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L'Actualité juridique Janvier 2024

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L'édito

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Les commentaires

Feu le principe d’irrecevabilité de la preuve déloyale en matière civile !

Le contentieux prud’homal relatif au droit de la preuve est devenu récurrent depuis quelques années et alimente de nombreuses réflexions doctrinales, notamment sur la consécration prétorienne d’un droit à la preuve[1]. Cette construction jurisprudentielle du droit à la preuve n’était toutefois pas achevée puisque des incertitudes demeuraient, s’agissant notamment de l’articulation du droit à la preuve avec le principe de loyauté de la preuve. La position de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation sur les preuves obtenues de manière « déloyale » était donc très attendue.

L’Assemblée plénière, a eu à se prononcer dans deux affaires distinctes[2] sur la recevabilité des preuves produites par un employeur pour justifier le licenciement prononcé à l’encontre d’un salarié alors qu’elles avaient été obtenues de manière déloyale. En réalité, si les éléments de preuve recueillis l’avaient été à l’insu du salarié dans la seconde espèce, l’Assemblée plénière ne les avait pas qualifiés de preuve déloyale[3]. Seule l’affaire ayant été examinée sous l’angle de la loyauté de la preuve sera donc ici commentée.

Dans cette affaire, un employeur avait soumis au juge prud’homal l’enregistrement sonore de l’entretien qu’il avait eu avec l’un de ses salariés pour justifier son licenciement pour faute grave en se fondant sur les propos qu’il avait tenus au cours de cet entretien. Or, cet enregistrement avait été réalisé à l’insu de l’intéressé, lequel avait contesté son licenciement devant le Conseil de prud’hommes, puis la Cour d’appel d’Orléans.

Pour la Cour d’appel d’Orléans[4], arguant que l’enregistrement avait été réalisé de façon clandestine, cette preuve était irrecevable. Les juges avaient retenu que la preuve, obtenue par un procédé déloyal, devait être écartée des débats. Faute d’autre preuve permettant de démontrer la faute commise par le salarié, le licenciement avait alors été jugé sans cause réelle et sérieuse.

L’employeur ayant formé un pourvoi en cassation, la Haute juridiction devait donc se prononcer sur la recevabilité des éléments de preuve litigieux.

L’Assemblée plénière de la Cour de cassation, rend sa décision au visa de l’article 6 §1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et l’article 9 du Code de procédure civile. Elle casse et annule l’arrêt de la Cour d’appel d’Orléans en ce qu’il déclare irrecevables les pièces versées au débat par l’employeur « au motif qu’elles constituent des transcriptions d’enregistrements clandestins d’entretiens de sorte qu’elles ont été obtenues par un procédé déloyal ».

Il appartenait aux juges d’appel de ne pas rejeter automatiquement la preuve obtenue de façon déloyale et de procéder à un contrôle de proportionnalité pour décider de son admissibilité.

La position de l’Assemblée plénière constitue un revirement de jurisprudence puisqu’elle choisit d’abandonner sa position antérieure fondée sur le principe d’irrecevabilité de la preuve déloyale devant le juge civil au profit d’une nouvelle solution permettant son admission sous conditions. La Cour de cassation a explicitement délaissé la primauté de la loyauté des preuves en faveur de l’établissement de la vérité[5] ce qui met en évidence l’importance prise par le droit à la preuve (I). Le revirement opéré le 22 décembre 2023 tend ainsi vers une meilleure prise en considération de l’efficacité probatoire (II).

I. Le principe de l’irrecevabilité des preuves déloyales mis à mal par la construction prétorienne du droit à la preuve

Jusqu’à présent, l’admission de la preuve déloyale était appréciée différemment en matière civile et en matière pénale (A). Sous l’influence de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme (Cour EDH) relative au droit à la preuve, la position de la Cour de cassation s’est, peu à peu, infléchie notamment sur la recevabilité de la preuve illicite, visant à rapprocher progressivement le droit de la preuve en droit civil de celui en vigueur en droit pénal, où la preuve est libre. Dans ce contexte, le principe de loyauté probatoire est apparu fragilisé et le revirement de l’Assemblée plénière semblait nécessaire pour faire œuvre de cohérence (B).

  1. La position antérieure

L’Assemblée plénière avait consacré, dans un arrêt de janvier 2011[6], un principe d’irrecevabilité de la preuve déloyale en matière civile. Ainsi, sur le fondement du principe de loyauté de la preuve, la Haute juridiction jugeait de manière constante qu’une preuve devait être obtenue loyalement pour pouvoir être admise en matière civile.

Le rapport de la Cour de cassation accompagnant la décision sous commentaire précise qu’« une preuve loyale apparaît comme celle que l’on peut s’attendre à voir produite en justice, qui a été constituée et recueillie sans artifice ni stratagème, et qui n’a pas pour unique dessein de placer l’adversaire dans une situation d’infériorité en le manipulant ou en créant un effet de surprise »[7]. A contrario, la preuve déloyale pourrait donc être définie comme une preuve nécessairement obtenue à l’insu de l’intéressé, impliquant l’utilisation de manœuvres, stratagèmes ou moyens frauduleux.

La déloyauté dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve, dans le cadre d’un procès civil, conduisait donc nécessairement à l’écarter des débats. A cet égard, le juge civil a pu rejeter les éléments de preuve tels que l’enregistrement sonore réalisé à l’insu de la partie adverse, que l’enregistrement soit le fait de l’employeur[8] ou du salarié[9], ou les enregistrements vidéo clandestins[10]. Il en est de même de la filature organisée pour contrôler et surveiller l'activité d’un salarié[11], de procédés de surveillance ou de suivi à distance (balises GPS…) lorsque les salariés n’ont pas été informés préalablement de leur existence[12]. Enfin, des provocations à la preuve, réalisées par exemple sous la forme de « visites mystères »[13] ont également été censurées.

