du travail dispose que le fait de méconnaître les dispositions des articles L. 2145-11 et R. 2145-5 du code du travail, relatives au refus d’accorder les congés de FESES, est puni de l’amende prévue pour les contraventions de troisième classe. Le refus du congé par l’employeur en dehors des cas prévus par la loi semble entrer dans le champ de cette infraction. Un même comportement peut certes donner lieu à deux incriminations différentes, si bien que l’existence de cette contravention ne suffisait pas à exclure la qualification de délit d’entrave à l’exercice du droit syndical. En revanche, une action civile pouvait bien entendue être engagée en cas de préjudice subi du fait de la commission d’une contravention et cette option aurait probablement obtenu un meilleur accueil judiciaire[20].
On pourra enfin se demander si le comportement de l’employeur n’aurait pas pu caractériser un délit de discrimination au titre des activités syndicales. L’employeur semblait en effet coutumier du fait de refuser des congés de FESES[21]. Il arrive parfois que le refus par un employeur d’un congé de formation ouvert au titre d’activités syndicales soit avancé comme élément caractérisant une discrimination même si, à notre connaissance, aucun arrêt des chambres sociale et criminelle de la Cour de cassation n’a à ce jour clairement statué sur un arrêt ou un jugement portant condamnation pour discrimination à l’appui de ces refus[22].
b. Les sanctions civiles envisageables
L’exclusion de l’indemnisation au titre de la consultation du CSE et du délit d’entrave à l’exercice du droit syndical n’a pas épuisé les possibilités d’indemnisation du salarié et du syndicat.
Tout d’abord parce que la chambre sociale accepte, pour la première fois à notre connaissance, qu’un syndicat puisse agir en défense des intérêts de la profession en cas de refus injustifié d’un congé de FESES à un salarié appelé à exercer des fonctions syndicales. Au visa des articles L. 2132-3, L. 2145-1 et L. 2145-11 du code du travail, elle juge que « le refus d'un congé de dix-huit jours à des salariés appelés à exercer des responsabilités syndicales porte préjudice à l'intérêt collectif de la profession ». La Haute juridiction admettait déjà quelques actions en cas d’atteinte à la liberté ou au droit syndical, par exemple en cas de discrimination syndicale[23] ou de prononcé d’une sanction disciplinaire irrégulière contre un représentant syndical[24]. Au-delà de la dimension syndicale, il ne s’agit clairement pas ici de défendre l’intérêt individuel d’un salarié privé de congé de FESES, mais bien l’intérêt collectif de tous les salariés de pouvoir en bénéficier dans les conditions posées par la loi. Il nous semble par conséquent qu’une telle action devrait également être ouverte en cas de refus injustifié d’un congé de FESES à tout salarié, qu’il soit ou non appelé à exercer des fonctions syndicales.
Ensuite, la chambre sociale accepte que le salarié et le syndicat puissent obtenir réparation du fait de la violation du droit à formation du salarié appelé à exercer des fonctions syndicales. Les juges prud’homaux avaient refusé l’indemnisation en énonçant que « l'employeur n'a[vait] pas refusé sa demande mais a[vait] demandé le jour-même au salarié des précisions car sa demande excédait douze jours, que la société n'était pas de mauvaise foi, qu'elle s'appuyait sur l'article L. 2145-7 du code du travail et qu'il y avait une divergence d'interprétation des droits ». Cette argumentation était en elle-même critiquable en ce que la chambre sociale a déjà jugé que l’acceptation du congé sous condition doit être assimilée à un refus de l’employeur[25]. Peu importe donc l’erreur d’interprétation ou la prétendue acceptation sous condition d’explication, le salarié avait droit à ce congé de FESES et s’y opposer d’une façon ou d’une autre était injustifié. La Cour de cassation note d’ailleurs la contradiction des juges prud’homaux qui, tout en ordonnant à l’employeur d’autoriser le congé de FESES pour 13 jours, déniaient au salarié le droit à être indemnisé parce qu’il ne se serait pas agi d’un refus. Elle en concluait que l’employeur « aurait dû accorder [le congé] de plein droit et avait commis ainsi un manquement au préjudice du salarié ».
