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L'Actualité juridique - Mars 2025

Dernière mise à jour :

Le Conseil d’administration de l’Institut du travail de Bordeaux a procédé, le 11 février 2025, à l’élection de son nouveau Président. Monsieur Denis Tonnadre (FO) a été élu, et succède donc à Monsieur Joël Da Silva Baptista (CFDT). Au nom de la direction et de l’équipe de l’Institut, je tiens à féliciter Monsieur Tonnadre et à le remercier pour son engagement constant à nos côtés, et pour le travail que nous allons accomplir ensemble ces prochaines années, afin de continuer à développer nos activités et à réaliser au mieux notre mission.

Alexandre Charbonneau, directeur de l’ITB.

Point de vue

Le droit du travail est une matière en mouvement, il donne à voir sur l’état d’une société.

Construit par strates, il est né d’une synergie alimentée par les réalités du monde du travail, relayée par les organisations syndicales, réfléchie par les universitaires et mise en forme par le législateur et par la jurisprudence de la Chambre Sociale de la Cour de Cassation.

C’est ainsi qu’un ensemble de règles protectrices a peu à peu vu le jour pour être codifié.

Il y a quelques années, par exemple, le salarié déclaré inapte au travail pour raison médicale, perdait tous ses droits.

Il était exclu sans autre formalité, sans même pouvoir prétendre au chômage puisqu’il n’était pas licencié.

Par ajustements successifs, tout comme en de nombreux autres domaines, un dispositif plus protecteur a été élaboré.

Il s’est agi d’humaniser et d’atténuer la rigueur du lien de subordination, en immunisant les salariés contre les abus et en les indemnisant à hauteur du préjudice qu’ils subissaient.

Mais depuis quelques années, pour baisser le coût du travail, tout est détricoté, au fil de de contre-réformes successives et de revirements de jurisprudence.

C’est le plus souvent au grand dam de ceux, universitaires comme conseillers prud’hommes, qui ont contribué à élaborer ou à promouvoir ces règles protectrices.

Pour autant, ce serait une erreur de déserter le terrain juridique.

Plus que jamais, il convient de maintenir et de renforcer cette précieuse complémentarité dont les instituts du travail, dont celui de Bordeaux, sont vecteurs.

C’est pour moi, syndicaliste, un impératif, tant le sort réservé au droit du travail constitue un marqueur de civilisation.

Denis Tonnadre

Les commentaires

La terrible célérité de la perfection des formes et de l’action - À propos de la nécessité de procéder au reclassement du salarié inapte avec célérité. Note sous Soc. 4 décembre 2024, n° 23-15.337, P.

Le maintien du salarié inapte dans une situation d’inactivité forcée constitue-t-il un manquement suffisamment grave de l’employeur à ses obligations de reclassement justifiant une résiliation judiciaire à ses torts ? Cette question posée à la Cour de cassation lui permet de consolider sa jurisprudence sur l’obligation de reclassement de l’employeur en matière d’inaptitude. Elle réitère qu’au nom de la bonne foi l’employeur doit être acteur du reclassement et du devenir professionnel du salarié.

Les faits de l’espèce demeuraient classiques. Un conducteur routier de la société Cilomate, victime d’une rupture du tendon de l’épaule gauche en mars 2014, restera en arrêt de travail jusqu’en mai 2016, date à laquelle il pourra retravailler. Il sera victime, en décembre de la même année, d’un deuxième accident qui le placera en arrêt de travail jusqu’en juin 2019, date de la consolidation reconnue par le médecin du travail. Lors de la visite de reprise le 5 juin 2019, le médecin du travail rendait une décision un peu confuse dans laquelle il estimait que l’état de santé du salarié faisait obstacle à tout reclassement dans un emploi, tout en renvoyant à un précédent courrier où il mentionnait la possibilité de laisser le chauffeur conduire un véhicule léger dans la limite de 5 km. L’employeur rétablit tardivement le paiement des salaires en septembre et propose un reclassement dans une des sociétés du groupe à l’étranger, offre vague que le salarié refuse. Ce dernier saisit alors le conseil de prud’hommes de Metz, le 31 janvier 2020, afin qu’il statue sur la résiliation judiciaire du contrat de travail aux torts de l’employeur. Au cours de la procédure prud’homale, la société indique au salarié qu’aucune solution de reclassement n’existe. Elle le convoque à un entretien préalable au licenciement qu’elle lui notifiera le 26 mars.

Le conseil de prud’hommes prononcera la résiliation judiciaire aux torts de l’employeur et attribuera au salarié les indemnités afférentes à cette rupture. L’employeur interjettera appel devant la Cour de Metz. La motivation des juges d’appel apparaît en tous points surprenante. En effet, la Cour met en évidence plusieurs erreurs commises par l’employeur. Ces négligences incluent le retard à demander des explications au médecin du travail, le retard à rétablir le versement des salaires selon les exigences légales et le retard à notifier le licenciement au salarié, alors qu’il n’avait pas proposé de solution réaliste de reclassement.

Pourtant, elle infirmera le jugement de première instance au motif, d’une part, que l’obligation de reclassement reste autonome de celle de payer le salaire. D’autre part, elle considère qu’aucune obligation légale ne contraint l’employeur à reclasser dans un délai prédéfini : « la lenteur ne peut constituer un manquement de l’employeur ». Le salarié se pourvoit en cassation en estimant que l’employeur était fautif de l’avoir laissé en inactivité.

La Cour de cassation casse et annule l’arrêt d’appel pour violation de la loi, sur le fondement des articles L.1121-1 et L.1226-11 du Code du travail. Elle constate que le maintien du salarié dans une situation d’inactivité contrainte l’avait acculé à saisir le juge. Ce constat aurait dû conduire la juridiction d’appel à reconnaître un manquement de l’employeur.

La Cour de cassation engage l’employeur à tirer les conséquences de l’inactivité forcée du salarié en procédant à son licenciement.

I – Le temps du reclassement à l’aune de la bonne foi

La Cour de cassation convoque la bonne foi, peu importe le degré de l’obligation de reclassement. Elle doit servir de guide pour la proposition de poste en fonction des préconisations du médecin du travail[1]. Elle conditionne la présomption de l’article L.1226-12 du Code du travail si le poste correspond en tous points aux préconisations du médecin du travail,[2] même si l’employeur crée le poste de travail[3] ou doit envisager le télétravail[4].

La bonne foi constitue la ligne de force qui mène la Cour de cassation pour dire si l’employeur a rempli correctement son obligation de reclassement. La manifestation de la loyauté se double d’une obligation de recherche sérieuse de reclassement c’est-à-dire en prenant en compte les recommandations du médecin du travail[5].

Toutefois, cette recherche n’est pas enfermée dans un cadre temporel précis. À cet égard, la Cour d’appel relève cette lacune légale pour débouter le salarié de ces demandes. On peut dès lors s’interroger sur le temps imparti au reclassement car le délai d’un mois après la visite de reprise ne limite pas la recherche d’un reclassement. En effet, rien n’empêche l’employeur de proposer un autre poste au salarié dès la réception de l’avis du médecin du travail ou à l’expiration du délai d’un mois[6]. Toutefois, l’employeur devra respecter certaines règles en particulier s’il a engagé la procédure de licenciement. En effet, dans cette hypothèse[7], il devra consulter les membres du CSE sous peine de se voir reprocher un licenciement sans cause réelle et sérieuse[8].