L’abandon du principe de loyauté dans l’administration de la preuve, acté par l’arrêt du 22 décembre 2023, permet, en premier lieu, d’aboutir à des solutions uniformes en droit civil et en droit pénal.

En matière pénale, la Cour de cassation considère qu’« aucune disposition légale ne permet au juge répressif d’écarter les moyens de preuve produits par toute personne privée au seul motif qu’ils auraient été obtenus de façon illicite ou déloyale »[14]. L’article 427 du Code de procédure pénale dispose, en effet, que « Hors les cas où la loi en dispose autrement, les infractions peuvent être établies par tout mode de preuve et le juge décide d’après son intime conviction. Le juge ne peut fonder sa décision que sur des preuves qui lui sont apportées au cours des débats et contradictoirement discutées devant lui ».

A cet égard, l’Assemblée plénière relève que si sa jurisprudence était fondée sur la considération que la justice doit être rendue loyalement au vu de preuves recueillies et produites d’une manière qui ne porte pas atteinte à sa dignité et à sa crédibilité, elle reconnaît que ce principe pouvait, en pratique, conduire à priver une partie de tout moyen de faire la preuve de ses droits.

Même si cette divergence entre droit civil et droit pénal sur la recevabilité des preuves déloyales ne semble pas avoir été déterminante pour se détacher de la solution adoptée par la Cour de cassation en 2011, il n’est pas inutile de souligner les risques d’instrumentalisation de la justice pénale qui pouvait en résulter.

En effet, dans un arrêt du 21 septembre 2022[15], un salarié avait été condamné pénalement pour violences volontaires. La Haute juridiction avait alors affirmé que le juge pénal, en acceptant l’enregistrement vidéo de la victime pris avec son téléphone à l’insu du salarié, avait porté sur ce moyen de preuve une appréciation liant le juge prud’homal, de sorte qu’il n’y avait donc pas lieu de l’écarter. Qualifiant l’autorité de la chose jugée au pénal « d’absolue », cette décision revient à faire admettre dans un litige prud’homal des preuves qui auraient pu être écartées. Autrement dit, l’autorité absolue de la chose jugée au pénal empêche le salarié de soutenir devant le juge prud’homal l’illicéité du mode de preuve jugé probant par le juge pénal. Le raisonnement est aisément transposable à la preuve déloyale, d’autant que dans cette affaire, l’enregistrement vidéo semblait davantage relever de la déloyauté que de l’illicéité...

Toutefois, le risque existe que la justice pénale permette de contourner le régime probatoire plus restrictif en matière civile qui participe à la justification du revirement. En outre la position de la Cour de cassation semblait de moins en moins convaincante depuis qu’elle avait ouvert une brèche dans sa jurisprudence sur le droit à la preuve en admettant qu’une preuve illicite est recevable à certaines conditions.

  1. Le droit à la preuve, argument majeur en faveur du revirement

En l’espèce, la Cour de cassation devait se prononcer sur la recevabilité d’un enregistrement sonore réalisé à l’insu d’un salarié et présenté par l’employeur pour justifier son licenciement pour faute grave. Pour l’apprécier, l’Assemblée plénière pouvait, soit maintenir sa jurisprudence et conclure à l’irrecevabilité de l’enregistrement, soit faire évoluer son interprétation pour s’aligner sur celle de la Cour EDH. C’est cette seconde option qui l’a emporté.

Certes, parmi les raisons en faveur d’un revirement, les avocats généraux, M. Gambert et Mme Grivel ont souligné que la prohibition, en matière civile, des preuves considérées comme déloyales ne reposait sur aucun fondement textuel. Bien au contraire, l’article 1358 du code civil, entré en vigueur le 1er octobre 2016, confirme que la preuve est libre en disposant que « Hors les cas où la loi en dispose autrement, la preuve peut être apportée par tout moyen ». Toutefois, l’essentiel des arguments exposés par les avocats généraux portent sur l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme (Convention EDH) garantissant le caractère équitable du procès et le droit à la preuve consacré par la Cour de Strasbourg. La volonté de se mettre en conformité avec la jurisprudence du juge européen semble avoir ainsi fortement pesé en faveur du revirement.

La Cour EDH ne reconnaît pas, par principe, la déloyauté comme motif d’irrecevabilité d’une preuve. Elle estime que, dans les litiges opposant des intérêts privés, « l’égalité des armes implique l’obligation d’offrir à chaque partie une possibilité raisonnable de présenter sa cause – y compris ses preuves – dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire »[16]. Elle précise que l’article 6 §1 de la Convention EDH met, notamment à la charge du juge, l’obligation de se livrer à un examen effectif des moyens, arguments et offres de preuves des parties, sauf à en apprécier la pertinence pour la décision à rendre[17]. Autrement dit, pour s’assurer du respect de l’article 6 de la Convention EDH, il est nécessaire de vérifier si la procédure dans son ensemble, y compris le mode d’administration des preuves, revêt un caractère équitable. Elle ajoute que lorsque le droit à la preuve, dérivé de l’article 6 de la Convention EDH, entre en conflit avec d’autres droits et libertés, notamment le droit au respect de la vie privée, il appartient au juge de se livrer à un contrôle de proportionnalité. Ainsi, une preuve obtenue de façon déloyale ne suffit pas à la rendre irrecevable, l’irrecevabilité ne pouvant être déclarée qu’au terme de l’analyse in concreto des intérêts en présence et de la mise en balance des droits invoqués.