La chambre sociale ne qualifie pas véritablement le manquement. On sait qu’il ne s’agit pas d’une entrave à l’exercice du droit syndical. Le salarié et le syndicat invoquaient également l’exécution déloyale du contrat de travail et le caractère abusif du refus du congé. La déloyauté de l’employeur pourrait sans doute être démontrée, mais on peut douter qu’elle ait justifié ici l’indemnisation. Davantage qu’un manquement à une obligation contractuelle, à l’exécution du contrat de travail, le refus de l’employeur privait le salarié appelé à exercer des fonctions syndicales de l’une de ses prérogatives légales. C’est donc plus probablement l’abus de droit qui semble avoir causé le préjudice à réparer. La chambre sociale évoque à deux reprises le fait que l’employeur aurait dû accorder le congé au salarié « de plein droit ». La formule n’est pas tout à fait exacte puisque, nous l’avons vu, plusieurs situations permettent à l’employeur de refuser le congé. Toutefois, elle a le mérite de marquer l’importance que revêt pour le législateur et pour le juge le droit à congé de FESES. Espérons que cette mise au point permettra de faire comprendre aux entreprises que tout écart des cas exceptionnels dans lesquels le refus est justifié sera désormais sanctionné.
Sébastien Tournaux
[1] Loi n° 2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique.
[2] Dir. DRT n° 87/100 du 3 novembre 1987.
[3] Outre la décision sous examen, v. Cass. soc., 31 janvier 2024, n° 22-10.176, FS-B sur l’impossibilité de rémunérer les heures de FESES en heures supplémentaires et Cass. soc., 20 janvier 2016, n° 14-26.684, F-D à propos de la non-imputation des congés FESES sur les congés payés.
[4] V. également la décision du même jour, Cass. soc., 12 juin 2024, n° 23-10.529, F‑D.
[5] Cette procédure dérogatoire est appliquée au contentieux de la quasi-totalité des congés spéciaux, v. sans exhaustivité : congé pour événements familiaux, C. trav., art. L. 3142-3 ; congé de solidarité familiale, C. trav., art. L. 3142-13 ; congé de proche aidant, C. trav., art. L. 3142-25 ; congé mutualiste de formation, C. trav., art. L. 3142-39 ; congé de participation aux instances d’emploi et de formation professionnelle, C. trav., art. L. 3142-45 ; congé pour catastrophe naturelle, C. trav., art. L. 3142-51 ; congé de formation de cadres et d’animateurs pour la jeunesse, C. trav., art. L. 3142-57 ; congé de représentation, C. trav., art. L. 3142-63 ; congé de solidarité internationale, C. trav., art. L. 3142-69 ; congé pour acquisition de la nationalité, C. trav., art. L. 3142-76.
[6] Le bureau de jugement du conseil de prud’hommes statue en dernier ressort sur les contestations relatives aux congés de FESES, C. trav., art. R. 2145-5.
[7] C. trav., art. L. 2145-7.
[8] A la décharge de l’employeur et de son conseil, une telle interprétation était parfois soutenue par certains auteurs, v. not. L. Dauxerre, La formation des membres du CSE, JCP éd. S. 2020, 2081, spéc. n° 76.
[9] C. trav., art. L. 2315-63.
[10] C. trav., art. L. 2315-18.
[11] Sauf bien entendu lorsqu’un salarié cumule les deux qualités, ce qui n’est pas rare en pratique.
[12] C. trav., art. L. 2145-5 et L. 2145-6.
[13] C. trav., art. R. 2145-4.
[14] En ce sens, v. T. Cicerchia, V. Roche, Le congé de formation économique, sociale et syndicale, JCP éd. S 2014, 1442.
[15] Le nombre maximal de salariés simultanément absents est calculé en fonction des effectifs de l’entreprise, sachant que les règles de ce calcul ne semblent pas avoir été actualisées depuis un vieil arrêté ministériel, v. Arr. 7 mars 1986, JORF 14 mars 1986, p. 3996.
[16] C. trav., art. R. 2315-17 et R. 4614-30.
[17] G. Auzero, D. Baugard, E. Dockès, Droit du travail, Dalloz, 37e éd., 2024, p. 1670.
[18] C. trav., art. R. 2145-5.
