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L'Actualité juridique Septembre 2023

Dernière mise à jour :

L'édito

L’équipe de l’Institut du travail vous souhaite une bonne rentrée 2023

Bonne lecture !

Le reclassement et l'inaptitude du salarié : une histoire sans fin à propos des arrêts de la chambre sociale du 21 juin 2023, 21-24.276, publié au bulletin et du 5 juillet 2023, 22-10.158, publié au bulletin

Le reclassement du salarié inapte demeure au cœur d’un important contentieux malgré les réformes successives. En effet, cette obligation a essuyé de récents assauts législatifs qui, outre des modifications sur la procédure de reconnaissance de l’inaptitude, ont modifié substantiellement le régime du reclassement du salarié inapte. Deux affaires publiées au bulletin permettent d’éclairer cette remarque.

 

1 – Le poste de reclassement : le mieux est l’ennemi du bien (Soc. 21 juin 2023, 21-24.279)

La première décision concerne un salarié victime d’un accident du travail peu de temps après son embauche. Pendant de longues années, il bénéficie d’arrêts de travail à répétition puis est déclaré inapte par le médecin du travail le 29 mai 2017. Enfin, il est licencié le 16 juin 2017 pour inaptitude et impossibilité de reclassement. Il saisit alors le conseil de prud’hommes pour contester son licenciement. En appel, l’employeur est condamné au paiement de diverses indemnités pour défaut de son obligation de reclassement. Il se pourvoit en cassation en arguant de sa bonne foi et de sa loyauté dans la recherche de poste. Il proclame d’ailleurs être allé au-delà de son obligation légale en créant pour le salarié un poste idoine d’assistant administratif.

Si les faits apparaissent de facture classique, la question posée à la Cour de cassation n’en demeure pas moins originale. Le problème était de savoir en effet si l’ouverture d’un poste de travail en vue du reclassement du salarié permettait à l’employeur de se considérer libéré de son obligation légale de reclassement. La Cour de cassation répond par la négative et rejette le pourvoi. Elle s’appuie pour ce faire sur l’article L.1226-10 du code du travail qui, depuis la loi de 2016 précitée, oblige l’employeur à suivre un processus singulier dans la recherche et la proposition d’un poste de reclassement. Ainsi, l’employeur doit s’assurer que le poste correspond aux préconisations du médecin du travail peu importe qu’il ait été créé en vue du reclassement du salarié. Cette décision peaufine en quelque sorte la jurisprudence de la chambre sociale sur la proposition du poste de reclassement. Il faut noter d’ores et déjà que cette solution appliquée à l’inaptitude d’origine professionnelle pourrait être transposée à l’inaptitude d’origine non professionnelle du fait de l’alignement des deux régimes.

Inscrit dans la droite ligne de sa jurisprudence, le raisonnement de la Cour de cassation demeure au fond sans surprise même si les faits de l’espèce méritaient bien cette précision. Il présente en outre l’intérêt de dépasser le caractère très particulier de ces deniers, car il permet aux juges de proposer, dans un arrêt didactique, un vade-mecum à destination des employeurs débiteurs de l’obligation de reclassement.   

La Haute juridiction rappelle que l’obligation de reclassement n’est remplie que si et seulement si le poste est adapté aux capacités du salarié, mais aussi aux préconisations du médecin du travail que l’employeur doit solliciter si ce dernier n’a pas été assez précis. De plus, ces démarches doivent être accomplies avec sérieux et loyauté. Cette solution doit s’appliquer avec une égale vigueur lorsque l’employeur met en place un poste de travail comme en l’espèce. En effet, le poste proposé par l’employeur obligeait le salarié à la conduite d’un véhicule dans des conditions et dans un périmètre non spécifiés. Or, le médecin du travail avait indiqué que le salarié ne pouvait rester dans une même position pendant une durée trop longue. Sur ce point, on ne peut que saluer la décision car il aurait été facile à un employeur de créer un poste que le salarié ne pourrait occuper en se prévalant comme en l’espèce d’être allé au-delà de son obligation légale.