Concernant la position de la Cour EDH relative aux enregistrements clandestins, le juge de Strasbourg a admis que ce type de preuve est recevable, au visa de l’article 6 §1 de la Convention EDH, à condition que la surveillance soit proportionnée et légitime, selon les critères développés dans l’arrêt Bărbulescu c. Roumanie relatif à la surveillance des communications électroniques des travailleurs[18]. Ainsi, la Cour EDH a estimé qu’une vidéosurveillance clandestine ne porte pas systématiquement une atteinte injustifiée à la vie privée[19]. Tel est le cas par exemple dans une affaire où l’employeur avait décidé d’installer des caméras de surveillance pour faire la lumière sur les pertes financières que subissait un supermarché. Certaines caméras étaient visibles tandis que d’autres étaient cachées. Les caissières et vendeuses du supermarché avaient été averties de la présence des caméras visibles, mais pas de celle qui étaient cachées, et elles furent licenciées après que des enregistrements vidéo avaient montré qu’elles volaient des produits. La Cour EDH avait affirmé que le droit à la preuve pouvait justifier, dans certaines conditions, des atteintes à la vie privée. Il incombait alors au juge national d’apprécier si la preuve litigieuse pouvait être considérée comme indispensable à la manifestation de la vérité en considération des intérêts en présence.

De leur côté, les évolutions récentes de la jurisprudence de la Cour de cassation sur la recevabilité des moyens de preuve conduisaient à douter de la pertinence du maintien de la solution issue de l’arrêt d’Assemblée plénière du 7 janvier 2011. Pour rappel, sous l’impulsion du droit à la preuve, des preuves portant atteinte à la vie privée[20], d’une part et des preuves illicites[21] d’autre part, avaient été jugées recevables à certaines conditions. Au regard des principes dégagés par la Cour EDH, la Cour de cassation avait en effet consacré un droit à la preuve qui permettait de déclarer recevable une preuve illicite lorsqu‘elle était indispensable au succès de la prétention de celui qui s’en prévalait et que l’atteinte portée aux droits antinomiques en présence était strictement proportionnée au but poursuivi.

Les avocats généraux avaient ainsi recommandé un alignement sur la jurisprudence relative à la recevabilité de la preuve illicite, en soulignant la difficulté à tracer une frontière claire entre preuvesdéloyaleset preuves illicites. Ils rappelaient à cet égard que la jurisprudence de la Cour EDH ne distinguait pas entre la preuve illicite et la preuve déloyale.

Au visa des articles 6§1 de la Convention EDH et 9 du Code de procédure civile, la Cour de cassation a abandonné le rejet systématique des preuves déloyales et a suivi la préconisation des avocats généraux. Il en résulte la formulation d’un attendu de principe qui vise à la fois les preuves illicites et déloyales permettant opportunément d’unifier leur régime.

II. L’admission encadrée de la déloyauté : une redistribution des cartes sur l’échiquier probatoire

Le revirement de jurisprudence du 22 décembre 2023 constitue-t-il le signe d’un changement de cap radical ? Comme cela a été souligné précédemment, la nouvelle position de la Cour de cassation s’inscrit logiquement dans les évolutions du droit de la preuve et s’explique par l’influence de l’importance croissante donnée au droit à la preuve ces dernières années. La preuve déloyale n’est pas systématiquement admise, la recevabilité est conditionnée au respect de certaines exigences (A). Ces « garde-fous », essentiels pour éviter des dérives, ne tarissent pas pour autant les interrogations, voire les inquiétudes que nourrit la solution de l’Assemblée plénière (B).

  1. Les conditions de recevabilité de la preuve déloyale

Si une preuve déloyale peut dorénavant être déclarée recevable par le juge civil, elle ne l’est pas automatiquement.

Dans son attendu de principe, la Cour de cassation affirme désormais que « dans un procès civil, l’illicéité ou la déloyauté dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats. Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d’éléments portant atteinte à d’autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi ».

La Cour conditionne ainsi le rejet d’une preuve déloyale à la réalisation, par le juge, d’un contrôle de proportionnalité, c’est-à-dire à la mise en balance du droit à la preuve avec les autres droits ou libertés avec lesquels il entre en conflit. Notons que la formule ne restreint pas les droits antinomiques en présence à ceux des parties adverses, ce qui confirme le large champ d’application du droit à la preuve[22]. De même, on peut souligner que le rôle du juge est précisé. Le contrôle de proportionnalité n’est opéré que « lorsque cela lui est demandé ». Les juges du fond n’ont donc pas à relever l’argument d’office.

En réalité, la formulation est similaire à celle retenue dans de précédentes décisions[23]. La preuve litigieuse est soumise à une double condition : elle doit être indispensable à l’exercice du droit à la preuve et l’atteinte apportée aux autres droits antagonistes doit être strictement proportionnée au but poursuivi. Si le mode d’emploi est déjà bien connu, il est toutefois fort à parier que la Cour de cassation sera amenée, dans un avenir plus ou moins proche, à livrer une feuille de route plus précise aux juges du fond, comme elle l’a déjà fait concernant la preuve illicite.