[19] Les textes incriminant l’entrave à la mise en place ou au fonctionnement des institutions élues du personnel ont plusieurs fois fait l’objet de questions prioritaires de constitutionnalité visant à montrer leur non-conformité au principe de légalité des délits et des peines. Outre que l’article L. 2146-1 relative à l’entrave à l’exercice du droit syndical n’a jamais fait l’objet d’une telle procédure, toutes les actions engagées à propos des instances élues ont échoué. V. Cass. crim., QPC, 7 juin 2011, n° 11-90.027 ; Cass. crim., QPC, 3 avril 2013, n° 12-85.617 ; Cass. crim., QPC, 28 mai 2013, n° 12-87.266 ; Cass. crim., QPC, 24 juillet 2013, n° 13-90.013.
[20] C. proc. pén., art. 2.
[21] L’autre affaire jugée le 12 juin 2024 impliquait un autre salarié de la même entreprise…
[22] L’argument était par exemple invoqué dans une affaire de discrimination syndicale, au titre de l’action civile, v. Cass. soc., 11 juillet 2006, n° 04-46.440, F-D.
[23] Cass. soc., 19 octobre 1999, no 97-43.088, F-D.
[24] Cass. soc., 17 novembre 2011, no 10-23.640, F-D.
[25] Cass. soc., 31 janvier 2024, nos 22-19.822 et 22-19.823, F-D.
Expertise en cas de risque grave : l’audition des salariés par l’expert habilité du CSE n’est pas soumise à l’accord de l’employeur. Cass. soc., 10 juillet 2024, n°22-21.082, FS-B
Dans le cadre de l’exercice de ses prérogatives, le comité social et économique (CSE) peut recourir à une expertise dans les hypothèses et selon les conditions fixées par la code du travail. Le CSE peut ainsi faire appel à un expert habilité[1] « lorsqu’un risque grave, identifié et actuel, révélé ou non par un accident du travail, une maladie professionnelle ou à caractère professionnel est constaté dans l’établissement »[2]. Cette expertise a pour finalité d’analyser la situation, ses causes et ses conséquences ainsi que de proposer des mesures de prévention adaptées.
Dans un arrêt du 10 juillet 2024, la Cour de cassation se prononce sur la possibilité pour l’expert de procéder, sans l’accord préalable de l’employeur, à l’audition des salariés dans le cadre d’une expertise sollicitée en raison de la constatation d’un risque grave dans l’entreprise[3].
La question du droit, pour un expert, d’auditionner des salariés afin de mener à bien sa mission n’est pas inédite. La chambre sociale a déjà pris position sur ce sujet dans un arrêt du 28 juin 2023, où elle affirme « qu’il résulte [des dispositions des articles L. 2315-82 et L. 2315-83 du code du travail], que l’expert-comptable, désigné par un CSE dans le cadre de la consultation sur la politique sociale, les conditions de travail et l’emploi, s’il considère que l’audition de certains salariés de l’entreprise est utile à l’accomplissement de sa mission, ne peut y procéder qu’à la condition d’obtenir l’accord exprès de l’employeur et des salariés concernés » [4]. La formulation retenue par les hauts magistrats semblait limiter la solution retenue à l’hypothèse d’une expertise dans le cadre de l’une des consultations récurrentes du CSE, celle relative à la politique sociale de l’entreprise, les conditions de travail et l’emploi[5] mais les commentateurs de cette décision se sont néanmoins interrogés sur la possibilité de l’étendre aux autres expertises auxquelles peut recourir le CSE, y compris les expertises réalisées par un expert habilité[6]. L’arrêt du 10 juillet 2024 a permis de mettre un terme à ces interrogations.
Les circonstances de l’affaire à l’origine de la décision commentée sont les suivantes : le CHSCT d’un établissement hospitalier avait diligenté, sur le fondement de l’article L. 4614-12, 1° du code du travail[7], une expertise en raison d’un risque grave résultant du constat de l’existence de risques psychosociaux et physiques encourus par les agents de sa direction des ressources humaines et par la manifestation d’une souffrance au travail. Dans un premier temps, le groupe hospitalier a saisi le président du tribunal judiciaire, statuant selon la procédure accélérée au fond, afin de faire annuler cette expertise. Sa demande a été rejetée mais la mission de l’expert a été limitée aux services de la DRH. Dans un second temps, la direction de l’hôpital a fait assigner le CHSCT et l’expert devant le président du tribunal judiciaire pour obtenir la limitation de la communication des documents sollicités par l’expert au périmètre de la direction des ressources humaines et la réduction du coût de l’expertise. L’employeur reprochait en effet « le caractère excessif du coût prévisionnel de l’expertise qui résultait pour une grande part du nombre démesuré (70) d’entretiens avec les membres du personnel prévu par l’expert alors que le service des ressources humaines auquel l’expertise était limitée comptait 41 salariés seulement ». Débouté de l’ensemble de ses demandes, l’employeur s’est pourvu en cassation.
