L'Actualité juridique Mai 2023
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L'édito
À MÉDITER
« Comparé à ses homologues à l'étranger, le Conseil constitutionnel ne remplit pas les conditions qui pourraient conduire à le qualifier de Cour suprême ou de Cour constitutionnelle. Cette faiblesse constitutive explique la médiocre qualité juridique et argumentative de ses décisions ainsi que son incapacité à s'affirmer comme un gardien crédible de la « République sociale » proclamée par l'article 1er de la Constitution. »
L. Fontaine, A. Supiot, Le Conseil constitutionnel est-il une juridiction sociale ?; Dr. soc. 2017. 754.
Maryse Badel
les commentaires
La communication de bulletins de paie pour établir une inégalité salariale : une nouvelle articulation du droit à la preuve et du respect de la vie personnelle (Cass.soc, 8 mars 2023, n°21-12.492, FS-B)
ans un arrêt du 8 mars 2023, la Chambre sociale de la Cour de cassation a jugé qu’une salariée estimant être victime d’une inégalité de traitement peut obtenir, sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile, la communication des bulletins de paie de ses collègues masculins occupant des postes similaires afin de pouvoir comparer sa rémunération avec les leur et prouver qu’elle était effectivement moins payée qu’eux.
Engagée depuis 2009 par une compagnie d’investissements financiers, une salariée a occupé successivement plusieurs postes, dont celui de responsable projets transverses dérivés de 2013 à 2017, puis celui de directrice stratégie et projets groupe à compter de janvier 2017 jusqu’à son licenciement en 2019.
Considérant avoir subi une inégalité salariale par rapport à certains de ses collègues masculins occupant ou ayant occupé des postes similaires à ceux qu’elle occupait, elle saisit la juridiction prud’homale en référé, sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile, pour obtenir la communication d’éléments de comparaison détenus par son employeur.
Estimant que la salariée justifie bien d’un motif légitime, le juge des référés fait droit à sa demande et ordonne à l’employeur de communiquer sous astreinte à la salariée les bulletins de paie de huit salariés occupant des postes de niveau comparable au sien dans des fonctions d’encadrement, commerciales ou de marché, pour les périodes de février 2013 à janvier 2017 pour les quatre premiers, de mars 2017 à mai 2019 pour le cinquième et de janvier 2017 à mai 2019 pour les trois derniers, avec occultation des données personnelles, à l’exception des noms et prénoms, de la classification conventionnelle, de la rémunération mensuelle détaillée et de la rémunération brute totale cumulée par année civile. La Cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 3 décembre 2020, confirme l’ordonnance de référé. Contestant la décision rendue par les juges du fond, l’employeur forme alors un pourvoi en cassation.
L’arrêt du 8 mars 2023 donne ainsi, de nouveau, l’occasion à la Cour de cassation d’exposer la méthode de raisonnement que doivent suivre les juges du fond saisis d’une demande de communication de pièces sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile.
La Chambre sociale énonce d’abord que la condition d’obtention des mesures in futurum, fondée sur l’article 145 du Code de procédure civile, est soumise à l’existence d’un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, laissé à l’appréciation souveraine des juges du fond.
Ensuite, elle rappelle que les juges du fond doivent contrôler si les éléments dont la communication est demandée sont de nature à porter atteinte à la vie personnelle d’un ou de plusieurs autres salariés. Elle précise donc l’articulation de l’article 145 du Code de procédure civile avec les articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Hhomme et des libertés fondamentales, ainsi qu’avec les articles 9 du Code civil et 9 du Code de procédure civile : « le droit à la preuve peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie personnelle à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit proportionnée au but poursuivi ».
Elle ajoute que l’office du juge, saisi d’une demande de communication de pièces sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile, est bien balisé. La Cour de cassation a déjà fait œuvre de pédagogie pour expliquer le rôle du juge dans différents arrêts où le droit à la preuve était convoqué. Les juges doivent donc procéder à une véritable mise en balance des intérêts pour accorder ou refuser d’ordonner la communication de certaines pièces. Enfin, si la demande est trop étendue, les juges peuvent cantonner le périmètre de la production de pièces sollicitées à ce qui est indispensable à l’exercice du droit à la preuve.
L’arrêt du 8 mars 2023 permet ainsi d’une part, de confirmer l’importance du rôle du juge dans l’accès à la preuve, notamment pour permettre la comparaison en matière de discrimination ou d’inégalité de traitement (I) et d’autre part, de préciser les conditions auxquelles doit satisfaire une telle demande lorsqu’elle porte atteinte au respect de la vie personnelle d’un ou de plusieurs autres collègues du salarié à l’initiative du référé probatoire (II).
I. L’intérêt du « référé probatoire » dans l’administration de la preuve d’une inégalité de traitement entre les femmes et les hommes
Si le législateur a souhaité faciliter l’action en justice du salarié victime de discrimination, d’une inégalité professionnelle ou de rémunération ou encore en cas d’atteinte au principe « à travail égal, salaire égal » en prévoyant un mécanisme probatoire qui lui est favorable, il n’en résulte pas pour autant que le salarié peut se contenter d’alléguer une discrimination ou une inégalité de traitement. Ainsi, le salarié n’est pas dispensé de toute preuve, comme l’a rappelé la Cour de cassation dans une décision de 2008.
La Cour de cassation utilise, à cet égard, une formule récurrente selon laquelle, le salarié doit établir « la matérialité de faits précis et concordants qui sont de nature à supposer l’existence d’une discrimination » à son encontre. Le salarié assume donc d’abord le risque de la preuve, puis c’est au tour de l’employeur. En effet, au stade du jugement, les juges n’ont pas à examiner les éléments avancés par l’employeur s’ils constatent que le salarié n’a pas apporté la preuve qui lui incombe. Autrement dit, si les éléments produits par le salarié sont insuffisants pour nourrir le soupçon dans l’esprit du juge, le salarié est débouté. Certes, les articles L. 1134-1 et L. 1144-1 du Code du travail prévoient effectivement que « le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d’instruction qu’il estime utiles », mais cela signifie seulement que « le juge peut ordonner des mesures d’instruction pour vérifier ou compléter les éléments de preuve fournis par le salarié ou les justifications apportées par l’employeur ». Le juge est donc tenu d’apprécier le caractère suffisant des éléments présentés par le salarié pour présumer l’existence d’une inégalité de traitement.