Dans un arrêt du 8 mars 2023[24], la Cour de cassation a énoncé la méthodologie que les juges du fond doivent suivre pour déterminer si une preuve illicite peut être jugée recevable. Si la preuve litigieuse fait suite à un contrôle, le juge doit d’abord s’interroger sur la légitimité du contrôle opéré par l’employeur et vérifier s’il existait des raisons concrètes qui justifiaient à la fois le recours à la surveillance et l’ampleur de celle-ci. Ensuite, il doit rechercher si l’employeur ne pouvait pas atteindre un résultat identique par l’utilisation d’autres moyens plus respectueux de la vie personnelle du salarié. Enfin, il doit apprécier le caractère proportionné de l’atteinte ainsi portée à la vie personnelle au regard du but poursuivi.

En l’espèce, la Cour d’appel d’Orléans aurait donc dû, nonobstant le caractère déloyal de l’obtention des enregistrements, vérifier si la production de ces derniers n’était pas indispensable à l’exercice du droit à la preuve et si l’atteinte aux droits en présence (ici, probablement le droit au respect de la vie privée du salarié) était strictement proportionnée au but poursuivi.

La cour d’appel de renvoi devra vérifier, en premier lieu, que l’enregistrement était indispensable pour prouver la faute grave du salarié. Sur ce point, il semble que l’enregistrement constituait la seule preuve disponible. Elle devra s’assurer, en second lieu, que l’utilisation de ces enregistrements réalisés à l’insu du salarié ne porte pas une atteinte disproportionnée à ses droits fondamentaux.

Si la tâche dont doivent s’acquitter les juges du fond apparaît de façon claire et si les conditions posées pour admettre la preuve litigieuse sont relativement strictes, cette méthode intrinsèquement casuistique laisse néanmoins planer une grande incertitude sur l’issue des litiges dans lesquels une preuve déloyale ou illicite aura été produite.

  1. Le contrôle de proportionnalité confié au juge du fond source d’insécurité

Cette possible admission de la preuve déloyale sera saluée par les défenseurs du rapprochement entre la vérité judiciaire et la vérité factuelle.

On peut en effet se féliciter de la volonté de la Cour de cassation, par ce revirement, de faciliter la preuve de certains agissements à l’œuvre dans les relations professionnelles tels que le harcèlement et la discrimination.

Dans un avis du 25 janvier 2018, le Défenseur des droits s’était, du reste, prononcé sur la production d’enregistrements clandestins devant les juridictions civiles et il recommandait d’évoluer définitivement vers une recevabilité de ce mode de preuve[25]. Espérons que les salariés se saisiront de cette nouvelle jurisprudence pour obtenir gain de cause devant les tribunaux.

Toutefois, certaines voix s’élèvent pour exprimer leur préoccupation face aux évolutions induites par la consécration du droit à la preuve, à l’instar d’une avocate qui estime que « l’examen minutieux qui doit être opéré par le juge du fond pour rendre recevable [une] preuve [illicite] laisse place à une certaine subjectivité. L’employeur aura donc du mal à apprécier si sa preuve a des chances ou non d’être jugée recevable »[26]. De même, la recevabilité de la preuve obtenue de façon déloyale se révèle relativement imprévisible. Certains redoutent donc que la nouvelle jurisprudence, en accordant une place prépondérante à l’interprétation souveraine du juge du fond, alimente l’insécurité juridique.

D’autres craignent que la décision du 22 décembre 2023 ouvre la voie à des comportements insidieux pour s’aménager la preuve d’un fait en prévision de l’éventuelle évolution contentieuse de la relation de travail.

Par ailleurs, si la Cour de cassation a précisé les règles d’acceptation des preuves déloyales ou illicites, force est de constater que des incertitudes demeurent. La Cour de cassation soumet l’admission de la preuve déloyale ou illicite au caractère indispensable à l’exercice du droit à la preuve mais concrètement, comment démontrer le caractère indispensable de la preuve déloyale ou illicite dont une partie souhaite se prévaloir ? Imposer le caractère indispensable suppose que l’intéressé n’ait pas d’autres moyens d’établir ses allégations et a pour conséquence de renforcer le contrôle relatif à la communication d’éléments requis pour l’exercice du droit à la preuve. L’objectif est, comme le souligne la Cour de cassation dans son communiqué publié avec l’arrêt sous commentaire, que cette solution réponde « à la nécessité de ne pas priver un justiciable de la possibilité de faire la preuve de ses droits, lorsque la seule preuve disponible pour lui suppose, pour son obtention, une atteinte aux droits de la partie adverse ». Malgré cela, comment le juge pourra-t-il s’assurer que la preuve litigieuse est la seule dont l’employeur ou le salarié dispose permettant d’appuyer son argumentaire ?

La place importante qu’occupent les juges du fond dans l’appréciation de la recevabilité des éléments de preuve invoqués par les parties dans le contentieux du travail inquiète donc du côté patronal comme du côté salarial. Les prochaines décisions judiciaires nous enseigneront si employeurs et salariés sont véritablement à égalité des armes !

Laurène Joly

[1] V. parmi les analyses les plus récentes : P. Adam, « Sur la recevabilité d'un moyen de preuve illicite - Nouvelle variation sur le droit à la preuve », Droit Social 2022, p. 81 ; G. Loiseau, « Le droit à la preuve illicite », JCP S 2023, 1095 ; Dossier spécial « La preuve en droit du travail : évolutions et nouveautés », Lexbase Social mai 2023, édition n°945 ; S. Sereno, « Réflexions sur le droit à la preuve en matière prud’homale », Gazette du Palais 2023, p. 59 ; G. Vial, C. Lhomond, P. Adam, « Le droit à la preuve et le principe de loyauté de la preuve : quelle(s) articulation(s) ? », Revue de droit du travail (RDT) 2023, p. 156 ; J.-Y. Frouin, « Le droit à la preuve, sens et mode d’emploi », Revue de Jurisprudence Sociale (RJS) 2023, n° 5, p. 7.