La Cour de cassation approuve la décision rendue par le tribunal judiciaire et énonce que « l’expert désigné dans le cadre d’une expertise pour risque grave, s’il considère que l’audition de certains salariés de l’entreprise est utile à l’accomplissement de sa mission, peut y procéder à la condition d’obtenir l’accord des salariés ». Il n’a pas en revanche à recueillir l’accord préalable de l’employeur.
La solution dégagée par la Haute juridiction est incontestablement transposable à l’hypothèse d’un expert habilité missionné par un CSE sur le fondement de l’article L. 2315-94, 1° du code du travail, les dispositions relatives au CSE étant similaires à celles qui s’appliquaient au CHSCT en l’espèce.
Dans le silence des textes, certaines modalités d’intervention de l’expert désigné par le CSE sont à l’origine d’une augmentation du contentieux et doivent, en conséquence, être précisées par les juges (1). La Cour de cassation poursuit ainsi sa construction jurisprudentielle en précisant peu à peu le régime des expertises auxquelles peut recourir le CSE (2).
1. L’encadrement des modalités d’accomplissement de la mission d’expertise
a. Un cadre légal minimaliste
Suite à l’adoption des ordonnances de 2017, les règles relatives aux expertises ont été réunies au sein d’une unique sous-section du code du travail (chapitre V, section 3, sous-section 10). Au sein de celle-ci, un sous-paragraphe 4 intitulé « droits et obligations de l’expert » consacre plusieurs principes. Les articles L. 2315-82 et L. 2315-83 du code du travail reconnaissent ainsi un libre accès aux experts dans l’entreprise pour les besoins de leur mission et l’obligation pour l’employeur de leur fournir les informations nécessaires à l’exercice de leur mission. Cependant, au-delà des jalons posés par ces dispositions, le déroulement de l’expertise dans l’entreprise apparaît très peu encadré.
En conséquence, aucune disposition légale ne prévoit expressément le droit pour l’expert d’auditionner les salariés. En revanche, un arrêté du 7 août 2020 définissant les modalités d’exercice de l’expert habilité auprès du comité social et économique prévoit une telle possibilité[8]. L’annexe 3 de cet arrêté relative à la « méthodologie d’expertise proposée » indique que, lors de la définition de la méthodologie adaptée à la mission, « les données recueillies font l’objet d’une analyse critique, qu’elles proviennent de l’entreprise ou qu’elles soient directement recueillies par l’organisme expert certifié, notamment sur site ». De plus, il est énoncé que « le diagnostic réalisé s’abstient de tout jugement de valeur et ne s’appuie, quelle que soit la méthode, que sur des données factuelles (questionnaires, documentations de l’entreprise, entretiens, observations des situations de travail, mesures d’ambiance, prélèvements…) ».
Assurément, l’expert désigné par le CSE dispose d’une certaine autonomie pour réaliser sa mission, notamment en choisissant librement la méthodologie qu’il applique. Une cour d’appel a ainsi pu juger que « le premier juge a pertinemment rappelé que “l’employeur ne peut remettre en cause les méthodes ou axes d’analyse choisis par l’expert sauf à démontrer qu’au vu du travail effectué, le temps facturé est manifestement excessif et qu’il n’appartient pas à la juridiction de céans d’apprécier la pertinence des analyses et conclusions de l’expert dont l’indépendance lui donne la possibilité d`exprimer l’opinion qui est la sienne, mais uniquement d’examiner s’il a effectué son travail de manière sérieuse et rigoureusement suivant la méthodologie avancée et n’a pas commis d’erreur qui soit de nature à fausser l’analyse rendue” »[9].