À bon droit, la Cour de cassation n’indique pas de quel délai dispose l’employeur pour opérer un reclassement ou y renoncer. En réalité, c’est moins le temps de recherche d’un reclassement que la situation d’inactivité du salarié qui doit entrer en ligne de compte. En 2021[9], dans une affaire similaire, le salarié avait refusé des postes de reclassement qu’avait proposés l’employeur. Or, la Cour lui a reproché de n’avoir pas licencié promptement le salarié. La solution de l’arrêt du 4 décembre 2024 se justifie a fortiori par l’absence de réactivité de l’employeur, à tous les stades de la procédure. La reprise du versement ne le libérait pas de toute obligation à l’endroit du salarié. En effet, l’employeur doit se saisir de l’ensemble de ses prérogatives, notamment celle de rompre le contrat, pour permettre au salarié d’avoir un avenir professionnel.

II- Le licenciement comme solution à l’absence de reclassement 

La Cour d’appel avait soutenu l’argument de l’employeur selon lequel le salarié ne pouvait avoir subi de préjudice dans la mesure où le paiement des salaires avait repris après le délai d’un mois ; aucune disposition n’envisageait de sanction à l’encontre de l’employeur qui mettait du temps à trouver un reclassement.

Liés intimement en droit du travail, le temps et l’argent se retrouvent au sein de la procédure de reclassement du salarié déclaré inapte. En principe, obligation réciproque, ils sont pourtant considérés tour à tour, voire de façon dissociée sur cette question. En effet, la procédure de reclassement qui suit aussitôt celle de la reconnaissance de l’inaptitude prévoit un délai d’un mois pendant lequel l’employeur s’emploie à rechercher un poste au salarié inapte, période que l’employeur ne rémunèrera pas[10]. Mais c’est bien l’écoulement du temps qui redéclenchera le paiement des salaires antérieurement perçus, un mois à partir de la visite de reprise. Il ne s’agira pas de la contrepartie du temps passé à travailler, car, par hypothèse, le salarié demeure en attente d’un poste de reclassement, mais c’est parce que le salarié n’a pas obtenu de poste de reclassement qu’il reçoit à nouveau son salaire.

Or, la perception du salaire ne justifie aucunement le maintien du salarié en inactivité, ce qui conduit la Chambre sociale à prescrire une véritable obligation de licencier. La solution ne surprend guère puisqu’elle se lisait déjà en filigrane dans l’arrêt de 2021. Cette solution réinterroge les questions précédentes sur la nature juridique de ce versement[11]. Les auteurs l’ont envisagée tour à tour comme une obligation de licencier, ou comme une simple incitation, une indemnisation d’un préjudice à définir, voire d’une astreinte. Cette dernière proposition semble d’ailleurs la plus appropriée compte tenu de la nécessité de mettre un terme au contrat à défaut de reclassement.

Cette réponse forte prônée par la Cour de cassation se justifie à bien des égards. D’abord, l’obligation de reclasser le salarié avec diligence découle inévitablement de l’échec que constitue l’inaptitude. En effet, l’employeur dispose d’outils d’anticipation qui auraient pu lui permettre de rencontrer le salarié et le médecin du travail. De ce point de vue, l’article L.4624-4 du Code du travail préconise ainsi un échange entre le médecin du travail et l’employeur. En l’espèce, l’avis d’inaptitude par renvoi qu’avait dispensé le médecin du travail aurait dû conduire l’employeur à lui faire préciser les conditions de retour du salarié dans l’entreprise, d’autant que ce dernier avait déjà subi un arrêt de travail pour des affections similaires. Il aurait pu également interroger le salarié sur ses souhaits de reclassement. Cela lui aurait permis de mieux cibler le périmètre géographique, en s’abstenant de lui proposer un poste vague à l’étranger. Peut-être aurait-il pu dire plus rapidement qu’aucun poste ne se présentait. La jurisprudence de ce point de vue indique que l’employeur doit se tenir aux desiderata du salarié[12]. Au fond, le délai d’un mois est seulement nécessaire pour finaliser une action entamée très en amont. Or, le délai d’un mois en l’espèce, a été un temps mort qui n’a pas été mis à profit pour engager quelque action que ce soit.

Ensuite l’employeur ne remplit pas l’une de ses obligations principales qui ne consistent pas simplement à payer le salaire, mais également à répondre à son obligation générale de procurer le travail convenu[13]. Davantage enfin, maintenir le salarié en situation d’inactivité est une atteinte à sa dignité qui plus est obère ses chances de retrouver une activité professionnelle. La seule solution consiste alors à licencier le salarié pour le libérer d’une situation sans issue et lui permettre, si possible, une réinsertion professionnelle que l’employeur n’a pu lui assurer[14].

Sans doute, les nouveaux dispositifs d’anticipation, inexistants au moment des faits, pourront à l’avenir servir de jalons aux démarches de l’employeur. Désormais, ce dernier pourra actionner des leviers comme les rendez-vous de liaison[15] , la visite à la demande[16], la convention de rééducation professionnelle en entreprise[17] ou encore la visite de mi-carrière[18]. Ces dispositifs constitueront peut-être un processus positif et concret qui facilitera le reclassement.

Valérie Lacoste-Mary


[1] Soc. 12 juin 2024, n°22-18.138, M. Babin, « La dispense de reclassement peut être contestée en procédure accélérée », JCP S, n°37 du 17 sept. 2024. 1283.

[2] Soc. 26 janvier 2022, n°20-20.369, note J.-Y. Frouin, « De l’application de la présomption de satisfaction à l’obligation de reclassement du salarié inapte instituée par l’article L. 1226-12 », JCP S n°10 2022, 1074. Dans le même sens : Soc. 29 mars 2023, n°21-15.472.

[3] Soc. 21 juin 2023, n°21-24.279, S. Demay « Création d’un poste pour un salarié déclaré inapte : l’employeur doit respecter les préconisations du médecin du travail », D. Act. 11 juill. l. 2023 ; M. Babin, « Reclassement du salarié inapte : aller au-delà de son obligation n’est pas sans conséquence », JCP S n°30-34, 2023 1211.

[4] Soc. 29 mars 2023, n°21-15.472, note D. Corrignan-Carsin, « Un employeur n’exécute pas loyalement son obligation de reclassement en refusant l’aménagement en télétravail du poste d’un salarié déclaré inapte », JCP G 2023. Act. 457 ; M. Véricel, « Obligation de reclassement du salarié inapte et mise en place du télétravail », RDT 2023. 426 ; N. Bourzat-Alaphilippe, « Reclassement d’un salarié et le télétravail », JS 2023 n°245. 46.

[5] Ou en prenant le temps de chercher le reclassement : Soc. 30 avr. 2009, n°07-43.219, note L. Perrin, D. 2009.141.