[2] Ass. plén., 22 décembre 2023, n°20-20.648 et n°21-11.330.

[3] Ass. plén., 22 décembre 2023, n°21-11.330. Un intérimaire avait pris connaissance de propos homophobes le concernant en consultant le compte Facebook resté ouvert sur le poste informatique du salarié qu’il remplaçait pendant ses congés. Il rapportait ces propos à l’employeur qui licenciait le salarié concerné pour faute grave. La cour d’appel de Paris a jugé que la conversation extraite de la messagerie Facebook relevait d’un procédé d’obtention déloyal et était, de fait, irrecevable. L’Assemblée plénière a, au contraire, considéré que le raisonnement opéré par les juges d’appel qui s’étaient penchés sur la valeur de la preuve était inopérant. En effet, dans la mesure où un motif tiré de la vie personnelle du salarié ne peut justifier, en principe, un licenciement disciplinaire, les juges d’appel auraient dû, avant d’examiner la preuve de la réalité des propos tenus dans cette conversation, se demander si le licenciement n’était pas infondé par le seul motif invoqué.

[4] Cour d’appel d’Orléans, 28 juillet 2020, n°18/00226.

[5] « Les limites posées par la jurisprudence [à la recevabilité des preuves] cèdent devant la volonté d’établir la vérité » : Avis de l’avocat général, M. Gambert, p. 5. Disponible sur : https://www.courdecassation.fr/files/files/Communiqu%C3%A9s/2023-12-22%20Preuve%20d%C3%A9loyale/Avis_20-20-648.pdf

[6] Ass. plén., 7 janvier 2011, n°09-14.316 et n°09-14.667, D. 2011. 562, obs. E. Chevrier, note F. Fourment ; ibid. 618, chron. V. Vigneau ; ibid. 2891, obs. P. Delebecque, J.-D. Bretzner et I. Gelbard-Le Dauphin ; RTD civ. 2011. 127, obs. B. Fages ; ibid. 383, obs. P. Théry.

[7] Cour de cassation, Rapport n° H2020648, p. 17. Disponible sur : https://www.courdecassation.fr/files/files/Communiqués/2023-12-22%20Preuve%20déloyale/Rapport_20-20.648.pdf

[8] Cass. soc., 23 mai 2012 n°10-23.521.

[9] Cass. soc., 23 mai 2007, n°06-43.209.

[10] Cass. soc., 20 novembre 1991, n°88-43.120.

[11] Cass. soc., 26 novembre 2002, n°00-42.401 ; Cass. soc., 26 septembre 2018, n°17-16.020.

[12] Cass. 2ème civ., 17 mars 2016, n°15-11.412 ; Cass. soc., 22 mai 1995, n°93-44.078.

[13] Cass. com., 10 novembre 2021, n°20-14.670 ; Cass. com., 10 novembre 2021, n°20- 14.669 ; Cass. 2ème civ., 26 septembre 2013, n° 12-23.387. V° Commentaire V. Lacoste-Mary, « le client mystère, enquête sur une pratique. note sous Soc. 6 septembre 2023 », n° 22-13.783, AJIT 11/2023.

[14] Cass. crim., 11 juin 2002, n°01-85.559. Le principe de loyauté de la preuve s’impose, en revanche, lorsque les preuves sont recueillies par des agents de l’autorité publique, v. Ass. plén., 10 novembre 2017, n°17-82.028.

[15] Cass. soc., 21 septembre 2022, n°20-16.841.

[16] CEDH, 27 octobre 1993, Dombo Beheer B.V. c. Pays-Bas, req. n°14448/88, point 4 et 33.

[17] CEDH, 13 mai 2008, N.N. et T.A. c. Belgique, req. n°65087/01.

[18] CEDH, 5 septembre 2017, Bărbulescu c. Roumanie, n°61496/08.

[19] CEDH, gr. ch., 17 octobre 2019, Lopez Ribalda, req. n°1874/13 et n°8567/13, AJDA 2020. 160, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2021. 207, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès ; AJ pénal 2019. 604, obs. P. Buffon ; Dr. soc. 2021. 503, étude J.-P. Marguénaud et J. Mouly ; RDT 2020. 122, obs. B. Dabosville ; RTD civ. 2019. 815, obs. J.-P. Marguénaud.

[20] Cass. soc., 16 mars 2021, n° 19-21.063, L. Joly, La production en justice d’informations nominatives sans l’accord des intéressés au service du droit à la preuve du salarié victime de discrimination, Lexbase Social 2021, édition n° 863 ; Cass. soc., 8 mars 2023, n° 21-12.492.

[21] V. à propos d’un enregistrement issu d’une vidéosurveillance illicite car non conforme aux exigences légales en vigeur : Cass. soc., 25 novembre 2020, n°17-19.523, D. 2021. 117, note G. Loiseau ; ibid. 1152, obs. S. Vernac et Y. Ferkane ; Dr. soc. 2021. 21, étude N. Trassoudaine-Verger ; ibid. 170, étude R. Salomon ; ibid. 503, étude J.-P. Marguénaud et J. Mouly ; RDT 2021. 199, obs. S. Mraouahi ; B. Bossu, « Virage de la chambre sociale de la Cour de cassation sur la recevabilité d'une preuve illicite », JCP S 2021, p. 37. V aussi, à propos d’un dispositif de vidéosurveillance illicite en raison du défaut d’information préalable des salariés, des représentants du personnel et du détournement de son objet : Cass. soc., 23 juin 2021, n°19-13.856, Droit ouvrier sept. 2021, n° 877, note C. Mathieu ; Dr. soc. 2021. 843, obs. P. Adam. V. encore, à propos de la production d’un procès-verbal de police obtenu illicitement : Cass. soc., 8 mars 2023, n°20-21.848.