Par la même occasion, la Cour de cassation confirme le rôle central du médecin du travail dans le processus de reclassement comme dans la reconnaissance de l’inaptitude du salarié. Si l’arrêt du 21 juin consolide la jurisprudence antérieure, l’arrêt rendu le 5 juillet 2023 apparaît plus intéressant encore car il définit, pour la première fois à notre connaissance, le nouveau périmètre de reclassement au sein du groupe de sociétés issu de l’ordonnance de 2017.

2 – Le groupe de sociétés : le nouvel espace de reclassement (Soc. 5 juillet 2023, 22-10.158)

Le salarié, mécanicien au sein de la société CCA Holding est placé en arrêt de travail le 30 septembre 2019, puis licencié pour inaptitude et impossibilité de reclassement le 27 novembre 2019. Le salarié saisit la juridiction prud’homale pour contester son licenciement.

La Cour d’appel de Bourges infirme le jugement du 25 janvier 2021 et dit que le licenciement est privé de cause réelle et sérieuse. Elle condamne l’employeur au paiement de diverses indemnités et de dommages et intérêts. L’employeur se pourvoit en cassation au motif, en substance, que la consultation du CSE était valable et que l’interprétation de la notion de groupe, envisagée par la Cour d’appel, n’était pas conforme aux dispositions de l’ordonnance de 2017. La Cour de cassation casse l’arrêt de la Cour d’appel de Bourges en apportant une double précision. Elle va d’abord s’attacher à distinguer le groupe de sociétés du groupe de reclassement puis elle va éclaircir, dans ce cadre, les informations que le CSE peut obtenir lors de sa consultation sur le poste de reclassement.

Cet arrêt s’avère particulièrement important car il amorce une jurisprudence relative à une nouvelle conception légale du groupe de sociétés instaurée en 2017 pour l’inaptitude. Ainsi, la Cour de cassation renonce à la notion fonctionnelle du groupe de sociétés pour adhérer à une vision plus « commercialiste » conformément à la récente proposition des articles L.1226-2 et L.1226-10 du Code du travail.  

a – Le groupe de sociétés : la domination et le contrôle notable 

L’obligation jurisprudentielle de reclassement s’est accompagnée en son temps de l’introduction de la notion de groupe de sociétés. Imaginée pour le licenciement économique, la Cour de cassation a appliqué à l’inaptitude les mêmes concepts. Par conséquent, le reclassement doit se faire dans l’entreprise ou dans le groupe constitué des « entreprises dont les activités, l’organisation ou le lieu d’exploitation lui permettent d’effectuer la permutation de tout ou partie du personnel », étant observé que le groupe pouvait à l’époque se déployer à l’étranger. Notion fonctionnelle, le groupe de reclassement faisait fi des structures sociétales puisque jamais aucune référence aux règles de droit commercial n’était invoquée. La contestation du licenciement était facilitée, car elle autorisait le salarié à montrer que l’employeur n’avait pas recherché au sein de cette structure souple ainsi définie une possibilité de reclassement.

Les ordonnances de 2017 ont mis un coup d’arrêt à cette jurisprudence, d’abord en limitant le groupe au sein du territoire français, ensuite en posant une définition restrictive de ce dernier. Désormais, le groupe de sociétés est envisagé au regard des règles du droit commercial par le renvoi aux articles du Code de commerce. Les articles L.1226-2 (inaptitude d’origine non professionnelle) et 10 (inaptitude d’origine professionnelle) disposent que « la notion de groupe désigne le groupe formé par une entreprise appelée entreprise dominante et les entreprises qu’elle contrôle dans les conditions définies à l’article L. 233-1, aux I et II de l’article L. 233-3 et à l’article L. 233-16 du code de commerce (…) ». Par conséquent, enfermée dans les règles du droit des sociétés, la conception de société dominante est circonscrite à celle donnée par ces articles.