Or, il existe une inégalité des armes dans l’accès à la preuve car c’est très souvent l’employeur qui est le seul à détenir les éléments susceptibles d’attester du bien-fondé de la prétention du salarié. Certes, il est admis que le salarié peut produire en justice des documents appartenant à l’employeur, quand bien même lesdites pièces ont été obtenues par le premier à l’insu et sans autorisation du second, mais le salarié n’a que rarement l’opportunité de se procurer de telles pièces. C’est pourquoi, avant de saisir le conseil des prud’hommes, le salarié a tout intérêt à saisir le juge des référés pour obtenir différents éléments afférents à certains de ses collègues. Ces pièces lui sont notamment nécessaires pour établir un panel de comparaison pertinent afin de démontrer, par exemple, une différence de rémunération ou un ralentissement de carrière en lien avec son engagement syndical.
Par une décision cadre en date du 31 août 2022, le Défenseur des droits rappelle ainsi que l’effectivité du droit de la non-discrimination repose sur l’accès à la preuve et souligne le rôle crucial des juges en la matière. Ceux-ci doivent permettre l’accès aux éléments de preuve détenus par l’employeur en adoptant un « rôle actif », que ce soit « par le biais de mesures d’instruction qu’il peut ordonner spontanément ou par son rôle avant tout procès ». Or, à cet égard, l’article 145 du Code de procédure civile qui institue un « référé probatoire » se révèle « un moyen efficace pour obtenir la communication des pièces détenues par la partie adverse et nécessaires à la comparaison en matière de discrimination ».
Le « référé probatoire » permet donc à un salarié d’ordonner à l’employeur la production de documents de nature à établir l’existence d’une inégalité de traitement, s’il justifie d’un motif légitime. Or, le motif légitime n’est pas la présentation des éléments de fait laissant supposer l’existence d’une telle inégalité puisque le référé probatoire a justement pour finalité d’obtenir la communication de ces éléments. Il ressort ainsi d’un arrêt rendu par la cour d’appel de Paris le 31 janvier 2019 que « si l’intéressé devait préalablement disposer et justifier des éléments de fait laissant supposer l’existence d’une discrimination à son encontre pour agir sur le fondement de l’article 145, une telle action serait alors dépourvue d’intérêt puisqu’il serait d’ores et déjà en mesure de rapporter devant le juge du fond la seule preuve qui lui incombe. Il suffit donc que la demande de communication de pièces en référé soit formée avant la saisine du juge du fond, qu’elle soit sous-tendue par un motif légitime et qu’elle porte sur la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige ». C’est bien ce que confirme la Cour de cassation, dans son arrêt du 8 mars 2023, lorsqu’elle approuve la cour d’appel d’avoir relevé que, pour permettre à une salariée de pouvoir présenter des éléments laissant présumer l’existence d’une inégalité salariale alléguée entre elle et certains de ses collègues masculins, « celle-ci était fondée à obtenir la communication des bulletins de salaires de huit autres salariés occupant des postes de niveau comparable au sien dans des fonctions d’encadrement, commerciales ou de marché, avec occultation des données personnelles à l’exception des noms et prénoms, de la classification conventionnelle, de la rémunération mensuelle détaillée et de la rémunération brute totale cumulée par année civile ».
II. Les limites à l’exercice du droit à la preuve
Dans la décision commentée, la Cour de cassation entreprend de peser les droits en conflit avec le droit à la preuve en faisant application du principe de proportionnalité pour répondre à l’argumentation développée par l’employeur au soutien de son pourvoi. Celui-ci évoquait d’une part, le non-respect du droit à la protection des données personnelles (A) et d’autre part, une atteinte à la vie personnelle des salariés dont il devait communiquer les bulletins de salaires (B).
A. Droit à la preuve versus droit à la protection des données personnelles
L’employeur fait grief à l’arrêt de la cour d’appel de lui ordonner de communiquer à la salariée, sous astreinte, les bulletins de paie de huit de ses collègues car il juge que cette communication à un tiers de données personnelles n’est pas conforme aux exigences du Règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016, relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données (RGPD). Il estime, en effet, que ces données ayant été collectées pour des finalités déterminées, explicites et légitimes, elles ne peuvent être ultérieurement traitées que de manière compatible avec ces mêmes finalités, de manière licite, loyale et transparente à l’égard de la personne concernée, de façon à garantir un niveau de sécurité adapté permettant leur confidentialité et leur intégrité, et n’être conservées que la durée strictement nécessaire au regard de ces finalités. Or, il soutient que la communication des bulletins de paie des salariés concernés, avec occultation des données personnelles, à l’exception de leurs noms et prénoms, leurs classifications conventionnelles, leurs rémunérations mensuelles détaillées (fixes et variables) et leurs rémunérations brutes totales cumulées par année civile entraîine la divulgation à un tiers de données personnelles dans un but très différent de la finalité légale pour laquelle elles avaient été collectées, sans que ces salariés n’aient pu s’y attendre, et sans que le juge n’édicte aucune garantie de sécurité, de confidentialité et de limitation de la durée de conservation. Il en déduit donc que les juges ne peuvent pas l’enjoindre à produire des documents contenant des données personnelles dans des conditions contraires au RGPD.
L’argumentation ne convainc cependant pas les Hauts magistrats. Pour justifier sa position, la Cour de cassation se réfère au point (4) de l’introduction du RGPD, dont il résulte que « le droit à la protection des données à caractère personnel n’est pas un droit absolu et doit être considéré par rapport à sa fonction dans la société et être mis en balance avec d’autres droits fondamentaux, conformément au principe de proportionnalité ». Elle souligne que le point (4) précise également que « le présent règlement respecte tous les droits fondamentaux et observe les libertés et les principes reconnus par la Charte, consacrés par les traités, en particulier […] le droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial ».