L’employeur ne peut contester que le coût prévisionnel, l’étendue ou la durée de l’expertise[10].
Ainsi, si l’audition des salariés par l’expert habilité semble une pratique courante, les contestations émanant des employeurs deviennent de plus en plus fréquentes. En s’opposant à la réalisation de ces entretiens, ces derniers espèrent obtenir la réduction du nombre de jours facturés par l’expert et réduire ainsi le coût des expertises mises à leur charge par le législateur. Il revient donc aux juges d’édicter les règles relatives au droit de l’expert d’auditionner les salariés.
b. La reconnaissance d’un droit à l’audition des salariés
La Cour de cassation a suivi l’avis de l’avocate générale Mme Laulom qui considère que la portée du principe posé par l’arrêt du 28 juin 2023 est circonscrit à l’hypothèse du recours par le CSE à un expert-comptable dans le cadre de la consultation récurrente sur la politique sociale, les conditions de travail et d’emploi[11]. Comme le relève Mme Laulom, « Conditionner la tenue des entretiens à l’accord express de l’employeur serait alors de nature à remettre en cause le principe même de l’expertise. Cela ne serait pas sans conséquence, quand on sait que l’expertise “risque grave” participe pleinement d’une politique de prévention de ces risques »[12]. Il s’agit donc de trancher la question soulevée par le pourvoi afin de donner à l’expertise tout son effet utile.
La Chambre sociale juge ainsi que si l’expert désigné par un CSE dans le cadre d’une expertise pour risque grave estime que l’audition de certains salariés est utile à l’accomplissement de sa mission, il peut y procéder à la seule condition d’obtenir l’accord des intéressés. Autrement dit, l’employeur ne peut pas interdire la réalisation d’entretiens avec les salariés. La Cour de cassation énonce néanmoins qu’en cas de contestation par l’employeur, il appartient au juge d’apprécier la nécessité des auditions prévues par l’expert au regard de la mission de celui-ci. Cela signifie que les juridictions du fond sont susceptibles de restreindre le nombre d’entretiens dans le cadre de leur appréciation souveraine de l’étendue, de la durée et du coût prévisionnels de l’expertise.
En l’espèce, la Haute juridiction approuve les juges du fond qui, pour décider que le coût de l’expertise n’était pas excessif, ont constaté que « l’expertise ordonnée à la suite du constat d’un risque grave pour l’ensemble des agents de la direction des ressources humaines, qui se traduisait par des risques psycho-sociaux et physiques et par la manifestation d’une souffrance au travail mise en évidence par de multiples faits, sans que les alertes préalables y aient mis un terme », justifiait d’auditionner un grand nombre de salariés. Celle-ci exigeait donc que puissent être entendus avec leur accord « l’ensemble de la chaine hiérarchique et organisationnelle, tous les intervenants en matière de santé au travail, les représentants du personnel et les délégués syndicaux de même que tous les agents de la direction concernée, y compris les six agents ayant récemment quitté ces services ».
2. Une œuvre jurisprudentielle en construction
a. Les prémisses d’un revirement ?
La portée de l’arrêt du 10 juillet 2024 semble incertaine. La Chambre sociale de la Cour de cassation a-t-elle souhaité constituer une exception au principe ? Ainsi, l’expert doit pour auditionner les salariés obtenir l’accord de l’employeur et des salariés concernés, sauf en cas d’expertise pour risque grave, où le seul consentement des salariés suffit. Ou est-ce le signe annonciateur d’un possible revirement ? Autrement dit, la possibilité serait offerte à l’expert, peu important le type d’expertise sollicitée par le CSE, d’auditionner des salariés sans que l’employeur ne puisse s’y opposer. La seconde interprétation semble moins probable que la première pour au moins deux raisons.