Ainsi, la société dominante est celle qui détient soit la majorité des droits de vote de la filiale, ou par les droits de vote dont elle dispose, des décisions des assemblées générales de cette société (article L. 233-3, I et II). La société est dominante parce qu’elle peut désigner pendant deux exercices successifs la majorité des membres des organes d’administration, de direction ou de surveillance, ou à la détention de 40 % des droits de vote lorsqu’aucun autre associé ou actionnaire ne détient une fraction supérieure (article L. 233-3-16).

La Cour d’appel avait fait un pas de côté en considérant que la société employeur demeurait placée « sous le contrôle notable » de la société mère. En cela, les juges du fond utilisaient une notion de droit commercial qui aurait pu entrer dans la conception du groupe de sociétés par le biais du contrôle d’une société sur une autre. L’argumentation reposait sur la nature des comptes consolidés de l’entreprise qui comprenaient la société employeur dans la liste des sociétés du groupe. Cette analyse a été repoussée par la Cour qui impose fermement une interprétation littérale du texte. Ce montage financier qui, sans doute, créait des liens et des rapports de domination financière ne correspondait toutefois pas au groupe au sens de l’ordonnance de 2017.

L’intérêt de la décision réside cependant dans le raisonnement en deux temps qu’elle recèle : détection du groupe de sociétés puis appréciation du reclassement. En effet, la caractérisation du groupe de sociétés demeure une première étape nécessaire, mais pas suffisante pour établir le champ du reclassement. Une fois circonscrit, le groupe de sociétés n’aura d’effet utile pour le reclassement du salarié que si les sociétés qui le composent permettent une permutabilité des salariés. La référence à la permutabilité réintroduit des éléments de communauté de travail au sein du groupe de sociétés. Cet élément, suffisant avant 2017 pour déterminer le groupe, est aujourd’hui une composante de la définition du périmètre de reclassement à l’intérieur du groupe. Dès lors, les juges du fond doivent dire en quoi la permutabilité du personnel apparaît possible pour justifier leur décision. La permutabilité est le signe d’une communauté d’intérêts, notamment en relevant des conditions de travail identiques par application d’une même convention collective. En l’espèce, la Cour d’appel n’avait pas recherché si les salariés pouvaient être mutés d’une entreprise à l’autre. Cette absence de motivation conduit la Cour de cassation à casser l’arrêt sur ce point également.

Pour autant, le e débat n’était pas clos car la consultation du CSE pouvait de la même manière conduire à une requalification du licenciement en licenciement sans cause réelle et sérieuse.

b. La consultation du CSE sur le reclassement dans un groupe de sociétés

La consultation du CSE[12] avant la proposition de reclassement est un dispositif qui n’a pas été remis en cause par les différentes réformes. Ce dispositif de consultation des élus est substantiel, car l’absence de consultation entraîne la requalification du licenciement en licenciement sans cause réelle et sérieuse. Le texte demeure toutefois laconique sur les modalités de consultation comme sur les informations à transmettre au CSE. D’une manière générale, les éléments fournis à ce dernier sont ceux qui émanent de l’avis du médecin du travail et, par conséquent, ils demeurent de nature médicale. À ce sujet, l’affaire soulève une question intéressante qui était de savoir si les élus pouvaient avoir accès à des documents sur la composition du groupe de sociétés. En filigrane, il s’agissait de dire que l’avis des membres du CSE ne pouvait être donné à propos s’ils n’étaient pas informés sur le périmètre de reclassement. La Cour de cassation n’est pas sensible à cette thèse et elle casse de même l’arrêt sur ce point, en restant de la sorte à une information a minima des membres élus du CSE.

Cette décision importante, doit être lue avec grande attention car elle figure les premières interprétations de la Chambre sociale. Elle atteste de ce que l’on avait pressenti, à savoir une restriction de l’obligation de reclassement en faveur de l’employeur qui, alliée aux dispenses de reclassement, réduit le droit au reclassement du salarié.