Les Hauts magistrats font donc primer le droit à la preuve sur le droit à la protection des données personnelles, s’inscrivant ainsi dans le droit fil d’une décision récente de la Cour de justice de Luxembourg qui estime que lorsqu’elle apprécie l’opportunité d’ordonner la production d’un registre du personnel comme moyen de preuve dans une procédure civile, la juridiction nationale doit trouver un juste équilibre entre le droit à la protection des données et le droit à un recours juridictionnel effectif. Il faut toutefois relever que la mise en pratique de la solution de la Cour de cassation permettant à un salarié d’obtenir les données de tiers ne manquera pas de soulever quelques difficultés dès lors que le transfert des données doit être encadré et que les salariés dont les données vont être transférées doivent être informés.
B. Droit à la preuve versus droit au respect de la vie personnelle
Le second grief à l’encontre de l’arrêt d’appel est lié à la production d’éléments de preuve portant atteinte à la vie personnelle des collègues masculins de la salariée. La Cour de cassation a déjà eu l’occasion d’affirmer que le respect de la vie personnelle d’un salarié ne constituait pas en lui-même un obstacle à l’application de l’article 145 du Code de procédure civile.
Toutefois, l’employeur estime que les juges du fond n’ont pas vérifié que les conditions pour produire des éléments de preuve portant atteinte à la vie personnelle était satisfaites. Comme exposé précédemment, le droit à la preuve ne peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie privée qu’à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte à la vie privée des salariés concernés soit proportionnée au but poursuivi. Or, pour l’employeur, tel n’est pas le cas en l’espèce, puisque la salariée était déjà en mesure de présenter des éléments de fait susceptibles de laisser présumer l’existence d’une inégalité de traitement entre les femmes et les hommes alléguée : elle disposait déjà des rapports égalité hommes/femmes versés aux débats démontrant une proportion de femmes minoritaire dans les effectifs, des écarts de rémunération entre les hommes et les femmes et un index d’égalité hommes/femmes pour l’année 2018 laissant une marge de progression.
Pour rejeter l’argument de l’employeur, la Cour de cassation applique sa méthode d’analyse sur la conciliation entre les différents droits en présence : le droit au respect de la vie personnelle concerné par la communication de pièces, d’un côté et le droit à la preuve du salarié qui veut apporter la preuve de l’inégalité de traitement, de l’autre.
La Chambre sociale de la Cour de cassation juge ainsi que la cour d’appel a justement « relevé que, pour présenter des éléments laissant présumer l’existence de l’inégalité salariale alléguée entre elle et certains de ses collègues masculins, la salariée était bien fondée à obtenir la communication des bulletins de salaires de huit collègues occupant des postes de niveau comparable au sien ». Autrement dit, sans ces éléments, il était impossible de connaître la rémunération exacte des salariés masculins occupant un poste comparable à celui de la requérante. Elle ajoute que « la cour d’appel a fait ressortir que cette communication d’éléments portant atteinte à la vie personnelle d’autres salariés était indispensable à l’exercice du droit à la preuve et proportionnée au but poursuivi, soit la défense de l’intérêt légitime de la salariée à l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d’emploi et de travail ». Enfin, elle souligne que la cour d’appel a limité la communication de pièces aux seules informations indispensables à l’exercice du droit à la preuve, en occultant les données personnelles qui n’étaient pas nécessaires à la résolution du litige.
On soulignera que si la Haute Cour a souvent imposé que la communication forcée d’éléments portant atteinte à la vie personnelle soit « indispensable » à l’exercice du droit à la preuve, elle a parfois exigé que la production de ces pièces soit simplement « nécessaire » à l’exercice de ce droit. Tel avait été le cas dans un arrêt du 16 mars 2021. Lors d’un colloque organisé le 2 juin 2021 à la Cour de cassation, Catherine Sommé, conseillère à la Chambre sociale de la Cour de cassation, interrogée sur cette différence de terminologie, en avait expliqué les raisons. Elle soulignait que l’arrêt du 16 mars 2021 ne faisait pas mention de la production d’éléments portant atteinte à la vie personnelle des salariés, la demande de communication forcée portant seulement sur des bulletins de salaire dont « on peut penser que les éléments d’information qui y figurent ne sont pas des éléments de vie personnelle stricto sensu », ainsi la production de ces documents de nature à établir l’existence d’une discrimination devait être « nécessaire » à l’exercice du droit à la preuve.
Force est de constater que cette opinion ne semble pas partagée par la formation de section de la Chambre sociale qui a statué différemment sur ce point dans cet arrêt du 8 mars 2023. Imposer le caractère indispensable suppose que le salarié ne doit pas avoir d’autres moyens de rapporter la preuve de ses allégations et a pour conséquence de renforcer le contrôle relatif à la communication d’éléments requis pour l’exercice du droit à la preuve.
Même si, au fil des décisions rendues, des contours plus clairs semblent établis concernant la conciliation d’intérêts antagonistes, d’un côté, ceux des salariés se prétendant victimes d’une discrimination ou d’une inégalité de traitement et, de l’autre, le respect de la vie personnelle de leurs collègues, des interrogations demeurent, comme celles d’un commentateur de cet arrêt, quant au caractère indispensable d’une preuve faisant apparaître les noms et prénoms des collègues de la salariée.