[6] Soc. 23 nov. 2016, n°14-26.398

[7] Soc. 28 sept. 2022, n°21-13.566

[8] Soc. 30 sept. 2020, n°19-16.488, note L. Malfettes, D. Act. 15 déc. 2020 ; P. Lockiec et P. Adam, « Inaptitude, reclassement et maladie non professionnelle », Dr. soc. 2021.78 ; Soc. 8 juil. 2020, n°18-26.806, note St. Rioche, JCP S, n°42, 2024 1321.

[9] Soc. 4 nov. 2021, n°19-18.908.

[10] La CPAM peut toutefois indemniser le salarié victime d’une inaptitude d’origine professionnelle. Les conditions demeurent restrictives : épuisement des congés, des RTT notamment. Cela ne constitue pas à proprement parler une rémunération, mais une indemnisation.

[11] J. Mouly, « Reclassement du salarié déclaré inapte : la Cour de cassation impose un devoir de célérité à l’employeur », Dr. soc. 2025. 189 ; J.-Y. Frouin, note sous Soc. 4 mars 2020, n°18-10.719, D. 2020. 6060 ; H. Barbier, « Le devoir de réaction », RDT 2025. 102. Cet auteur propose une intéressante analyse en considérant que ce n’est pas à proprement parler une obligation de licencier, mais la sanction d’un non-usage abusif de la prérogative juridique qu’est le pouvoir de licenciement de l’employeur.

[12] Soc. 23 nov. 2016, n°14-26-398 note M. Babin, « Reclassement du salarié inapte : l’employeur peut tenir compte de la position du salarié », JCP S 10 janvier 2017, n°1, 1004 ; chronique de droit du travail, JCP S 16 mars 2017, n°11, 1161 ; B. Ines, « Inaptitude : quand la volonté du salarié détermine le périmètre du reclassement », D. act. 13 janv. 2017.

[13] Soc. 8 mars 2012, n°10-30.195. Ce manquement peut justifier la rupture aux torts de l’employeur lors d’une procédure de résiliation judiciaire : Soc. 24 janv. 2007, n°05-41.913 ou une prise d’acte du salarié : Soc. 3 nov. 2010, n°09-65.254.

[14] H. Barbier, op. cit.

[15] C. trav., art. R. 4624-33-1.

[16] C. trav., art. R. 4624-34.

[17] C. trav., art. L. 2312-8 et R. 5213-24.

[18] C. trav., art. L .4624-2-2.

Le harcèlement discriminatoire : une qualification hybride aux justifications floues Note sous Soc. 14 nov. 2024, n°23-17.917

 

Bien qu’inscrit dans le droit positif depuis 2008, ce n’est qu’en 2024 que la Cour de cassation a eu l’occasion de (discrètement) statuer sur un cas d’école de « harcèlement » discriminatoire (Soc. 15 mai 2024, n°22-16.287, inédit). Mais il aura fallu attendre l’arrêt du 14 novembre 2024 pour enfin voir publier au bulletin de la chambre sociale la première décision portant sur cette thématique.

En l’espère, un salarié, agent de sécurité, a pris acte de la rupture de son contrat de travail face à l’inaction de son employeur à la suite de la dénonciation de faits et propos racistes qu’il subissait de la part de ses collègues et supérieurs hiérarchiques. Alors que le conseil de prud’hommes avait accepté de requalifier sa prise d’acte en licenciement nul, la cour d’appel n’y voyait qu’un licenciement sans cause réelle et sérieuse. En effet, selon les juges du second degré, l’employeur n’était à l’origine d’aucune pratique discriminatoire et le salarié n’avait « aucunement fait mention de quelle mesure discriminatoire il avait été victime ».

La Cour de cassation censure l’arrêt d’appel pour violation de la loi, en ayant au préalable visé l’alinéa 3 de l’article 1er de la loi du 27 mai 2008 et l’article L. 1134-1 du Code du travail. Ainsi, la cour d’appel ayant constaté que le salarié avait bien été victime de propos et comportements racistes et qu’il en avait averti son employeur, elle aurait dû en déduire que le salarié avait apporté des éléments de faits laissant supposer l’existence d’une discrimination et qu’il appartenait donc à l’employeur de démontrer que les agissements discriminatoires invoqués étaient justifiés par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination.

Cette décision illustre l’ambiguïté consistant à proposer un régime de justification propre aux discriminations (II) à une qualification hybride relevant d’un croisement entre discrimination et harcèlement (I).

I.      Une qualification hybride

Le « harcèlement discriminatoire » est défini à l’alinéa 3, 1°) de l’article 1er de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations. Au terme de cet alinéa, « la discrimination inclut […] tout agissement lié à l'un des motifs [prohibés] et tout agissement à connotation sexuelle, subis par une personne et ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à sa dignité ou de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant ». L’article ne nomme pas cette qualification harcèlement discriminatoire, c’est la doctrine qui le fait en raison de la proximité de cette définition avec les éléments de qualification de la discrimination, du harcèlement moral, du harcèlement sexuel et des agissements sexistes. Le Défenseur des droits semble quant à lui opter pour la dénomination de « harcèlement d’ambiance discriminatoire » lors de ses observations (Cour d'appel de Paris, 4 octobre 2023, RG n° 19/11796, pôle 6, ch. 4). En vérité, on pourrait se limiter à celle d’« ambiance discriminatoire » pour marquer les particularismes de cette qualification et la faute de gestion de l’employeur qui semble visée par son intermédiaire.

En effet, cette infraction, contrairement au harcèlement moral (C. trav., art. L. 1152-1) ou au harcèlement sexuel (C. trav., L. 1153-1 al. 1), ne nécessite pas une répétition de faits pour être constituée. Or, la répétition est un élément essentiel de la notion de harcèlement. Dès lors qu’il est motivé par un motif prohibé, un fait unique suffit à qualifier la discrimination au sens de l’alinéa 3. Elle rejoint en cela les définitions de l’agissement sexiste (au singulier dans le texte de l’article L. 1142-2-1 du code du travail) et celle des actes « assimilés » à du harcèlement sexuel par l’alinéa 2 de l’article L. 1153-1 du code du travail. Dans cette seconde approche du harcèlement sexuel, c’est la gravité de l’acte (ou de la position hiérarchiquement supérieure de l’auteur) qui dispense la victime de démontrer une répétition. Dans l’agissement sexiste, les stéréotypes ou préjugés sexistes sont au cœur du comportement fautif, la dimension discriminatoire est donc en quelque sorte sous-jacente. Il semblerait donc que la mobilisation d’un motif discriminatoire soit, en soi, d’une gravité suffisante pour justifier de ne pas attendre une répétition de l’acte pour le sanctionner.