Valérie Lacoste-Mary

  • Loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, JORF n° 0184 du 9 août 2016.
  • Ord. n° 2017-1718 du 20 décembre 2017 visant à compléter et mettre en cohérence les dispositions adoptées en application de la loi n° 2017-1340 du 15 septembre 2017 d’habilitation à prendre par ordonnances les mesures pour le renforcement du dialogue social, JORF n° 0297 du 21 décembre 2017.
  • C’est nous qui soulignons
  • Soc. 13 juillet 2004 n° 02-42.134, E. Jeansen J.-Cl Trav. Fasc. 28-20.
  • Soc. 27 janvier 2016 n° 14-20.852, Ibid.
  • Contra Matthieu Babin, Reclassement du salarié inapte : aller au-delà de son obligation n’est pas sans     conséquence, JCP S 1211.
  • La même conception existe pour le reclassement dans le cadre du licenciement économique
  • Soc. 24 octobre 1995, n° 94-40.188, D. Corrignan-Carsin, Dr. Soc. 96. 94
  • L.233-17-2 du code de commerce : Sont comprises dans la consolidation les filiales ou participations contrôlées de manière exclusive ou conjointe ou sur laquelle est exercée une influence notable. L’influence notable sur la gestion et la politique financière d’une entreprise est présumée lorsqu’une société dispose, directement ou indirectement, d’une fraction au moins égale au cinquième des droits de vote de cette entreprise.
  • Pour exemple : Soc., 14 février 2007, n° 05-44.807 ; Soc. 25 mars 2009 n° 07-41.708 note A. Barège, JCP S n° 27 1295 et note St. Béal et M.-N Rouspide-Katchadourian, JCP E n° 24 1609 ; Soc. 15 février 2011 n° 09-67.354.
  • Soc. 8 septembre 2021, n° 20-10.895 : 6. Pour dire que l’employeur n’a pas satisfait à son obligation de reclassement et que le licenciement est dépourvu de cause réelle et sérieuse, l’arrêt, après avoir relevé que l’employeur a interrogé l’ensemble des associations départementales PEP ainsi que les établissements PEP18, retient que la fédération générale des pupilles de l’enseignement public (FGPEP) à laquelle l’association PEP 18 est adhérente, est à la tête d’un réseau national de cent vingt-trois associations de proximité comprenant vingt-deux mille salariés, que les activités de ces associations sont communes comme appartenant au champ social et médico-social ou à celui de l’éducation et des loisirs, qu’elles appliquent la même convention collective de l’Enfance inadaptée du 15 mars 1966, que la FGPEP se targuait de regrouper l’ensemble des salariés de ses structures et présentait des offres d’emplois pour tous les départements.
  • 7. En se déterminant ainsi, par des motifs insuffisants à caractériser la possibilité d’effectuer, entre l’association et l’ensemble des associations affiliées à la fédération, une permutation de tout ou partie du personnel, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision.
  • Soc. 25 mars 2009 op. cit. : Mais attendu que, sans se borner aux mentions visées par la première branche, la cour d’appel, qui a constaté l’existence de sociétés ayant un papier à en-tête identique, les mêmes coordonnées et le même numéro de téléphone et leur siège social au même endroit, s’est également fondée sur les conditions d’une réunion ayant eu pour objet d’examiner les possibilités de reclassement du salarié au sein de plusieurs sociétés ; qu’ayant pu déduire de ses constatations la possibilité de permutation du personnel au sein d’un groupe, la cour d’appel a, sans se contredire, légalement justifié sa décision ;
  • Avant la réforme des institutions représentatives du personnel, la consultation devait se faire auprès des délégués du personnel.
  • Par exemple, il ne sera plus possible de considérer qu’un réseau de franchisés fait groupe de sociétés contrairement à la jurisprudence antérieure : Soc. 20 février 2008, n° 06-45.335. Voir : F. Favennec-Héry, Le groupe de reclassement, Dr. Soc. 2012.98 ; D. Ferri, D. 2014. 893. Pour une analyse sur le droit du licenciement économique : M. Gadrat, Les périmètres du groupe en droit du licenciement économique, Dr. Soc. 2017. 221.