Nul doute que les prochaines décisions rendues sur ce type de contentieux feront, de nouveau, bouger les lignes jurisprudentielles en cours d’élaboration…
Laurène Joly
Dénominaion du harcèlement et protection du salarié. Commentaire de l'arrêt de la Chambre sociale de la Cour de cassation du 19 avril, n°21-21.053
La lutte contre le harcèlement au travail est l'affaire de tous. Le droit ne peut se limiter à protéger la seule victime. L’ensemble des salariés de l'entreprise joue collectivement un rôle important pour endiguer ce mal contemporain. Bien souvent l'auteur du harcèlement ne peut sévir que dans le silence des collègues de la victime. Il faut briser la loi du silence. La chose n’est jamais facile. Le sort du salarié qui dénonce des pratiques de harcèlement au sein de son entreprise est bien souvent funeste. Il encourt les foudres de la direction. Il est bien plus facile d'écarter le gêneur, que de mettre en cause l'auteur du harcèlement. Aussi, le Code du travail a-t-il institué une sorte d'immunité en faveur du salarié qui dénonce des faits de harcèlement moral. Un salarié, ou une personne en formation ou en stage ne peut être sanctionné ou licencié pour avoir témoigné d'agissements répétés de harcèlement moral ou pour les avoir relatés (Art. L. 1152-2 du Code du travail). La réaction du droit est vigoureuse. Celui qui relate des faits de harcèlement bénéficie de la même protection que la victime de harcèlement elle-même, puisqu'un licenciement prononcé au motif de la dénonciation de faits de harcèlement est nul.
À quelles conditions un salarié bénéficie-t-il d’une telle protection ? La question est évidemment importante. Relater des agissements de harcèlement moral revient bien souvent à critiquer la direction et l'organisation de l'entreprise. Or, dans l'entreprise, les critiques sont rarement les bienvenues et l’employeur sera tenté de réagir en usant de son pouvoir disciplinaire pour réprimer ce comportement du salarié qu'il considère comme fautif. La liberté d'expression ne protège pas ici tous les propos du salarié. Relater des faits de harcèlement risque d’être qualifié de dénigrement de la direction, de propos injurieux. Et la protection de la liberté d’expression est relative puisque son exercice ne doit pas dégénérer en abus. L'appréciation dépend des fonctions du salarié. On se souvient de cet arrêt de la Chambre sociale du 14 décembre 1999, qui avait considéré comme non fautif le fait pour un cadre de haut niveau d’avoir, dans des circonstances difficiles, a été amenée à formuler dans l'exercice de ses fonctions et dans le cadre restreint d'un comité de direction des critiques même vives concernant la nouvelle direction au moyen d'un document ne comportant pas de termes injurieux, diffamatoires ou excessifs (Soc. 14 déc. 1999, n° 97-41.995, GADT, 4e éd. N° 13). Une lecture a contrario de la décision permet évidemment de prendre la mesure des limites de la liberté d'expression dont bénéficie un simple salarié. L'immunité dont bénéficie le salarié en matière de harcèlement permet ainsi d'étendre sa liberté d'expression. La Cour de cassation a d'ailleurs su donner une portée importante à cette immunité. Il est de jurisprudence constante, que « le salarié qui relate fait de harcèlement moral ne peut être licencié pour ce motif, sauf mauvaise foi » (Soc. 10 mars 2009, n° 07-44.092). Autrement dit, pour justifier le licenciement du salarié, l'employeur doit apporter la preuve de la mauvaise foi du salarié prétendant dénoncer des faits de harcèlement moral. Il s'agit par-là d'éviter que des salariés instrumentalisent le contentieux du harcèlement moral. Démontrer la mauvaise foi du salarié ne consiste toutefois pas à simplement prouver que les faits allégués ne sont pas établis (Ibid.). L'employeur doit démontrer le caractère mensonger de la dénonciation. Tel est par exemple le cas lorsqu'un salarié dénonce des faits inexistants de harcèlement moral dans le but de déstabiliser l'entreprise et de se débarrasser du cadre responsable du département comptable (Soc. 6 juin 2012, n° 10-28.345).
Dans un arrêt du 13 septembre 2017, la Cour de cassation avait toutefois ouvert une brèche dans la protection dont bénéficiait le salarié du fait de cette immunité. En l'espèce, la Chambre sociale avait censuré la décision d'une cour d'appel qui avait fait bénéficier un salarié de l'immunité « alors qu'il résultait de ses constatations que le salarié n'avait pas dénoncé des faits qualifiés par lui d'agissements de harcèlement moral » (Soc. 13 septembre 2017 n° 15-23.045). La maladresse de l’attendu avait été soulignée par la plupart des commentateurs. Il ne suffisait donc pas que le salarié dénonce des agissements de harcèlement moral. Encore fallait-il qu’il les qualifie comme telle. C’était là attendre des salariés une connaissance et une préoccupation juridique qui confinait au « juridicisme ». Elle aboutissait à ne garantir le bénéfice de l’immunité qu’au salarié qui s’était sciemment placé sous sa protection.
Dans un récent arrêt du 19 avril 2023, la Chambre sociale a enfin pu revenir sur cette solution. En l’espèce, une salariée, employée au sein d’une association comme psychologue, avait dénoncé le départ de l’un de ses collègues dans les mois de l’arrivée du nouveau directeur de l’association. Elle relatait un ensemble d’agissements caractéristiques des phénomènes de harcèlement : comportement agressif de ce directeur à l’égard des psychologiques, dégradation des conditions matérielles de travail, suppression des réunions des cadres, difficultés de remboursement de ses frais de déplacement, absence de proposition de renouvelant normalement d'un poste de psychologue au sein d'une mission dans laquelle elle s'était fortement investie, absence de réaction du Conseil d'administration de l'association lorsque les délégués du personnel avaient alerté sur des conditions de travail délétère. La lettre de licenciement de la salariée lui reprochait d'avoir adressé à la direction un courrier au sein duquel elle avait gravement mis en cause l'attitude et les décisions prises par le directeur, tant à son égard que s’agissant du fonctionnement de la structure et qu'elle avait également porté des attaques graves à l'encontre de plusieurs de ses collègues quant à leur comportement, leur travail, mais encore à l'encontre de la gouvernance de l'association. En appel, la salariée avait obtenu la nullité de son licenciement. La cour d'appel avait en effet considéré que la salariée relatait bien des agissements de harcèlement moral. C'est ce que contestait l'employeur devant la Chambre sociale. En effet, dans son courrier, la salariée ne mentionnait à aucun moment le terme de « harcèlement ». Aussi, l’employeur critiquait l’annulation du licenciement fondé sur l’immunité prévu par les articles L. 1152-2 et L. 1152-3 du Code du travail. Pour rejeter le pourvoi formé par l’employeur, la Chambre sociale opère explicitement un revirement de jurisprudence et abandonne la solution qu’elle avait retenue dans son arrêt du 13 septembre 2017. Elle retient qu’ « il y a lieu désormais de juger que le salarié qui dénonce des faits de harcèlement moral ne peut être licencié pour ce motif, peu important qu’il n’ait pas qualifié lesdits faits de harcèlement moral ». La Cour rappelle également les limites désormais classiques de l’immunité. Elle cesse avec la mauvaise foi du salarié, « laquelle ne peut résulter que de la connaissance par le salarié de la fausseté des faits qu’il dénonce ». Clairement, il n’appartient désormais plus au salarié de qualifier les faits qu’il relate pour être protégé au titre des articles L. 1152-2 et L. 1152-3 du Code du travail.