D’une part, la Cour de cassation a, au cours des dernières années, apporté des précisions importantes visant à circonscrire voire limiter l’accès aux informations et l’étendue de la mission qui est confiée à l’expert-comptable alors même que le champ d’investigation de celui-ci est a priori très vaste. Un arrêt du 9 mars 2022[13] est, à cet égard, particulièrement révélateur. La Cour de cassation précise que l’expert-comptable ne peut exiger la production de documents qui n’existent pas et dont l’établissement n’est pas obligatoire pour l’entreprise[14]. En d’autres termes, l’expert-comptable ne peut demander que soient créés des notes, synthèses ou rapports spécifiques pour les besoins de sa mission. En conséquence, l’employeur peut refuser de réaliser des documents qui n’existent pas et qui ne sont pas obligatoires même s’il dispose des informations permettant leur élaboration. L’arrêt du 28 juin 2023 s’inscrivait dans le droit fil de cette jurisprudence encadrant de manière restrictive la mission de l’expert-comptable. En ce sens, un auteur soutenait que « l’article L. 2315-83 du code du travail, en ce qu’il permet à l’expert de se faire communiquer tous les documents qu’il estime utiles à l’exercice de sa mission, pour peu qu’ils existent, ne saurait, en définitive, permettre à l’expert-comptable de procéder à l’audition des salariés de l’entreprise. Dans ce cas “l’information” n’existe pas tant que l’entretien n’a pas été réalisé et qu’un compte rendu écrit de l’audition n’a pas été établi »[15].
D’autre part, la Cour de cassation semble soutenir que les modalités de l’audition des salariés par l’expert dépendent du cas de recours à l’expertise. Autrement dit, elle livre des solutions distinctes parce que l’objet des expertises n’est pas comparable. En effet, comme l’avocate générale le souligne dans son avis[16], des différences existent entre l’expert-comptable et l’expert habilité[17]. Contrairement à l’expert-comptable qui aide le CSE « décrypter et décoder » les informations délivrées par l’employeur à celui-ci, l’expert habilité « ne travaille pas principalement à partir de documents préexistants »[18]. Il doit « construire lui-même l’information qu’il est amené à utiliser. Il lui appartient, en s’appuyant sur des méthodes d’analyse pluridisciplinaires et sur des enquêtes de terrain, de se constituer ses propres données »[19]. L’avocate générale estime ainsi qu’« en matière de conditions de travail et de risques psychosociaux, la tenue d’entretiens avec des salariés paraît indispensable »[20].
Ainsi, la décision du 10 juillet 2024 paraît moins remettre en cause la solution adoptée par la Haute juridiction en 2023 que la compléter.
b. Des incertitudes à lever
À la lecture de l’arrêt du 10 juillet 2024, plusieurs interrogations surgissent.
La première d’entre elles résulte de la solution de la décision commentée. Le droit pour l’expert habilité de recourir à l’audition de salariés sans l’accord de l’employeur est-il circonscrit au seul cas de l’expertise pour risque grave ou est-il applicable dans toutes les hypothèses où le CSE peut recourir à un expert habilité sur le fondement de l’article L. 2315-94 du code du travail, c’est à dire en cas d’introduction de nouvelles technologies ou de projet important modifiant les conditions de santé et sécurité ou les conditions de travail ?
Une deuxième question découle du « mouvement de conventionnalisation » auquel le recours à l’expertise n’a pas échappé[21]. Même si les partenaires sociaux ne semblent pas s’être emparés de cette opportunité avec beaucoup de ferveur, il n’est pas inutile de s’interroger sur le champ de cette négociation dont l’expertise est l’objet. Il est acquis que les partenaires sociaux ne peuvent priver le CSE du droit de recourir à l’expert par accord collectif. En revanche, est-il possible d’envisager qu’un accord collectif puisse limiter le droit d’investigation de l’expert CSE ? La question pourrait nourrir un nouveau contentieux.
Enfin, la Chambre sociale marque l’importance du recueil du consentement des salariés avant leur audition mais n’aborde pas la question de l’anonymat[22]. En matière d’expertise, la question de la confidentialité est cruciale, notamment concernant le rapport remis au CSE à l’issue de la mission de l’expert[23]. Toutefois, il n’existe aucune disposition légale précisant les modalités de diffusion du rapport. Or, si le rapport d’expertise est communiqué au personnel de l’entreprise, l’anonymisation ou non des entretiens réalisés par l’expert se pose avec acuité.
Laurène Joly
[1] V. B. Teyssié, « L’expert habilité du comité social et économique », JCP S 2021. 1040 ; L. Thomas, « L’expert habilité », Droit ouvrier, 2022, p. 270.
[2] C. trav., art. L. 2315-94, 1°.