L'allocation aux adultes handicapés : le temps de la rénovation

L’allocation aux adultes handicapés est l’un des tout premiers minima sociaux installé par la loi dans le paysage français de la protection sociale.

Après avoir instauré des prestations destinées à garantir aux personnes âgées un minimum vieillesse en 1956, le législateur va créer, presque vingt ans plus tard, une allocation pour les personnes frappées par le handicap. Sur le modèle des premières prestations destinées à nos « vieux », cette allocation, à vocation alimentaire, doit permettre à ses bénéficiaires de percevoir des ressources minimales pour les extraire de la pauvreté et leur permettre de faire face à leur situation de besoin. Et selon la même logique, elle doit garantir des moyens de subsistance à des personnes dont l’absence de revenu professionnel est justifiée par un retrait légitime du marché du travail, ici l’âge, là le handicap. La loi du 30 juin 1975 donne ainsi naissance à l’allocation aux adultes handicapés, l’AAH, une prestation dont le régime juridique a été marqué par une belle constance jusqu’à ce que la réforme intervenue cette année le modifie sensiblement.

Cette réforme, insérée dans la loi d’août 2022 portant mesures d’urgence pour la protection du pouvoir d’achat, précisée par les décrets du 28 décembre 2022 et du 11 mai 2023, consiste dans la déconjugalisation de la prestation. Elle entrera en vigueur le 1er octobre 2023.

1. L’identité de la prestation

 

L’AAH est une prestation originale. « Servie comme une prestation familiale » et versée par les caisses d’allocations familiales (CAF) et les caisses de mutualité sociale agricole (MSA), cette allocation que les critères exégétique et organique demandent de rattacher à la sécurité sociale fait partie de ces hybrides qui, depuis 1945, se sont immiscés dans ce volet de protection sociale et ont participé à la diversification des prestations.

L’AAH est en effet une prestation non contributive de sécurité sociale, attribuée sans cotisations préalables, sous conditions de ressources et de façon subsidiaire à des personnes handicapées qui, en dépit des revenus et autres prestations qu’elles perçoivent éventuellement, sont en situation de besoin. Cet état est apprécié de façon économique, au regard d’un plafond de ressources dont l’application détermine, et l’ouverture du droit, et le montant de l’allocation. Ce dernier est au maximum de 971,37€ mensuels, comme pour l’allocation de solidarité aux personnes âgées (ASPA). Comme elle également, l’AAH est différentielle ce qui, schématiquement, signifie que son montant correspond à la différence entre le montant du plafond et le montant des revenus du demandeur. Ce montant méritait, dès la création de l’AAH, un point d’attention en raison de son niveau, le plus élevés des minima sociaux avec l’ASPA. Cette caractéristique commune aux deux prestations, importante, justifiait qu’elles soient placées par la doctrine dans le même groupe de minima sociaux, celui des prestations qui ne concurrencent pas les revenus du travail de leurs bénéficiaires potentiels, lesquels, précisément, ne sont plus en âge ou en capacité de travailler. À leur différence, les allocations destinées à des personnes supposées revenir dans l’emploi ont des montants bien plus modestes afin de les inciter à travailler pour élever leurs revenus.

En dehors des ressources, la condition cardinale pour attribuer l’AAH tient à l’impossibilité de la personne d’avoir une activité professionnelle. Aux côtés des conditions d’âge –20 ans dans le cas général– de nationalité française ou de régularité du séjour, et de résidence en France –conditions en définitive très classiques en matière de prestations sociales–, c’est en effet cette impossibilité qui est au cœur de la prestation et lui confère sa singularité : pour être éligible, le demandeur doit être atteint d’une incapacité permanente d’au moins 80%, ou d’une incapacité comprise entre 50% et 80% s’il justifie qu’il subit une « restriction substantielle et durable pour l’accès à l’emploi ». Le caractère substantiel est rempli quand les difficultés d’accès à l’emploi de la personne, conséquentes, ne peuvent être compensées par des mesures d’aménagement spécifiques, tel un poste de travail adapté. Le caractère durable l’est de même quand la durée prévisible de la restriction est d’au moins un an à compter du dépôt de la demande d’AAH. La réforme laisse ces dispositions en l’état. Le taux d’incapacité est déterminé au regard du guide-barème publié pour l’évaluation des déficiences et incapacités des personnes handicapées annexé au code de l’action sociale et des familles. En huit chapitres, il envisage les différents types de déficiences.