La solution doit être approuvée. La qualification juridique relève des prérogatives du juge. Il était pour moins malheureux d’imposer au salarié un formalisme qui n’a lieu d’être que s’agissant de la lettre de licenciement et du contrôle de la cause réelle et sérieuse de licenciement. Le salarié n’est ici en aucune manière dans une situation comparable à celle de l’employeur. Toutefois, le raisonnement de la Chambre sociale appelle deux ordres de commentaire.
S’agissant des arguments développés par la Cour pour justifier son revirement, ceux-ci relèvent de deux logiques très différentes. D’une part, cette évolution jurisprudentielle trouve un solide fondement dans la liberté d’expression. L’arrêt revient ainsi à la ratio legis de l’immunité. Le licenciement prononcé par l’employeur pour un motif lié à l’exercice non abusif par le salarié de sa liberté d’expression est nul. La protection de la liberté d’expression est indépendante de la caractérisation de ses propos par le salarié. D’autre part, le revirement paraît viser à une égalité des armes entre l’employeur et le salarié. Dans un arrêt du 16 septembre 2020, la Cour avait admis qu’un employeur puisse invoquer la mauvaise foi du salarié, alors même qu’il n’aurait pas qualifié comme telle le comportement du salarié (Soc. 16 septembre 2020, n° 18-26.696). Ainsi, la Cour justifie-t-elle en l’occurrence son revirement en se référant à cette solution. À trop vouloir démontrer… L’argument place ainsi le salarié et l’employeur dans le cadre du contentieux du licenciement sur un pied d’égalité. Il y a là un glissement des plus critiquables. En matière de licenciement, l’employeur bénéficie d’un privilège exorbitant en comparaison d’autres contractants, celui du préalable. Pareil pouvoir exclut que sa situation procédurale puisse être comparée à celle du salarié.
S’agissant de la portée du revirement, le raisonnement de la Chambre sociale n’est pas exempt d’incertitude. Certes, le respect d’un formalisme dans la relation de faits de harcèlement moral n’est plus nécessaire pour que le bénéfice de l’immunité soit accordé. Toutefois, la Cour semble tenter de proposer une relecture de son arrêt du 13 février 2017. En l’espèce, elle prend soin de relever que la lettre de la salariée dénonçait « le comportement du directeur du foyer en l’illustrant de plusieurs faits ayant entraîné, selon elle, une dégradation de ses conditions de travail et de son état de santé ». Les juges du fond pouvaient donc, sans dénaturation, considérer que « l’employeur ne pouvait légitimement ignorer que, par cette lettre, la salariée dénonçait des faits de harcèlement moral ». Aux juges du fond de qualifier les faits relatés dans le courrier. Voilà qui ne surprend pas eu égard à la teneur du revirement. L’objet de l’opération de qualification est toutefois plus incertain. Faut-il simplement s’assurer que les faits relatés puissent être de nature à caractériser l’intention du salarié de dénoncer un harcèlement moral ou que l’employeur ne pouvait légitimement ignorer qu’il s’agissait de la dénonciation d’un tel harcèlement ? La nuance peut sembler de prime abord spécieuse. Elle implique toutefois une qualification de nature un peu différente. Le débat se fera-t-il sur l’intention du salarié ou sur la conscience de l’employeur ? A bien suivre la Cour, si le salarié n’a pas à qualifier explicitement les faits, il doit être à tout le moins suffisamment explicite pour être bien compris de l’employeur. C’est bien une exigence supplémentaire qui fragilise l’immunité dont bénéficie le salarié.
Jérôme Porta
Les inégalités entre les femmes et les hommes en matière d'emploi (à propos de différents rapports de l'OIT, d'Eurofound et du Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes)
« Les peuples démocratiques ont un goût naturel pour la liberté. (…) Mais ils ont pour l’égalité une passion ardente, insatiable, éternelle et invincible ». En ce début de XXIe siècle, la question de l’égalité sur le marché du travail reste pleinement d’actualité. Plusieurs rapports récents démontrent que le chemin est encore long pour aboutir à une égalité des droits des femmes et des hommes, appelée de ses vœux par Olympe de Gouges dans sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne. Depuis les années 60, en France comme partout en Europe, l’emploi féminin progresse sans pour autant être accompagné du déclin espéré des inégalités.
Certes, certaines dérogations au concept monolithique de l’égalité sont concevables, mais c’est à la condition qu’elles soient constitutives d’une discrimination positive non interdite. Or, le sexe est l’un des critères de discrimination interdite inscrits tant dans le code du travail que dans le code pénal. Pour enrayer les inégalités et discriminations, depuis plusieurs décennies, s’est développée une « conception équitable de l’égalité » avec pour objectif d’atteindre « l’égalité devant le droit », grâce à l’« égalité par le droit ». L’analyse de récents rapports établit que les politiques publiques en faveur de l’égalité professionnelle doivent être renforcées pour que le vœux d’égalité formulé se transforme en réalité. L’affirmation du droit à l’égalité nécessite pour être concrétisé de développer un droit de l’égalité à traversdes politiques publiques efficaces adaptées à l’évolution de la société. Il s’agit de présenter ici une synthèse des récentes études de l’OIT, d’Eurofound et du Haut Conseil à l’égalité relatives à la situation de l’égalité entre les femmes et les hommes sur le marché de l’emploi. Le constat est unanime : les inégalités entre les femmes et les hommes sur le marché du travail persistent voire s’aggravent (I), ce qui nécessite la mise en œuvre d’actions renforcées pour éliminer les conséquences dommageables de ces inégalités (II).