Contrairement au harcèlement moral, la qualification du harcèlement discriminatoire ne nécessite pas la démonstration que l’acte avait pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail. Avant l’invocation d’un harcèlement discriminatoire par les plaideurs, la Cour de cassation s’est montrée particulièrement clémente avec un justiciable qui invoquait un harcèlement moral en raison de ses fonctions de représentation. Ainsi, au prix d’une assimilation très discutable des conditions d’exercice d’un mandat syndical aux conditions de travail, la Cour de cassation a admis de sanctionner la coupure des accès à l’intranet de l’entreprise et le refus de l’accès aux locaux pour les réunions de l’institution représentative dans laquelle il siégeait au motif qu’il était en congé de fin de carrière (Soc. 26 juin 2019, n°17-28.328).

Enfin, la définition du harcèlement discriminatoire laisse une large place au subjectif. En effet, le comportement doit avoir pour objet ou pour effet de porter atteinte à la dignité du salarié ou de créer un environnement « intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant ». L’offense étant le summum du sentiment subjectif, cela peut rendre la qualification très malléable si le juge ne prend pas quelques précautions. La position de l’employeur est ainsi beaucoup plus précaire, car il devra alors prévenir et sanctionner tout ce qui pourrait offenser une personne…cela peut facilement entrer en contradiction avec la liberté d’expression dans la mesure où un seul fait suffit. Par exemple, un salarié qui estime que Dieu n’existe pas peut offenser une personne au fort sentiment religieux qui y verra une marque de blasphème. De même, une salariée estimant publiquement qu’être une femme ne relève pas d’un choix, mais d’un fait (biologique) exprime une opinion qui pourrait offenser une personne transgenre, au même titre qu’elle peut se sentir offenser qu’une personne se dise femme simplement parce qu’elle se sent femme. De tels propos relèvent de la liberté d’expression, tout en étant potentiellement offensants, ce n’est que leur répétition devant une personne que l’on sait être en désaccord ou affectée par ces propos qui serait du harcèlement. Or, tel qu’est rédigé le texte actuellement, une seule remarque suffirait à qualifier le harcèlement de discriminatoire.

Pour autant, dans le cas d’espèce, aucune difficulté de qualification ne se présentait à l’exception (notable) de l’imputation du comportement fautif à l’employeur. En effet, le caractère raciste des propos était établi, la répétition de ces derniers également, bien que cela ne soit pas nécessaire. Néanmoins, l’employeur n’est coupable « que » d’une abstention et non d’un acte positif. Il n’a pas réagi à la suite de la dénonciation des faits subis par le salarié. Pire, les supérieurs hiérarchiques ont minimisé les faits ou la responsabilité de leurs auteurs (pas de la manière la plus élégante d’ailleurs) : « Mme V est lunatique » ; « N est comme ça », « elle est bipolaire ». Autant de justifications maladroites qui n’aideront pas l’employeur à justifier de ces actes et déqualifier la discrimination.

II.     Un régime de justification propre à la discrimination

Comme toute discrimination, le « harcèlement discriminatoire » ou « l’ambiance discriminatoire » peut être déqualifiée si l’employeur parvient à la justifier. Or, ce dernier n’étant pas l’auteur des propos, il ne saurait pouvoir véritablement les justifier. Cela reviendrait à demander à ce dernier de justifier le comportement de salariés, voire potentiellement celui de tiers à l’entreprise (tels que les clients, les fournisseurs, etc.) en raison de leurs conséquences sur le salarié victime. Outre l’absurdité consistant à lui demander une justification « objective » pour un comportement qui n’est pas le sien, cela comporte aussi l’effet pervers de pousser l’employeur à tenter de défendre l’auteur, minimiser ou nier les faits dans le seul but de ne pas être lui-même condamné. Cette conséquence fâcheuse constituera pour le salarié victime une seconde épreuve de discrimination (ce qui en matière pénale porte désormais le nom de « victimisation secondaire »).

Sur ce point, l’on peut critiquer, moins l’office du juge que, les zones d’ombres laissées par le législateur. La logique de justification propre aux discriminations consistant à démontrer que « les agissements discriminatoires invoqués étaient justifiés par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination » est inappropriée aux hypothèses de harcèlement discriminatoire et relève pour certains auteurs de la probatio diabolica (V. Laurène Joly, « L’office du juge face à une prise d’acte fondée sur des allégations de harcèlement discriminatoire », Lexbase hebdo éd. Sociale, n° N1301B3L). Pour se faire l’avocat de l’employeur, il faudrait que ce dernier soit en mesure de donner le contexte de chaque propos ou comportement pour tenter de démontrer l’absence de discrimination et que ce contexte permette d’écarter tout aspect discriminant aux propos ou aux actes. En l’espèce, le salarié victime de la discrimination évoquait le fait que l’une de ses collègues saluait tout le monde, sauf lui. Une justification admissible de l’employeur serait de démontrer l’existence préalable d’un conflit interpersonnel expliquant ce refus de politesse ou que le salarié victime refusait lui-même de dire bonjour à cette salariée. L’employeur devrait ainsi reconstituer, pour chaque fait évoqué par le salarié, le contexte dans lequel il s’est produit. Cela relève de la gageure, si tant est que de tels éléments de contexte existent et puissent être prouvés. Dans le cas d’espèce, certains propos sont cependant tellement racistes, stigmatisants et empreints de préjugés qu’ils ne sauraient être justifiables (« ne t’approche pas mon fils, ce sont des arabes »)

Face à cette probatio diabolica, on pourrait être tenté de lui substituer le régime de justification lié à l’obligation de sécurité (C. trav., art. L. 4121-1) pesant directement sur l’employeur. En l’espèce, le comportement fautif de l’employeur justifiant pleinement que l’on engage sa responsabilité réside davantage dans son inaction à la suite de la dénonciation du harcèlement discriminatoire vécu par le salarié que dans un acte discriminatoire de sa part. L’employeur est tenu d’assurer pour tous ses salariés un environnement de travail sain, tant sur le plan physique que moral. Or, les propos racistes à répétition constituent un risque pour la santé mentale des travailleurs. Il a donc l’obligation de prévenir ce risque et d’agir avec diligence pour enquêter et faire cesser tout comportement raciste dans son entreprise (V. le guide rédigé par le Défenseur des droits pour réaliser ces enquêtes : Décision-cadre portant recommandations en application de l’article 25 de la loi organique n° 2011-333 du 29 mars 2011 intitulé Discrimination et harcèlement sexuel dans l’emploi privé et public : recueil du signalement et enquête interne). 