Le lien explicite qui est fait par les textes entre l’impossibilité de travailler et le droit à la prestation explique qu’une procédure de reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH) est systématiquement engagée à l’occasion de l’instruction de la demande d’AAH. Le fait que, dans un cas comme dans l’autre, la Commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées (CDAPH) soit l’évaluateur n’est pas étranger à cela car il permet de mener les évaluations de concert. La RQTH, attribuée pour dix ans ou à vie dans certains cas, intervient quand les possibilités d’obtenir ou de conserver un emploi sont obérées par la dégradation d’au moins une fonction physique, sensorielle, mentale ou psychique de la personne. Elle présente l’intérêt de permettre à l’intéressé d’accéder à des mesures propices au maintien dans l’emploi ou à l’accès à un nouvel emploi.

Quoiqu’il en soit, les démarches que doit effectuer le demandeur pour obtenir l’AAH sont facilitées. Il remplit un formulaire unique auprès de la maison départementale des personnes handicapées (MDPH), le volet relatif à l’allocation étant transmis à l’organisme de sécurité sociale. Quand les critères concernant l’incapacité sont satisfaits, la CAF ou la caisse de MSA s’assure que les autres conditions posées pour l’ouverture du droit sont remplies, parmi lesquelles les ressources du demandeur. C’est sur ce dernier point que la prestation a muté.

2. La mutation de la prestation

 

La réforme répond à une attente forte des personnes handicapées et des associations qui les représentent. Le mode de calcul de l’AAH qui reposait sur les revenus du couple et qui, partant, corrélait revenus du demandeur et situation conjugale, produisait en effet un grave effet négatif : il conduisait souvent à diminuer l’allocation ou à la supprimer, ce qui contribuait à priver la personne handicapée d’autonomie en la rendant financièrement dépendante de l’autre membre du couple. Il pouvait en résulter des effets délétères, notamment l’exposer à des rapports de domination ou d’infantilisation. Aussi, depuis quelques années déjà, la société civile réclamait la désolidarisation des revenus du conjoint pour le calcul de l’AAH et, en 2020, une pétition en ce sens déposée au Sénat avait recueilli plus de 100 000 signatures. C’est là précisément le sens de la déconjugalisation décidée puisque, à compter du 1er octobre prochain, le montant de l’AAH sera calculé à partir des seules ressources de la personne en situation de handicap.

En plus de faire écho à cette mobilisation citoyenne, la réforme présente l’intérêt d’avoir une portée de grande ampleur, à plus d’un titre.

Au plan démographique tout d’abord. En France, on estime à 120 000 le nombre de personnes handicapées vivant en couple et, parmi elles, 80 000 pourraient être éligibles à l’AAH après la réforme. Le nombre des bénéficiaires de la prestation –1,25 million fin 2021 – en ressortirait donc sensiblement augmenté. Par ailleurs, le montant des allocations déjà versées serait relevé de façon substantielle puisque, selon les projections, il serait rehaussé de 350€ en moyenne. De ce point de vue, la réforme dont la finalité est de favoriser l’autonomie des personnes handicapées semble donc bien avoir atteint son objectif. Non seulement les bénéficiaires sont en nombre plus important et ont un meilleur niveau d’allocation mais, s’ils sont toujours titulaires de la prestation au motif de leur handicap, ils le sont désormais aussi en leur qualité de personne, sans que leur mode de vie conjugale interfère. La loi leur garantit le bénéfice d’une allocation individualisée, indépendante de leur situation de couple –mariage, PACS ou concubinage– et des ressources de la personne dont elles partagent la vie, tout en laissant naturellement demeurer les obligations alimentaires issues des solidarités familiales instituées, mais en les reconfigurant. Cette individualisation des droits est d’autant plus intéressante à observer qu’elle est pour l’heure très peu répandue dans notre protection sociale. Certes, à la faveur de l’installation de la protection universelle maladie (PUMA), elle existe déjà depuis 2016 pour la prise en charge des frais de maladie et de maternité au profit des personnes majeures. Mais l’individualisation issue de la PUMA, pour notable et essentielle qu’elle soit, ne concerne pas des prestations en espèces remplissant une fonction de garantie de revenu ou de ressources. De ce point de vue, la nouvelle AAH fait donc figure d’exception.