I. Les inégalités entre les femmes et les hommessur le marché du travail
De nombreux rapports récents font le contrat d’une persistance des inégalités entre les femmes et les hommes en matière d’emploi (A), lesquelles tendent même à s’aggraver dans le contexte récent, marqué notamment par le recours au télétravail (B).
A. Des inégalités persistantes
Au niveau mondial, l’Organisation internationale du travail (OIT) a remplacé l’indicateur du taux de chômage par celui de l’accès à l’emploi dans ses études de comparaison de la situation des femmes et des hommes sur le marché du travail. Il en résulte que « 15 % des femmes en âge de travailler aimeraient travailler mais n'ont pas d'emploi, contre 10,5 % des hommes ». Cet écart entre les genres s’inscrit dans la durée puisqu’il est resté pratiquement inchangé depuis deux décennies. Les causes invoquées sont les responsabilités personnelles et familiales qui pèsent toujours sur les femmes de manière disproportionnée, ce qui les empêche de rechercher un emploi et donc d’entrer en emploi, mais aussi de rester en emploi.
Au niveau européen, le Traité de Rome de 1957 (renommé Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne - TFUE) prévoit en son article 8 que « pour toutes ses actions, l’Union cherche à éliminer les inégalités, et à promouvoir l’égalité, entre les hommes et les femmes ». Eurofound, agence tripartite de l'UE fournissant des connaissances pour aider à l'élaboration de meilleures politiques sociales, de l'emploi et liées au travail, met également en évidence, à la suite d’une enquête « conditions de travail » réalisée grâce à 70 000 entretiens menés dans 36 pays, une « ségrégation dans le domaine de l'emploi, sectorielle ou professionnelle sur le lieu de travail », une répartition inégale du travail rémunéré et non rémunéré, des perspectives de carrière au détriment des femmes, « ce qui nuit à leur sécurité financière, aujourd’hui comme à l’avenir ». Il est en outre constaté que les femmes sont 3,6 fois plus susceptibles de subir des « attentions sexuelles non désirées » que les hommes, en particulier chez les travailleuses de première ligne comme dans le secteur de la santé ou les services sociaux. Ces situations ont un impact sur la santé des femmes qui sont 3 fois plus susceptibles de souffrir d'épuisement physique et émotionnel. Ces atteintes à la santé peuvent perdurer plusieurs années avec des conséquences familiales, personnelles et professionnelles graves.
En France, le droit protège pourtant l’égalité professionnelle au plus haut niveau de la pyramide des normes. L’article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958 dispose : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. (…) La loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu'aux responsabilités professionnelles et sociales ». Un dispositif législatif précis pour les salariés résulte des articles L. 1142-1 à L. 1142-6 du code du travail. Le principe d’égalité de rémunération entre les femmes et les hommes est affirmé aux articles L. 3221-1 à L. 3221-7 du Code du travail. Le code de la fonction publique protège également ses agents contre les discriminations liées au sexe. Des instances ont été créées pour rendre effective cette égalité : le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes en 2008, le Comité interministériel aux droits des femmes et à l’égalité entre les femmes et les hommes en 2012. Pourtant, les inégalités persistent et sont parfois même aggravées comme en attestent les différentes études.
B. Des inégalités aggravées en cas de télétravail
Cette aggravation est constatée au niveau international, par l’OIT par exemple, mais aussi au niveau national. En France, un rapport publié le 23 février 2023 par le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, intitulé « Pour une mise en œuvre du télétravail soucieuse de l’égalité entre les femmes et les hommes », confirme ce constat ; en voici une rapide synthèse. Il conclut à l’aggravation des inégalités sous l’influence de cette nouvelle organisation du travail du fait de l’inégale répartition des tâches ménagères, du déséquilibre de la charge familiale, de l’importance différente de la charge mentale, lesquels en ressortent amplifiés. Ce nouveau mode d’organisation présente des enjeux spécifiques pour les femmes en termes de dégradation de la qualité de vie et des conditions de travail, et entraîne des conséquences négatives en termes d’égalité professionnelle.
Le rapport rappelle en premier lieu le cadre juridique du télétravail. Initialement réglementé au niveau européen, le télétravail, via la signature par les partenaires sociaux d'un accord-cadre en date du 16 juillet 2002, a été transposé en France dans un Accord national interprofessionnel (ANI) sur le télétravail le 19 juillet 2005. Il est entré dans le code du travail avec la loi Warsmann de 2012 qui envisage seulement le télétravail régulier et contractualisé. Puis, la loi Travail du 8 août 2016 a prévu l’ouverture d’une nouvelle concertation avec les organisations syndicales qui, dans un rapport du 23 mai 2017, ont conclu que cette forme d'organisation du travail « permet de concilier les enjeux de qualité de vie au travail, de qualité professionnelle, de performance de l'entreprise, de développement du numérique et de développement territorial ». L'ordonnance n°2017-1387 du 22 septembre 2017, dite « Macron », est alors venue assouplir le régime du télétravail qui, en l’absence d’un accord collectif négocié, peut être mis en œuvre par une charte d’entreprise ou, à défaut, de gré à gré entre le salarié et l’employeur, de manière occasionnelle et sans condition imposée de régularité. Trois ans plus tard, les partenaires sociaux ont signé un nouvel Accord national interprofessionnel (ANI) le 26 novembre 2020, étendu par arrêté du 2 avril 2021, après le premier confinement, pour s'assurer de l'égalité d'accès au télétravail entre les femmes et les hommes, toujours sur le principe du double volontariat.