[22] V. notamment Cass. soc., 8 mars 2023, n° 21-12.492.

[23] Cass. soc., 25 novembre 2020 n°17-19.523, préc. ; Cass. soc. 10 novembre 2021, n°20-12.263, D. 2021. 2093 ; Dr. soc. 2022. 81, obs. P. Adam.

[24] Cass. soc., 8 mars 2023, n°21-17.802.

[25] Avis du Défenseur des droits du 25 janvier 2018, n°18-03, v. aussi Décision-cadre 2022-139, 31 août 2022 relative aux conditions d’accès à la preuve de la discrimination en matière civile.

[26] B. Allix, « Le droit à la preuve de l’employeur devant les prud'hommes a été assoupli mais reste incertain », AEF info, 28 juillet 2023, dépêche n°697166. Disponible sur : https://www.aefinfo.fr/depeche/697166-le-droit-a-la-preuve-de-l-employeur-devant-les-prudhommes-a-ete-assoupli-mais-reste-incertain-b-allix-flichy-grange.

Portée de l’avis d’inaptitude sur l’obligation de reclassement : une lecture attentive s’impose ! Cass. Soc., 13 décembre 2023 n° 22-19.603, publié

L’année 2023 aura vu la Chambre sociale de la Cour de cassation revenir à plusieurs reprises sur la question de la rédaction de l’avis d’inaptitude, en particulier lorsque le médecin du travail conclut expressément que « tout maintien du salarié dans un emploi serait gravement préjudiciable à sa santé » ou que « l’état de santé fait obstacle à tout reclassement dans un emploi ». À la suite des modifications importantes apportées par la loi n°2016-1088 du 8 août 2016 au régime de l’inaptitude[1], que celle-ci ait une origine professionnelle (L. 1226-12 du Code du travail) ou non (L. 1226-2-1 du Code du travail), l’indication expresse d’une de ces mentions sur le certificat a pour conséquence d’autoriser l’employeur à licencier le salarié sans avoir à effectuer de recherches de reclassement, ni à consulter les représentants du personnel sur les propositions de reclassement destinées à ce même salarié[2].

En pratique, le médecin du travail complète un certificat établi selon un modèle type[3], et dispose de la possibilité de cocher deux cases indiquant : « tout maintien du salarié dans un emploi serait préjudiciable à sa santé » ou « l’état de santé du salarié fait obstacle à tout reclassement dans un emploi ». Dans le même temps, le document contient une case qui permet au médecin du travail d’inscrire ses « conclusions et indications relatives au reclassement ». Il ne s’agit pas d’une possibilité mais bien d’une obligation qui découle de l’article L. 4624-4 du Code du travail, lequel dispose : « L'avis d'inaptitude rendu par le médecin du travail est éclairé par des conclusions écrites, assorties d'indications relatives au reclassement du travailleur »[4]. Et la rédaction de ces conclusions n’est pas sans conséquence sur la portée réelle de l’avis d’inaptitude. En effet, la Chambre sociale de la Cour de cassation est venue préciser que le médecin du travail peut, à travers ses conclusions, moduler la portée de son avis d’inaptitude (I), ce qui a pour conséquence de réduire la portée de la dispense de reclassement dont bénéficie l’employeur, celui-ci se retrouvant placé dans une situation très inconfortable (II).  

 

I- Rédaction de l’avis d’inaptitude et dispense de reclassement

En l’espèce, un salarié embauché en qualité de préparateur de fabrication par une entreprise de fabrication de produits pharmaceutiques avait connu plusieurs arrêts de travail et tentatives d’adaptation de son emploi à la dégradation de son état de santé, consécutive à une maladie professionnelle. Le médecin du travail avait fini par conclure, au terme d’une visite organisée le 10 novembre 2017, à un avis d’inaptitude comportant la mention manuscrite suivante : « l’état de santé (…) fait obstacle sur le site à tout reclassement dans un emploi ». Le médecin du travail avait par ailleurs coché la case « l’état de santé du salarié fait obstacle à tout reclassement dans un emploi ».

L’employeur avait notifié au salarié son licenciement pour « impossibilité de reclassement consécutive à une inaptitude au poste médicalement constatée par correspondance du 27 novembre 2017 ». Le salarié avait alors saisi le Conseil de prud’hommes de Laval de demandes visant, notamment, à faire déclarer son licenciement sans cause réelle et sérieuse pour méconnaissance des dispositions du Code du travail relatif au reclassement. Débouté en première instance, il défendra devant la Cour d’appel d’Angers[5] l’argument selon lequel « l’avis du médecin du travail est ambigu en ce qu’il laisse planer le doute sur le périmètre de l’impossibilité de reclassement entre le site et l’entreprise ». Son employeur va estimer, de son côté, ne pas avoir manqué à son obligation de rechercher un reclassement, « puisque le médecin du travail a, sans ambiguïté, exclu tout reclassement et que [le salarié] refusait tout reclassement sur un autre site ».