Afin de favoriser l’accès à l’AAH et de lutter contre le non-recours, la déconjugalisation est soutenue par le déploient de la campagne d’ « d’aller-vers ». Le Gouvernement et la Caisse nationale des allocations familiales qui en sont à l’origine mobilisent les organismes de sécurité sociale, CAF et caisses de MSA, les MDPH et les associations pour mener des actions de communication et de sensibilisation de la façon la plus large, pour informer sur cet aspect de la réforme et susciter des premières demandes. Ils demandent aussi aux CAF et aux caisses de MSA d’inviter les allocataires à actualiser leur situation administrative afin que leurs droits soient, le cas échéant, revalorisés. À cet égard d’ailleurs, les allocataires ne doivent aucunement craindre une diminution du montant de la prestation puisque seul le recalcul plus favorable sera appliqué. Par ailleurs, les CAF et les caisses MSA doivent automatiquement opter, de leur propre initiative, pour la déconjugalisation si, selon leurs calculs, elle apparaît favorable. Elles doivent faire de même à chaque changement de situation. Mais une fois la déconjugalisation à l’œuvre, elle l’est de façon définitive et il n’est plus possible de prendre en compte les revenus du conjoint. Pour les nouveaux entrant dans le système à compter du 1er octobre 2023, aucune option n’est en revanche possible : le calcul de l’AAH doit être déconjugalisé.

La portée de la réforme est ensuite notable sur le plan juridique, et ce à plusieurs égards.

En premier lieu, par la promotion de la solidarité nationale au détriment de la solidarité conjugale qu’elle consacre, la réforme rompt avec l’ordre des solidarités qui avait originellement cours en matière de protection sociale. Si, ce faisant, elle ne fait qu’accentuer l’évolution déjà engagée en matière de prestations non contributives, laquelle consiste dans la relégation des solidarités familiales, on notera tout de même que cette relégation concernait jusqu’à présent la famille élargie, non le couple. En matière de minima sociaux en effet, pour l’ASPA, pour l’allocation de veuvage et l’allocation de veuf ou veuve invalide versées par le régime général, pour le revenu de solidarité active (RSA), comme du reste pour la pension de réversion qui ne relève pas de ces minima, les ressources de celui qui fait couple avec le demandeur, au-delà du conjoint dans son sens juridique le plus strict, sont toujours prises en compte, et ce même en l’absence d’obligation alimentaire comme en matière de concubinage. L’individualisation de l’appréciation des ressources du demandeur consécutive à la déconjugalisation de l’AAH est donc tout à fait novatrice.

C’est pourquoi, en second lieu, ce changement conduit à se demander ce qu’il dit de l’avenir des prestations précitées. Sera-t-il à l’origine d’une onde de choc qui entraînera dans son souffle la conjugalisation voire la familialisation qui, aujourd’hui, caractérisent leur mode de calcul ? Rien n’est moins sûr. Même si le revenu universel d’activité (RUA) dessiné à l’orée des années 2020 semble avoir vécu, les débats auxquels il a donné lieu et les tendances qui se sont dégagées alors sont toujours actuels. En effet, si des voix s’étaient exprimées en faveur d’une individualisation plus ou moins poussée du droit au RUA, d’autres étaient résolument favorables à sa familialisation au motif qu’elle est plus soutenable pour les finances publiques, plus équitable et plus conforme à la justice distributive. Et ces derniers arguments semblaient l’avoir emporté, laissant entiers les problèmes liés à la persistance des inégalités de genre et celui de l’autonomie des jeunes adultes vivant avec leurs parents.