Le rapport définit en deuxième lieu la notion de télétravail, par référence à l’article L. 1222-9 du Code du travail. Il s’entend d’une forme d’organisation du travail dans laquelle un travail qui aurait pu être exécuté dans les locaux de l’employeur est réalisé par le salarié hors de ces locaux, de façon volontaire, en utilisant les technologies de l’information et de la communication. Il convient donc de prendre en compte les conditions de double volontariat et de réversibilité, de nature des travaux réalisés et de technologies. Les différentes formes de télétravail sont le télétravail hybride, le télétravail total, au domicile et en tiers lieu.
Le rapport constate en troisième lieu une progression importante du télétravail depuis la crise sanitaire, progression qui touche davantage les femmes. Avant la crise sanitaire, en 2017, seulement 3% des salariés pratiquaient le télétravail de manière régulière (au moins 1 jour par semaine). Les femmes étaient déjà surreprésentées parmi les télétravailleurs dit intensifs (3 ou 4 jours par semaine). En 2019, ce pourcentage s’élève à 7%, le télétravail occasionnel compris. Lors du premier confinement, en 2020, entre 25% et 44% des salariés ont télétravaillé, dont une majorité de femmes (52%) ; les données de l’Insee montrent que 58 % des cadres et professions intermédiaires ont alors télétravaillé contre 20% des employés, avec une présence majoritaire de femmes. Plus fréquent dans les grandes entreprises, 75% des salariés pensent que le télétravail va continuer à se développer. Le nombre idéal de jours de télétravail par semaine s’établit à 2 jours contre 1,4 en novembre 2019. L’HCE conclut à un développement pérenne du télétravail sous sa forme hybride pour l’avenir, constatant que les accords d’entreprise signés en 2021 sont au nombre de 4070, soit 10 fois plus qu’en 2017.
Le rapport poursuit ensuite sur les enjeux spécifiques pour les femmes et l’égalité professionnelle, en ce qu’il est constaté que le télétravail est source d’aggravation des inégalités sur le marché du travail en termes de conditions de travail, de santé au travail, d'évolution de carrières… nécessitant un renforcement des moyens de lutte contre ces inégalités.
II. Le renforcement nécessaire de la lutte contre les inégalités
Les conséquences de l’inégalité persistante ou aggravée doivent être prises en compte pour être éliminées en amont.
A. Les enjeux spécifiques du télétravail pour les femmes
Sur la différenciation de l’accès au télétravail. La sociologue Gabrielle Schütz, auditionnée par le HCE, relève que le « caractère télé-travaillable » d’un poste ou d’une tâche est subjective et qu’il ne dépend pas de la seule appréciation technique. La preuve en est que si les femmes sont plus demandeuses de télétravail, elles rencontrent davantage de difficultés pour l’obtenir que les hommes. Les organisations produisent des mécanismes défavorables telle l'image plus ou moins légitime du télétravail qui permettrait de moins travailler pour se consacrer aux activités familiales. Les femmes qui assurent davantage que les hommes ces charges et qui sont davantage concernées par le télétravail sont donc doublement concernées par cette suspicion.
Sur les différences en termes de conditions matérielles et d’organisation du télétravail. Là encore les femmes sont défavorisées. Elles bénéficient moins souvent que les hommes d'un espace de travail et d'un équipement adaptés à leur domicile et sont plus souvent interrompues dans leur travail (44% des femmes ayant des enfants de moins de 16 ans ont indiqué ne pas pouvoir travailler au calme contre 31% d'hommes). Concernant l’organisation, 23 % des femmes déplorent une augmentation du temps de travail contre 15 % des hommes. Elles développent davantage un sentiment de redevabilité qui constitue une forme de pression permanente, avec un risque accru d’épuisement professionnel pouvant aller jusqu’au burnout, en raison d’une porosité des temps de vie professionnelle et personnelle.
Sur l’articulation des temps de vie. Le télétravail chez les femmes aboutirait à un renforcement de la double journée de travail (les heures de pause en télétravail sont souvent utilisées pour gérer des tâches domestiques ou familiales). Toutefois, le télétravail permettrait aussi une augmentation de la prise en charge des activités parentales et domestiques par les pères, sans toutefois effacer le déséquilibre en défaveur des femmes. En outre, si le télétravail aboutit à une diminution du temps de loisirs pour les femmes, paradoxalement, les hommes en télétravail voient leur temps de loisir augmenter comparativement aux hommes maintenant leur activité professionnelle en présentiel.
Ainsi, les risques pour la santé des télétravailleurs sont accrus pour les femmes, en ce qui concerne les atteintes à la santé tant physique que mentale. Pour la santé physique, l'Organisation internationale du travail (OIT) mentionne les risques ergonomiques (équipements inadaptés, assise, bureau...) pouvant entraîner des troubles musculo-squelettiques ou des migraines oculaires. Le télétravail a également une incidence sur la qualité du sommeil. Par ailleurs, parfois conçu comme une alternative à un arrêt maladie, il conduit à l’aggravation de l’état de santé de la personne. Concernant la santé mentale, le télétravail peut être source de symptômes dépressifs, d’une augmentation de l’anxiété et du stress, d’un épuisement professionnel, car il peut provoquer un isolement social, un soutien moindre par les collègues et une réduction du sentiment d'appartenance au collectif de travail. Les risques de cette dégradation de la santé mentale et physique, associée aux mauvaises conditions d'organisation du télétravail, sont accrus chez les femmes.
Plus encore, les femmes sont victimes d’une aggravation de leur exposition aux violences sexistes et sexuelles tant dans le cadre professionnel que familial. Dans le cadre professionnel, le cyber-harcèlement (qui peut exister en situation de travail sur site) est rendu d'autant plus aisé dans le contexte de visioconférence où le lieu de vie et l'intimité peuvent être donnés à voir et susciter des remarques via zoom. Le télétravail induit également un risque de surexposition aux violences domestiques, du fait de la présence augmentée par le travail avec l’agresseur à domicile ; or, en 2020, les femmes représentent plus de 82% du total des victimes de telles violences au sein du couple ; 35% d'entre elles étaient victimes de violences antérieures de la part de leur compagnon. Le télétravail peut également être un moyen de fuite à l’égard d’un collègue.