Si le régime de justification du harcèlement discriminatoire pourrait être emprunté à celui de l’obligation de sécurité pour plus de cohérence lorsque l’employeur n’est pas l’auteur des faits. Au stade de l’indemnisation des préjudices et des sanctions, les deux fondements peuvent a priori cohabiter. L’obligation de sécurité vient sanctionner les défaillances de l’employeur en tant que responsable de la sécurité et de la santé de ses travailleurs alors que le harcèlement discriminatoire vient sanctionner l’employeur n’ayant pas garanti l’égalité au sein de son entreprise (en la prémunissant des comportements discriminatoires). La question pourrait se poser du cumul de ces deux qualifications avec celle de harcèlement moral. Après tout, le juge judiciaire reconnait que discrimination et harcèlement moral peuvent donner lieu à des préjudices distincts (Soc., 3 mars 2015, n°13-23.521). Cependant, stratégiquement, à moins de faire du harcèlement moral ou du harcèlement discriminatoire un moyen subsidiaire, un cumul n’apporterait rien de plus, à moins de démontrer un préjudice qui n’ait pas été pris en compte lors de l’indemnisation de la discrimination (très peu probable). En effet, la sanction du harcèlement discriminatoire, comme n’importe quelle autre discrimination, sera en premier lieu la nullité des actes discriminatoires : le juge pourrait ainsi procéder à une reconstitution de carrière pour tenir compte de l’impact psychologique du harcèlement sur l’évolution de la carrière (le salarié peut ne pas avoir osé demander une promotion, une augmentation, une adaptation de ses horaires et jours de travail pour des motifs religieux par exemple). Et surtout, « les dommages et intérêts réparent l'entier préjudice résultant de la discrimination, pendant toute sa durée ». Ainsi, si le salarié a subi un harcèlement discriminatoire sur toute sa carrière, il pourra tout de même obtenir réparation pour toutes les années où il a gardé le silence.

Marie Peyronnet

CDD et CDI successifs : la prise en compte de la durée des CDD antérieurs dans le calcul de la durée de l’essai éventuellement prévu par le CDI Note sous Soc. 19 juin 2024, n° 23-10.783, FS-B

Une salariée est engagée en qualité d’infirmière suivant trois contrats à durée déterminée du 18 au 31 mai 2017, du 1er juin au 30 juin 2017 et du 1er août au 30 août 2017, puis par contrat à durée indéterminée du 4 septembre 2017. Ce dernier prévoit une période d’essai[1] d’une durée de deux mois. Le 17 septembre 2017, l’employeur met fin à celle-ci en rompant le contrat.

La salariée saisit le conseil de prud’hommes. Elle demande que la clause d’essai lui soit déclarée inopposable et, partant, que le tribunal applique à la rupture le droit du licenciement et tire toutes les conséquences de la violation de celui-ci par l’employeur. La salariée invoque à l’appui de ses demandes deux fondements distincts. Selon le premier, de source prétorienne, la stipulation d’une clause d’essai ne se justifie que si l’employeur n’a pas déjà été en mesure d’apprécier les compétences du salarié, conformément à la finalité que la loi assigne à la période d’essai[2]. Or, en l’espèce, la salariée avait déjà été employée en qualité d’infirmière durant trois CDD. L’employeur ne pouvait donc valablement stipuler une clause d’essai dans le CDI faisant suite à ces premiers contrats. Le second fondement invoqué par la salariée se trouve dans l’article L. 1243-11 du code du travail. D’après cette disposition, « lorsque la relation contractuelle de travail se poursuit après l'échéance du terme du contrat à durée déterminée, celui-ci devient un contrat à durée indéterminée. […] La durée du contrat de travail à durée déterminée est déduite de la période d'essai éventuellement prévue dans le nouveau contrat de travail[3] ». La salariée estime en effet que la durée cumulée de ses trois CDD (deux mois et demi) doit venir en déduction de celle de la période d’essai stipulée dans le CDI (deux mois). Ainsi, que l’on s’appuie sur le premier ou le second fondement, l’employeur ne pouvait se prévaloir de la clause d’essai et aurait dû appliquer le droit du licenciement pour rompre le contrat.

En appel, la salariée est déboutée de l’ensemble de ses demandes. La cour estime tout d’abord que la conclusion de CDD préalablement à un CDI ne fait pas en elle-même obstacle à la stipulation d’une clause d’essai dans ce dernier. Elle juge en outre que si la durée du ou des CDD doit venir en déduction de celle de la période d’essai stipulée dans le CDI, c’est à la condition « qu'il s'agisse d'une chaîne de contrats qui se succèdent sans interruption, au moins significative, et que le nouvel emploi exige du salarié des qualités et des compétences identiques à celles requises par les fonctions précédemment occupées sous contrat à durée déterminée[4] ». Or, si la cour constate bien en l’espèce une continuité fonctionnelle entre les différents contrats, elle remarque également qu’il existe une discontinuité temporelle entre le second et le troisième contrat (un mois d’interruption) et entre le troisième et le quatrième contrat (trois jours d’interruption). Or si cette dernière interruption n’est pas significative, l’autre l’est. Par conséquent, seule la durée du troisième contrat (un mois) doit être déduite de la période d’essai (deux mois) stipulée dans le quatrième contrat. Ainsi réduite à un mois, la période d’essai devait s’achever le 4 octobre 2017. En rompant le contrat le 17 septembre 2017, l’employeur était donc dans les délais.

Un pourvoi en cassation est formé par la salariée, avec toujours les mêmes arguments qu’en première et seconde instance. La Haute juridiction lui répond : « lorsque la relation contractuelle de travail se poursuit par un contrat à durée indéterminée à la suite d'un ou de plusieurs contrats de travail à durée déterminée, la durée du ou de ces contrats est déduite de la période d'essai éventuellement prévue dans le contrat de travail à durée indéterminée ». Or la Cour de cassation constate que « la salariée avait été engagée par contrats à durée déterminée, d'abord du 18 au 31 mai 2017, ensuite du 1er juin au 30 juin 2017 et enfin du 1er août au 30 août 2017, puis avait conclu un contrat à durée indéterminée le 4 septembre 2017, qu'elle avait exercé à cette occasion en qualité d'infirmière dans différents services de soins sans aucune discontinuité fonctionnelle, ce dont il résultait que la même relation de travail s'était poursuivie avec l'employeur depuis le 18 mai 2017 et qu'ainsi la durée des trois contrats de travail à durée déterminée devait être déduite de la période d'essai ». La Cour casse et annule donc l’arrêt d’appel.

Ainsi, contrairement au premier argument invoqué par la salariée, la Cour de cassation estime que la succession de CDD et de CDI ne fait pas en elle-même obstacle à la stipulation d’une clause d’essai dans le CDI (I). Elle estime cependant que l’article L. 1243-11 du code du travail impose de déduire la durée totale des CDD antérieurs de celle de la période d’essai prévue par le CDI, dès lors qu’il existe une continuité fonctionnelle (II). On peut toutefois se demander si cette interprétation de l’article L. 1243-11 en épuise le sens (III).

I/ La possibilité de stipuler une période d’essai en cas de CDD et CDI successifs sans discontinuité fonctionnelle

La Cour de cassation ne reprend pas l’argument de la demandeuse au pourvoi selon lequel, lorsqu’un employeur a déjà été mis en mesure d’apprécier les compétences de son salarié à l’occasion de relations antérieures, une clause d’essai ne peut être valablement stipulée à l’occasion de la conclusion d’un nouveau contrat de travail. Cet argument, fondé sur la finalité assignée à la période d’essai par l’article L. 1221-20 du code du travail[5], peut pourtant se réclamer d’une jurisprudence, dont la portée est tout à fait générale. Générale, cette jurisprudence l’est, eu égard tout d’abord à la nature des relations antérieures entre l’employeur et le salarié, eu égard ensuite à la nature du contrat comportant la clause d’essai litigieuse, eu égard enfin au temps séparant les différents contrats en cause.