La Cour d’appel d’Angers va considérer que la précision apportée par l’avis d’inaptitude restreint sa portée au seul site visé, alors même que l’entreprise dispose d’autres établissements. Certes, le salarié s’était vu adresser une proposition pour travailler sur un autre site, mais la Cour estime qu’il ne s’agissait que d’un stage temporaire. Elle conclut donc que : « dans la mesure où l’avis d’inaptitude est limité à un site bien précis et qu’il peut exister d’autres établissements ou même que la société peut faire partie d’un groupe de sociétés dans lesquels une ou des possibilités de reclassement existent, l’employeur doit poursuivre la procédure de reclassement jusqu’à son terme sans considérer qu’il est dispensé par l’avis d’inaptitude du médecin limité à un seul site ». L’employeur va alors former un pourvoi contre cette décision qui sera rejeté par la Chambre sociale de la Cour de cassation, celle-ci confirmant le 13 décembre 2023 l’exacte déduction opérée la Cour d’appel[6].

Cette décision s’inscrit en cohérence avec plusieurs arrêts rendus depuis février 2023. Le premier concernait un avis d’inaptitude mentionnant expressément que « l’état de santé de la salariée faisait obstacle à tout reclassement dans l’emploi ». La reprise mot à mot de la formulation contenue dans le Code du travail entraîne la dispense pour l’employeur de l’obligation de rechercher et de proposer des postes de reclassement dans l’entreprise, comme dans les autres entreprises du groupe, ainsi que de l’obligation afférente de consultation des représentants du personnel[7]. Cependant, dès que le médecin du travail « modifie ou altère, par une précision ou une réserve » cette formulation, pour reprendre l’expression de Matthieu Babin[8], le juge devra interpréter strictement l’étendue de la dispense.

Ainsi, un autre arrêt rendu le même jour concernait un avis d’inaptitude constatant que « l’état de santé de la salariée fait obstacle à tout reclassement dans un emploi danscetteentreprise ». Constatant que l’entreprise en question appartenait à un groupe, la Cour d’appel « en a exactement déduit que l'employeur n'était pas dispensé de rechercher un reclassement au sein de la société […] et avait ainsi manqué à son obligation de reclassement »[9]. Récemment, la Chambre sociale a réitéré cette solution dans un arrêt publié, qui concernait également un avis d’inaptitude mentionnant que « tout maintien du salarié dans un emploi dans cette entreprise serait gravement préjudiciable à sa santé » et non pas que « tout maintien dans un emploi serait gravement préjudiciable à sa santé »[10]. Il en résulte que « l'employeur n'était pas dispensé de procéder à des recherches de reclassement et de consulter les délégués du personnel et qu'il avait ainsi manqué à son obligation de reclassement ».

II-Rigueur ou pointillerie de la part du juge ? Gare tout de même aux conséquences !

L’enjeu est de taille car, d’une part, l’employeur pourra se voir reprocher de n’avoir pas conduit les recherches de reclassement de manière loyale et sérieuse, ce qui rendra le licenciement sans cause réelle et sérieuse[11]. Rappelons que, depuis l’ordonnance « Macron » n°2017-1387 du 22 septembre 2017, le périmètre de l’obligation de reclassement a été restreint. En effet, selon les articles 1226-2 et L. 1226-10 du Code du travail, au titre de l’obligation de reclassement, le salarié déclaré inapte doit se voir proposer par l'employeur « un autre emploi approprié à ses capacités, au sein de l'entreprise ou des entreprises du groupe auquel elle appartient le cas échéant, situées sur le territoire national et dont l'organisation, les activités ou le lieu d'exploitation assurent la permutation de tout ou partie du personnel. Pour l'application du présent article, la notion de groupe désigne le groupe formé par une entreprise appelée entreprise dominante et les entreprises qu'elle contrôle dans les conditions définies à l'article L. 233-1, aux I et II de l'article L. 233-3 et à l'article L. 233-16 du code de commerce ». Il en découle une approche du groupe de nature capitalistique, plus étroite que celle dite réaliste, autrefois retenue par la Cour de cassation et centrée sur la permutabilité du personnel[12]. L’organisation d’une entreprise en plusieurs sites ou établissements, comme son appartenance à un groupe de sociétés, est d’ailleurs l’explication que la Cour d’appel d’Angers avance dans sa décision pour donner sa portée exacte à l’avis d’inaptitude émis par le médecin du travail, qui se limite à un site, et à la dispense de recherche de reclassement qui en découle. D’autre part, la dispense de consultation des représentants du personnel ne vaut plus et le défaut de consultation, qualifiée de « formalité substantielle », pourra en lui-même être sanctionné par un licenciement sans cause réelle et sérieuse, avec une indemnité spéciale en cas d’inaptitude ayant une origine professionnelle[13].

Faut-il regretter que le juge se livre ainsi à une lecture rigoriste ou pointilliste de l’avis d’inaptitude, alors même que le médecin du travail peut avoir agi sur la portée de la dispense de reclassement par inadvertance ? En réalité, si celui-ci se contente de cocher l’une des deux cases du formulaire renvoyant aux hypothèses « tout maintien du salarié dans un emploi serait gravement préjudiciable à sa santé » ou « l’état de santé fait obstacle à tout reclassement dans un emploi », alors il ne fait aucun doute que l’employeur se trouvera dispensé de toute recherche de reclassement. Il faut donc prendre en considération le fait que le médecin du travail peut vouloir sciemment moduler la portée de son avis, ceci pour différentes raisons.