Enfin, le télétravail étant particulièrement « genré », il risque de réduire encore les opportunités de carrière des femmes : il les déconnecte des réseaux professionnels et les dessert dans leur carrière, la représentation négative du télétravail et le poids de la culture du présentéisme pénalisant leur avancement.. C’est ainsi qu’il risque de creuser encore les différences de rémunération.
Ces risques doivent être pris en compte afin d'éviter une régression du droit à l’égalité.
B. Les recommandations du Haut Conseil à l’égalité
Risqué au regard de la protection des droits des femmes, le télétravail doit être encadré pour en écarter les effets négatifs au profit de la promotion des différents avantages procurés. Cette organisation est en effet moderne et correspond aux aspirations des travailleurs du XXIe siècle et aux évolutions sociétales nécessaires en termes d’économies, notamment sur le coût et le temps du transport. Il sert la voie de la responsabilité environnementale de l’entreprise en favorisant la réduction de l’accidentologie, des embouteillages et des gaz à effet de serre. Il permet également d’améliorer la qualité de vie grâce. Le gain de temps qu’il procure peut être mieux utilisé et consacré aux activités familiales, personnelles et sociales, et donner un sentiment de liberté d’organisation du travail.
En dernière partie de son rapport, le Haut Conseil à l’égalité prescrit 18 recommandations pour gommer les atteintes à l’égalité entre d’une part, les femmes et les hommes en télétravail et, d’autre part, les travailleurs et télétravailleurs. Les premières sont des recommandations transversales : il est conseillé de croiser les négociations sur le télétravail et sur l’égalité professionnelle, de maintenir un équilibre entre présentiel et distanciel ; produire des statistiques genrées au niveau national et de sensibiliser aux impacts genrés du télétravail. Les deuxièmes recommandations sont susceptibles de promouvoir un accès égalitaire au télétravail en établissant des critères d’éligibilité au télétravail basés sur les activités et grâce à la promotion d’une meilleure mixité des métiers. Les troisièmes sont des recommandations en faveur de conditions de télétravail égalitaires. Il est à ce titre conseillé de fournir des outils et équipements adaptés, d’assurer la prise en charge des frais par l’employeur et de garantir l’effectivité du droit à la déconnexion. Il est encore préconisé de former les managers, d’installer des espaces de travail sur site adapté et de développer les tiers lieux. La quatrième catégorie de recommandations vise à prévenir les risques professionnels en prenant en compte l’exposition différenciée des hommes et des femmes. Il faut pour cela prévenir les violences sexistes et sexuelles, évaluer les risques et mettre en œuvre un plan d’actions tout en associant les services de prévention et de santé au travail (SPST). Enfin, des recommandations pour un télétravail favorable à l’évolution professionnelle des femmes comme des hommes sont émises. Il s’agit de soutenir la parentalité et l’aidance, de prévoir des dispositions spécifiques pour les salariés en situation de vulnérabilité, d’intégrer des indicateurs « télétravail » dans la Base de données économiques, sociales et environnementales (BDESE), et de mettre en place un suivi des carrières.
En annexe du rapport du HCE du 23 février 2023, est jointe une contribution commune et critique des organisations patronales.
Ces dernières dénoncent tant le diagnostic que certaines recommandations. En premier lieu, elles dénoncent un diagnostic « fragile et partial », en ce qu’il repose sur des études sociologiques et des enquêtes de perception, sans précision sur la méthodologie appliquée par les auteurs. Le rapport s'appuie essentiellement sur des retours d'expériences de télétravail vécues pendant la crise sanitaire, caractérisées par un recours contraint, massif et inédit , pendant une période exceptionnelle où les établissements d'accueil des jeunes enfants et des établissements scolaires étaient fermés. Il ne permet donc pas de rendre parfaitement compte des cas de recours au télétravail en période « normale », reposant sur le double volontariat de l’employeur et du salarié.
En outre, ce diagnostic serait à charge contre le télétravail féminin, lequel est présenté comme un risque, une source de discrimination pour les femmes salariées ; il en fait donc un « problème » genré. Or, pour améliorer le télétravail des femmes, il est moins question de corriger des inégalités liées au genre des salariés dans le télétravail que de corriger des dysfonctionnements du télétravail pouvant affecter autant les femmes que les hommes. Il convient de développer la mixité dans tous les emplois, afin que les postes non télé-travaillables ne concernent pas plus l'un ou l'autre sexe.
Le Haut conseil à l'égalité ne serait pas une instance adaptée pour remettre en cause le travail réalisé dans le cadre de la négociation de l'ANI du 26 novembre 2020, le télétravail ne devant pas devenir une contrainte qui pèse sur les entreprises et devant être concilié avec la performance sociale et économique de l'entreprise. Les règles relatives à l'organisation du télétravail doivent être définies au plus près des réalités de terrain des salariés.
La pratique du télétravail ne peut influer négativement la carrière des femmes et des hommes. Des outils, s'ils sont bien mobilisés par les entreprises, permettent de lutter efficacement contre les risques du télétravail et contribuent à l'égalité professionnelle. Aussi, les organisation patronales demandent de revenir à l’ANI du 26 novembre 2020 car ils y voient une outil pour l’amélioration du télétravail au service des femmes. Veiller au respect du caractère volontaire du passage au télétravail, vérifier que les salariés ont des conditions matérielles adaptées, lutter contre l'éclatement du collectif de travail, l'isolement, l'invisibilisation, veiller au respect du droit à la déconnexion, veiller à l'égalité professionnelle, des salaires et à l'évolution des carrières suffirait à supprimer les inconvénients du télétravail...
En conclusion, il doit être remarqué que le rapport ne comporte aucune annexe relative à la position des organisations syndicales de salariés et ne fait pas davantage état de consultation de juristes parmi les personnes auditionnées.
Florence Maury