En ce qui concerne la nature des relations antérieures tout d’abord, la Cour de cassation a tout naturellement fait application de cette jurisprudence lorsque ces relations résultaient d’un contrat (à durée indéterminée notamment[6]) conclu entre le même salarié et le même employeur. Mais elle en a aussi fait application dans des cas où les relations antérieures impliquaient un autre employeur : cas du salarié antérieurement mis à disposition de l’employeur avant d’être recruté par ce dernier[7], cas du salarié ayant travaillé antérieurement pour une société dont le dirigeant était le même que celui du nouvel employeur[8], et - a fortiori - cas du salarié ayant travaillé antérieurement pour une société ayant la qualité de co-employeur par rapport au nouvel employeur[9]. La Cour de cassation est même allée jusqu’à faire application de sa jurisprudence dans un cas où les relations antérieures ne résultaient pas d’un contrat de travail mais d’un contrat dans le cadre duquel un travailleur indépendant avait exercé des fonctions identiques à celles qu’il devait exercer ensuite en tant que salarié[10].

Cette jurisprudence vaut par ailleurs quelle que soit la nature du contrat de travail comportant la clause d’essai litigieuse. Peu importe ainsi qu’il s’agisse d’un CDI ou d’un CDD voire d’un contrat de travail temporaire[11] : l’existence de relations antérieures rend sans objet la stipulation d’une période d’essai. Enfin, la Cour de cassation n’exige pas que les contrats litigieux se succèdent sans interruption[12] : quand bien même un certain intervalle séparerait les différents contrats, dès lors que l’employeur a déjà pu apprécier les compétences du salarié, il ne saurait recruter ce dernier à l’essai.

En somme, la norme jurisprudentielle ici étudiée, fondée sur la finalité de la période d’essai, est d’application générale, dès lors que les fonctions exercées dans le cadre de relations antérieures sont identiques ou à tout le moins suffisamment similaires à celles devant être exercées dans le cadre du contrat de travail comportant la clause d’essai litigieuse. Par le passé, la Haute juridiction appliquait cette jurisprudence également dans les cas où un CDI succède à un CDD, sans discontinuité fonctionnelle[13]. Elle a toutefois opéré un revirement de jurisprudence pour ce type de cas par un arrêt du 9 octobre 2013[14]. Alors que le demandeur au pourvoi ayant donné lieu à cet arrêt de 2013 invoquait la jurisprudence générale précédemment étudiée, la Cour de cassation avait en effet préféré se référer au seul article L. 1243-11 du code du travail.

Pour rappel, l’article L. 1243-11 énonce dans son alinéa 1er que « lorsque la relation contractuelle de travail [à durée déterminée] se poursuit après l'échéance du terme du contrat à durée déterminée, celui-ci devient un contrat à durée indéterminée ». Cet article concerne donc en propre le cas où un CDI succède à un CDD[15]. Son alinéa 3 ajoute que « la durée du contrat de travail à durée déterminée est déduite de la période d'essai éventuellement prévue dans le nouveau contrat de travail ». Cette disposition admet donc implicitement, à son alinéa 3, que dans un tel cas, il est possible de stipuler une clause d’essai, contrairement à ce que prévoit la règle jurisprudentielle précédemment étudiée. Ainsi s’explique le revirement opéré en 2013.

Et c’est dans le prolongement de ce revirement que se situe l’arrêt présentement commenté : face à la salariée qui invoque l’impossibilité de stipuler une clause d’essai en cas de succession de contrats sans discontinuité fonctionnelle, la Cour de cassation préfère faire application de la règle légale de l’article L. 1243-11.

II/ L’application de l’article L. 1243-11 en cas de succession de CDD et CDI sans discontinuité fonctionnelle

L’article L. 1243-11 du code du travail autorise la stipulation d’une clause d’essai en cas de CDI faisant suite à un CDD. Toutefois, dans ce cas, à suivre l’article L. 1243-11, la durée du CDD doit être déduite de celle de la période d’essai prévue par le CDI. Le code du travail prévoit, du reste, des règles similaires pour le cas où un contrat de travail (à durée indéterminée ou non), comportant une clause d’essai, fait suite à un contrat de travail temporaire[16] ou à un contrat de stage[17].

La Cour de cassation fait une interprétation extensive de l’article L. 1243-11. En effet, contrairement à ce que pourrait suggérer une compréhension trop rigoureuse de cette disposition, la Haute juridiction en a déjà fait application même dans les cas où il existe un léger intervalle entre le CDD et le CDI ; et en cas de pluralité de CDD précédant le CDI, la Cour a déjà accepté de déduire la durée totale des CDD de la durée de la période d’essai stipulée dans le CDI, quand bien même il existerait un léger intervalle entre les différents CDD[18]. La question se pose toutefois de savoir si une telle déduction est encore possible dès lors que l’intervalle entre les contrats devient plus important. C’est précisément la question abordée par l’arrêt commenté.

En effet, dans le cas d’espèce, la salariée avait été engagée en qualité d’infirmière selon trois contrats à durée déterminée du 18 au 31 mai 2017, du 1er juin au 30 juin 2017 et du 1er août au 30 août 2017, puis par contrat à durée indéterminée du 4 septembre 2017. Si les deux premiers contrats se suivent immédiatement, il existe un intervalle d’un mois entre le deuxième et le troisième contrat. Or la cour d’appel avait estimé que cette « interruption » était trop « significative » pour que la durée des deux premiers contrats soit déduite de la durée de la période d’essai. Seule la durée du troisième contrat devait donc, selon elle, être déduite de la durée de la période d’essai.

La Cour de cassation désapprouve ce raisonnement. En effet, dans un attendu de principe, elle énonce que « lorsque la relation contractuelle de travail se poursuit par un contrat à durée indéterminée à la suite d'un ou de plusieurs contrats de travail à durée déterminée, la durée du ou de ces contrats est déduite de la période d'essai éventuellement prévue dans le contrat de travail à durée indéterminée ». Se penchant ensuite sur le cas d’espèce, la Cour de cassation constate que « la salariée avait été engagée par contrats à durée déterminée, d'abord du 18 au 31 mai 2017, ensuite du 1er juin au 30 juin 2017 et enfin du 1er août au 30 août 2017, puis avait conclu un contrat à durée indéterminée le 4 septembre 2017, qu'elle avait exercé à cette occasion en qualité d'infirmière dans différents services de soins sans aucune discontinuité fonctionnelle, ce dont il résultait que la même relation de travail s'était poursuivie avec l'employeur depuis le 18 mai 2017 et qu'ainsi la durée des trois contrats de travail à durée déterminée devait être déduite de la période d'essai ».