Rapportée à ce passé récent, la déconjugalisation de l’AAH ou, dit autrement, l’individualisation de son calcul, s’inscrit clairement à contre-courant des choix qui se profilaient. L’explication se trouve sans doute dans la particularité des situations auxquelles répond l’AAH. Le handicap de la personne dans le besoin ajoute à sa précarité économique la vulnérabilité. Et si l’on peut objecter que, chez les bénéficiaires de l’ASPA, forcément âgées, la vulnérabilité vient aussi s’ajouter à la précarité économique, ses implications ne sont pas comparables car la vulnérabilité, comme la précarité économique du reste, est commune aux membres du couple. Ils sont donc interdépendants. Dans l’AAH et sauf à ce que le couple réunisse deux personnes handicapées, la situation n’est pas celle-là. Vulnérabilité et précarité économique ne sont pas nécessairement partagées. La dépendance prend alors le pas sur l’interdépendance. C’est pourquoi, pour favoriser l’autonomie, la solidarité nationale doit précéder la solidarité conjugale.

Maryse Badel

  • Loi n°75-534 du 30 juin 1975 d’orientation en faveur des personnes handicapées.
  • Loi n°2022-1158 du 16 août 2022 portant mesures d’urgence pour la protection du pouvoir d’achat.
  • Décret n°2022-1694 du 28 déc. 2022 relatif à la déconjugalisation de l’allocation aux adultes handicapés.
  • Décret n°2023-360 du 11 mai 2023 relatif à la déconjugalisation de l’allocation aux adultes handicapés (AAH).
  • CSS, art. L821-5.
  • Allocation invalidité versée au titre de l’assurance invalidité, rente accident du travail ou maladie professionnelle versée au titre de l’indemnisation par la sécurité sociale des risques professionnels…
  • Montant en vigueur au 1er avril 2023.
  • M. Borgetto, R. Lafore, Droit de l’aide et de l’action sociales, Précis Domat Droit public, éd. LGDJ, 11e éd., 2021.
  • Allocation de veuvage, allocation de revenu de solidarité active (RSA) et allocation de solidarité spécifique (ASS) par exemple.
  • 16 ans si l’intéressé, faute d’être à la charge de ses parents, n’ouvre plus droit aux prestations familiales.
  • CSS, art. L821-1 et L821-2 ; CASF, art. D821-1-2.
  • Décret n°2007-1574 du 6 novembre 2007 – Annexes (V) ; CASF, Annexe 2-4.
  • Déficiences intellectuelles et les difficultés de comportement ; déficiences du psychisme ; déficiences de l’audition ; déficiences du langage et de la parole ; déficiences de la vision ; déficiences viscérales et générales ; déficiences de l’appareil locomoteur ; déficiences esthétiques.
  • C. trav., art. L5213-1 et L5213-2-1.
  • CASF, art. L146-1. La CDAPH est un organe des maisons départementales des personnes handicapées.
  • Pétition « Désolidarisation des revenus du conjoint pour le paiement de l’allocation aux adultes handicapés » déposée sur le site du Sénat en septembre 2020.
  • DREES, Le handicap en chiffres, Panoramas de la DREES Social, éd. 2023.
  •  Déconjugalisation de l’allocation aux adultes handicapés (AAH) : une entrée en vigueur à l’automne, 16 mai 2023, www.service-public.fr.
  • J.-P. Laborde, La « déconjugalisation » de l’allocation aux adultes handicapés effective au 1er octobre 2023, Dr. soc. 2023. 715.
  • Le conjoint s’entend de la seule personne engagée dans les liens du mariage.
  • Pour une analyse prospective et pas nécessairement convergente, v° J.-P. Laborde, précit.
  • Dossier « Revenu minimum d’activité », Dr. soc. 2020. 768 s. M. Badel, Demain, un revenu universel d’activité ?, Dr. soc. 2020. 791 et sp. p. 795.

 

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