[3] Cass. soc., 10 juillet 2024, n°22-21.082.
[4] Cass. soc., 28 juin 2023, n° 22-10.293.
[5] Sur le fondement de l’article L. 2315-91 du Code du travail.
[6] V. notamment L. Dauxerre, « Expert-comptable du CSE: pas d’audition des salariés sans l’accord exprès de l’employeur », JCP S 2023, 1220 ; G. François, « Pas de droit d’auditionner les salariés pour l’expert-comptable désigné par le comité social et économique », Droit social 2023, p. 733 ; G. François, M. Bailly, L. Milet, « Faut-il permettre à l’employeur d’empêcher l’expert désigné au CSE d’auditionner les salariés ? », RDT 2023, p. 597 ; F. Signoretto, « Expert-comptable du CSE : pas d’audition des salariés sans l’accord de l’employeur », RDT 2023, p. 647 ; J. Jardonnet, « L’autorisation exigée de l’employeur pour l’audition de salariés par l’expert-comptable du CSE », Lexbase Social, septembre 2023, n°956.
[7] Comme le rappelle l’avocate générale dans son avis, « L’article 10 de l’ordonnance n°2017-1386 du 22 septembre 2017 a, en effet, prévu le maintien dans les établissements publics de santé, sociaux et médico-sociaux et les groupements de coopération sanitaire de droit public, des dispositions du code du travail relatives au comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail. C’est donc en application de l’article L. 4614-12 1° du code du travail et suivants, qui restent en vigueur dans ce contexte que le CHSCT de l’hôpital a fait appel à un expert en raison d’un risque grave […] », Avis de l’avocate générale, Mme Laulom, p. 2.
[8] Arrêté du 7 août 2020 relatif aux modalités d’exercice de l’expert habilité auprès du CSE, JO 20 août n° 9, NOR: MTRT1937526A.
[9] CA Paris, 6-2, 11 janvier 2024, n° 23/01733.
[10] C. trav., art. L. 2315-86.
[11] Avis de l’avocate générale, Mme Laulom, op. cit. V. dans le même sens : F. Champeaux, « L’audition des salariés par l’expert soumise à l’accord de l’employeur », Semaine Sociale Lamy, n°2054, 10 juillet 2023 ; F. Signoretto, op. cit. ; J. Jardonnet, op. cit.
[12] Avis de l’avocate générale, Mme Laulom, op. cit., p. 5.
[13] Cass. soc., 9 mars 2022, n° 20-18.166.
[14] Les deux conditions sont cumulatives.
[15] G. François, « Pas de droit d’auditionner les salariés pour l’expert-comptable désigné par le comité social et économique », Droit social 2023, p. 733.
[16] Avis de l’avocate générale, Mme Laulom, op. cit.
[17] V. les actes du colloque organisé par l’institut du travail de Bordeaux le 11 mars 2022 « Les experts du comité social et économique » publiés par la revue Droit ouvrier dans son numéro de septembre 2022.
[18] Avis de l’avocate générale, Mme Laulom, op. cit., p. 4. L’avocate générale considère que « l’expert-comptable est d’abord un traducteur, un analyste d’une information essentiellement délivrée par des documents. L’information peut être plus ou moins accessible, mais elle préexiste à l’intervention de l’expert-comptable ».
[19] Ibid, p. 5.
[20] Ibid, p. 5.
[21] S. Mraouahi, « L’expert du CSE », Droit ouvrier 2020, p. 617.
[22] En matière de communications de données à l’expert du CSE, l’anonymisation semble être une pratique admise par les magistrats. Dans un arrêt rendu par la Cour de cassation le 19 avril 2023 (Cass. soc., 19 avril 2023, n° 21-25.563), un employeur a été condamné à communiquer à l’expert-comptable des informations brutes, individuelles et anonymisées concernant la totalité de l’effectif.
[23] Pour rappel, l’expert est tenu aux obligations de secret professionnel et de discrétion à l’égard des informations revêtant un caractère confidentiel et présentées comme telles par l’employeur (C. trav., art. L. 2315-84).
Ont participé à ce numéro
Equipe rédactionnelle
- Direction : Alexandre Chabonneau
- Rédaction : Laurène Joly
- Elaboration technique : Valérie Cavillan