À suivre la Cour de cassation, l’application de l’article L. 1243-11 exige donc que soit démontrée l’existence d’une « même relation de travail » se « poursuiv[ant] avec l’employeur », autrement dit : l’existence d’une « continuité » dans la relation de travail. Toutefois la Cour de cassation n’a pas la même conception de cette continuité que la cour d’appel. En effet, cette dernière exigeait une continuité qui soit à la fois fonctionnelle et temporelle. Cette exigence de continuité temporelle la conduisait ainsi à estimer que toute « interruption significative » entre deux contrats devait faire obstacle à la déduction de la durée des contrats antérieurs à cette interruption. La Cour de cassation, en revanche, retient de la continuité une conception seulement fonctionnelle et non temporelle. Ainsi, dès lors que le salarié a exercé les mêmes fonctions au cours des différents contrats, la durée totale des CDD doit être déduite de la durée de la période d’essai prévue par le CDI, peu important les intervalles temporels séparant les différents contrats. À suivre la Cour de cassation, cette exigence d’une continuité fonctionnelle n’implique d’ailleurs pas que le salarié ait été affecté au même poste tout au long de la relation : la Cour relève en effet que la salariée avait été affectée à différents services en vertu de ses contrats successifs[19].

Le recours à la notion de continuité fonctionnelle peut se justifier à l’aune de la finalité de la période d’essai. En effet, ce n’est que si les fonctions demeurent identiques ou à tout le moins suffisamment similaires, que l’employeur peut être considéré comme ayant été mis en mesure d’évaluer les compétences du salarié lors des CDD antérieurs à la conclusion du CDI. Il n’y a que dans ces conditions que la clause d’essai devient sans objet. De ce point de vue, la règle dégagée par l’arrêt commenté pourrait se comprendre comme une règle spéciale faisant exception à la règle jurisprudentielle générale de principe, étudiée précédemment : en cas de continuité fonctionnelle, la règle jurisprudentielle, de portée tout à fait générale et fondée sur la finalité légale de la période d’essai, interdit de stipuler une clause d’essai, là où la règle légale, propre au cas où un CDI succède à un ou plusieurs CDD, autorise une telle stipulation mais impose de déduire la durée du ou des CDD de celle de la période d’essai. On conçoit donc aisément qu’en vertu de l’adage specialia generalibus derogant, la Cour de cassation fasse application de la deuxième règle au cas d’espèce.

Il est toutefois permis de se demander si une telle interprétation de l’article L. 1243-11 épuise le sens de cette disposition.

III/ La portée de l’article L. 1243-11 au-delà de l’hypothèse de la continuité fonctionnelle

Rien dans le texte de l’article L. 1243-11 du code du travail ne semble exiger l’existence d’une continuité fonctionnelle pour qu’une déduction puisse être opérée. En effet, le législateur ne pose pas l’identité d’emploi comme une condition de la réduction de la période d’essai, lorsqu’un CDI succède à un ou plusieurs CDD. C’est ce qu’avait du reste noté la Cour de cassation lors de son revirement de 2013 : « il importe peu que le salarié ait occupé le même emploi, en exécution des différents contrats », pour que le litige soit résolu à l’aune de l’article L. 1243-11.

L’exigence d’une continuité fonctionnelle ne se trouve, du reste, pas plus dans les autres hypothèses où le législateur s’est soucié d’encadrer les périodes d’essai en cas de succession de contrats, qu’il s’agisse d’un contrat de travail succédant à un contrat de travail temporaire[20] ou à un contrat d’apprentissage[21]. Mieux : il est un cas où le législateur prévoit expressément la possibilité de déduire la durée (ou à tout le moins une fraction de la durée) d’un contrat antérieur de la durée de la période d’essai, en l’absence de continuité fonctionnelle. Il s’agit de l’hypothèse où un contrat de travail succède à un stage. En effet d’après l’article L. 1221-24 du code du travail, « en cas d'embauche dans l'entreprise dans les trois mois suivant l'issue du stage intégré à un cursus pédagogique réalisé lors de la dernière année d'études, la durée de ce stage est déduite de la période d'essai, sans que cela ait pour effet de réduire cette dernière de plus de la moitié, sauf accord collectif prévoyant des stipulations plus favorables. Lorsque cette embauche est effectuée dans un emploi en correspondance avec les activités qui avaient été confiées au stagiaire, la durée du stage est déduite intégralement de la période d'essai ». Il y a donc tout lieu de penser que l’encadrement législatif des périodes d’essai en cas de succession de contrats ne tient pas seulement à la prise en compte par le législateur de la finalité d’une période d’essai, à savoir : permettre à l’employeur d’évaluer les compétences du salarié, ce qui exige une continuité fonctionnelle dans la relation d’emploi. Cet encadrement tient aussi à la volonté de limiter dans le temps la précarité de la relation entre l’employeur et le salarié, quand bien même les fonctions de ce dernier seraient amenées à varier dans le temps.

Cette volonté de limiter dans le temps la précarité de la relation entre l’employeur et le salarié, indépendamment de la finalité ou de l’objet de l’essai, se retrouve d’ailleurs dans d’autres aspects du régime de la période d’essai. En effet, l’encadrement de la durée de l’essai n’est pas toujours fonction de la nature de l’emploi occupé par le salarié et de l’aptitude de l’employeur à évaluer les compétences du salarié eu égard aux caractéristiques de cet emploi. Ainsi, en matière de CDD, la durée de la période d’essai est fonction seulement de la durée du contrat et non de la catégorie de l’emploi occupé par le salarié[22], contrairement à ce que prévoit le code du travail en matière de CDI[23]. Pour ces derniers, le code du travail fixe en effet de manière croissante la durée maximale de la période d’essai, selon que le salarié est recruté comme ouvrier/employé, agent de maîtrise/technicien, ou cadre. L’hypothèse sous-jacente semble être qu’il faut plus de temps pour évaluer les compétences d’un cadre que pour évaluer celles d’un ouvrier. Mais on ne retrouve rien de tel en matière de CDD, où la durée maximale de la période d’essai croît, dans la limite d’un mois, seulement en fonction de la durée du contrat, peu important que le salarié soit ouvrier ou cadre. Ainsi, pour un cadre recruté dans le cadre d’un CDD de six mois, la durée maximale de la période d’essai est de deux semaines ; si le CDD dure une semaine, la période d’essai ne pourra excéder un jour. Imagine-t-on que dans l’un et l’autre cas l’employeur aura le temps d’évaluer les compétences du salarié ? Il est manifeste ici que le législateur encadre la durée de la période d’essai non pas tant en considération de la finalité de celle-ci qu’en considération de ses effets sur le salarié. De même, on notera que l’encadrement de la durée de l’essai n’est jamais fonction de la durée du travail du salarié. Ainsi le législateur ne tient jamais compte du fait que le salarié a pu être embauché à temps partiel, pour un très petit nombre d’heures, ce qui limite d’autant plus la possibilité pour l’employeur d’évaluer les compétences du salarié dans le temps imparti par le législateur. Bref, de ces considérations, il ressort que la finalité de la période d’essai n’est pas l’alpha et l’oméga de l’encadrement législatif des périodes d’essai. La volonté de limiter dans le temps la période pendant laquelle le salarié se trouve en situation de précarité face à son employeur constitue une justification autonome des restrictions législatives.

Il faut en effet imaginer que dans les hypothèses de successions de contrats ici étudiées, le salarié a déjà connu la précarité pendant toute la durée de ses contrats antérieurs, parfois pendant de longs mois. La stipulation d’une clause d’essai dans le cadre d’un nouveau contrat prolonge et accroît encore cette précarité, pendant toute la durée de l’essai. Il convient donc de limiter cette précarité dans le temps, en limitant la possibilité de prévoir une période d’essai ou en réduisant la durée de celle-ci, et ce même lorsqu’il y a discontinuité fonctionnelle.

Prive-t-on dans ce cas l’employeur de toute possibilité d’évaluer les compétences du salarié ? Nous ne le pensons pas. En effet, même en l’absence de continuité fonctionnelle, l’employeur a déjà pu apprécier certaines compétences du salarié lors des contrats antérieurs ; et c’est en connaissance de cause, dans les hypothèses ici étudiées, que l’employeur décide de prolonger la relation avec le salarié par la conclusion d’un nouveau contrat. Il y a donc tout lieu de penser que l’employeur juge le salarié suffisamment compétent pour occuper ses nouvelles fonctions. Du reste, s’il s’aperçoit qu’il a surestimé les compétences du salarié, il peut toujours prononcer un licenciement pour insuffisance professionnelle.

En somme, l’article L. 1243-11 recèle, selon nous, deux règles dont les raisons ne sont pas strictement identiques. La première de ces règles se justifie essentiellement à l’aune de la finalité ou de l’objet de la période d’essai : permettre à l’employeur d’évaluer les compétences du salarié. En cas de continuité fonctionnelle entre les contrats successifs, la durée de la période d’essai doit ainsi être réduite, car l’employeur a déjà pu apprécier les compétences du salarié, peu important l’éventuelle discontinuité temporelle entre les contrats : c’est l’enseignement de l’arrêt ici commenté. La deuxième règle, en revanche, se justifie essentiellement à l’aune des effets de la période d’essai, à savoir : précariser la situation du salarié. La volonté législative de limiter dans le temps cette précarité commande donc de tenir compte de la durée des contrats antérieurs pour réduire la durée de l’essai, même en l’absence de continuité fonctionnelle. Mais dès lors qu’il s’agit de borner la précarité dans le temps, il n’est pas exclu que ressurgisse une condition dont l’arrêt fait abstraction en cas de continuité fonctionnelle : celle d’une certaine continuité temporelle entre les différents contrats[24].

Laurent Willocx


[1] Pour une étude approfondie de la période d’essai, on lira avec profit : S. Tournaux, « Période d’essai », JurisClasseur Travail Traité, Fasc. 17-16, 2021 (dernière mise à jour : octobre 2024).

[2] C. trav., art. L. 1221-20.

[3] Alinéas 1 et 3.

[4] Extrait reproduit dans le rapport de la conseillère référendaire, dans le cadre du pourvoi en cassation. Nous soulignons.

[5] C. trav., art. L. 1221-20 : « La période d'essai permet à l'employeur d'évaluer les compétences du salarié dans son travail, notamment au regard de son expérience, et au salarié d'apprécier si les fonctions occupées lui conviennent ».

[6] Soc. 30 octobre 2000, n° 98-44.994, inédit (salarié embauché en CDI puis démissionnaire puis réembauché en CDI avec période d’essai).

[7] Soc. 13 juin 2012, n° 11-15.283, inédit.

[8] Soc. 25 mai 2011, n° 09-68.157 et n° 09-68.402, inédit.

[9] Soc. 20 janvier 1999, n° 96-44.322, inédit.

[10] Soc. 21 janvier 2015, n° 13-21.875, inédit (salarié recruté en tant que VRP après avoir exercé sous le statut d’agent commercial, pour la même société).

[11] Pour le cas où la clause d’essai litigieuse avait été stipulée dans un CDD, voir Soc. 26 février 2002, n° 00-40.749, publié.

[12] Voir l’ensemble des arrêts précités.

[13] Voir en dernier lieu : Soc. 23 mars 2011, n° 09-69.349, inédit, dont l’attendu de principe est tout à fait général : « en présence de contrats de travail successifs conclus entre les mêmes parties, la période d'essai stipulée dans le dernier contrat n'est licite qu'à la condition que ce contrat ait été conclu pour pourvoir un emploi différent de celui objet des précédents contrats ».

[14] Soc. 9 octobre 2013, 12-12.113, publié, D. 2013. 2405, obs. C. Dechristé ; ibid. 2014. 1115, obs. P. Lokiec et J. Porta ; Dr. soc. 2014. 11, chron. S. Tournaux ; RDT 2013. 761, obs. B. Géniaut ; JCP S 2014, 1092, note F. Bousez ; JCP G 2013, 1135, obs. D. Corrignan-Carsin ; JSL 2013, n° 354-4, note J.-E. Tourreil.

[15] La Cour de cassation a toutefois déjà eu l’occasion d’appliquer la teneur de cet article à un cas de succession de CDD – voir Soc. 13 juin 2012, n° 10-28.286, inédit.

[16] C. trav., art. L. 1251-38 : « Lorsque l'entreprise utilisatrice embauche, après une mission, un salarié mis à sa disposition par une entreprise de travail temporaire, la durée des missions accomplies au sein de cette entreprise au cours des trois mois précédant le recrutement est prise en compte pour le calcul de l'ancienneté du salarié. Cette durée est déduite de la période d'essai éventuellement prévue dans le nouveau contrat de travail. »

[17] Voir infra.

[18] Voir l’arrêt précité du 9 octobre 2013.

[19] Voir le cas d’espèce où il est noté que la salariée a travaillé dans différents services.

[20] Voir supra.

[21] C. trav., art. L. 6222-16 alinéa 1er : « Si le contrat d'apprentissage est suivi de la signature d'un contrat à durée indéterminée, déterminée ou d'un contrat de travail temporaire dans la même entreprise, aucune période d'essai ne peut être imposée, sauf dispositions conventionnelles contraires ».

[22] C. trav., art. 1242-10 alinéas 1 et 2 : « Le contrat de travail à durée déterminée peut comporter une période d'essai. Sauf si des usages ou des stipulations conventionnelles prévoient des durées moindres, cette période d'essai ne peut excéder une durée calculée à raison d'un jour par semaine, dans la limite de deux semaines lorsque la durée initialement prévue au contrat est au plus égale à six mois et d'un mois dans les autres cas ».

[23] C. trav., art. L. 1221-19 : « Le contrat de travail à durée indéterminée peut comporter une période d'essai dont la durée maximale est : 1° Pour les ouvriers et les employés, de deux mois ; 2° Pour les agents de maîtrise et les techniciens, de trois mois ; 3° Pour les cadres, de quatre mois ».

[24] Des interruptions non-significatives entre deux contrats ne devraient pas faire obstacle à la reconnaissance d’une continuité temporelle de la relation.

Ont participé à ce numéro

>Alexandre Charbonneau

>Valérie Lacoste-Mary

>Marie Peyronnet

>Denis Tonnadre

>Laurent Willocx

 

Equipe rédactionnelle