Tout d’abord, le Code du travail précise que les solutions de reclassement que l’employeur est tenu de rechercher doivent prendre en compte, « après avis du comité économique et social, les conclusions écrites du médecin du travail et les indications qu'il formule sur les capacités du salarié à exercer l'une des tâches existant dans l'entreprise. Le médecin du travail formule également des indications sur l'aptitude du salarié à bénéficier d'une formation le préparant à occuper un poste adapté » (articles L. 1226-2 et L. 1226-10 du Code du travail). Lu étroitement, cette disposition introduit déjà un écart entre l’échelle d’appréciation du médecin du travail sur l’opération de reclassement (l’entreprise) et la portée de l’obligation qui pèse sur l’employeur.

Par ailleurs, le rôle du médecin du travail a évolué au fur et à mesure des réformes récentes, lesquelles ont contribué à accentuer son investissement dans la prévention des risques professionnels dans l’entreprise[14]. Sa connaissance du milieu de travail est sans doute, par ce biais, renforcée, mais demeure contrainte par les moyens et le temps dont il dispose réellement[15]. Exclure toute perspective de reclassement à l’échelle d’une entreprise ou d’un groupe ayant de nombreuses implantations et des activités diversifiées (permettant toutefois la permutation de tout ou partie du personnel) est donc une responsabilité lourde, et le médecin du travail pourrait ne pas vouloir se précipiter dans cette direction au regard des éléments d’appréciation à sa disposition[16].

Enfin, dans les hypothèses de harcèlement ou de violence au travail, qui s’expriment de manière localisée, l’éloignement du salarié sur un autre site ou dans une autre entreprise du groupe ne devrait pas être d’emblée exclu. Le médecin du travail pourrait alors vouloir influer sur le périmètre des recherches de reclassement en fonction, et les conclusions détaillées qu’il mentionne sur le certificat sont pour lui le moyen de parvenir à cette fin. La dispense totale de l’obligation de reclassement doit donc rester l’exception et l’employeur, en cas de doute, dispose de la possibilité de demander au médecin du travail des précisions sur la portée de son avis.

Alexandre Charbonneau

[1] S. Fantoni, Fr. Héas et P.-Y. Verkindt, « La santé au travail après la loi du 8 août 2016 », Dr. soc. 2016, p. 921 et s. ; V. Lacoste-Mary, « Des mains inutiles aux mains d'or : pour une refonte de la procédure de reconnaissance de l'inaptitude sur le poste de travail », RDSS, 2020, p. 1188 et s. ; L. Jubert-Tomasso, « Que reste-t-il de l’obligation de reclassement en cas d’inaptitude du salarié après la loi du 8 août 2016 ? », BJT avril 2023.

[2] Cass. soc., 8 juin 2022, n°20-22500, notes M. Babin, JCP S, n° 29, 26 juill. 2022, p. 1201 ; A. Charbonneau, BJT juillet 2022 ; H. Ciray, RDT, 2022, p. 457 et s. ; M. Hautefort, SSL, n° 546, 21 juill. 2021 ; L. Malfettes, Dalloz actu., 20 juin 2022 ; G. Mégret, GPL 13 sept. 2022 et Cass. soc., 16 novembre 2022, n°21-17255, note A. Charbonneau, BJT Décembre 2022.

[3] Arrêté du 20 décembre 2017 fixant le modèle d'avis d'aptitude, mod. à la marge par l’arrêté du 7 mai 2018 : https://www.legifrance.gouv.fr/download/pdf?id=wymF3hLcoxyMCD02wMNhdqE7zNsiFZL-4wqNyqoY-CA.

[4] Dans la note, les mentions en italiques sont de notre fait.

[5] CA Angers, Chambre Prud’hommes, 31 mai 2022, n°19/00570.

[6] Cass. soc., 13 décembre 2023, n°22-19.603

[7] Cass. soc., 8 février 2008, n°21-19232, notes Fr Dumont, JCP S, Avril 2023, n°1093 ;  S. Riancho, BJT mars 2023 ; voy. dans le même sens Cass. soc., 16 novembre 2022, n°21-17255 précité.

[8] Note sous Cass. soc., 8 juin 2022, n°20-22500, précité.

[9] Cass. soc., 8 février 2023, n°21-11356, note Fr. Dumont, précitée.

[10] Cass. soc., 13 septembre 2023, n°22-12970, notes S. Demay, Dalloz actualités, 12 octobre 2023 ; F. Héas, Droit social, 2023, p. 895 et s. ; Th. Lahalle, JCP S, 10 octobre 2023, n°1257 ; P. Le Cohu, Gazette du Palais, 5 décembre 2023, n°GPL456r9 ; J.-Ph. Lhernould, Jurisprudence sociale Lamy, n°572, 25 octobre 2023.

[11] Cass. soc., 30 avril 2009, n°07-43219 et Cass. soc. 26 janvier 2022, n°20-20369, note S. Ranc, BJT mars 2022.

[12] Sur l’approche restrictive de la notion de groupe pour la mise en œuvre de l’obligation de reclassement : Cass. soc., 5 juillet 2023, n°22-10158, notes G. Auzero, BJS octobre 2023 ; M. Gadrat, Droit social, 2023, p. 829 et s. ; L. Malfettes, Dalloz actualités, 13 juillet 2023 ; S. Ranc, BJT Novembre 2023.

[13] Cass. soc., 30 septembre 2020, n°19-11974, note J. Icard, BJT novembre 2020 ; P. Lokiec et P. Adam, Droit social, 2021, p. 78 et s. ; ainsi que M. Babin, « La consultation du CSE sur le reclassement du salarié inapte, d’hier à demain », BJT Avril 2023.

[14] V. le Dossier « Renforcer la prévention en santé au travail », Droit social, 2021, p. 868 et s. ; ainsi que les réflexions antérieures de H. Gosselin et A. Carré, « Faut-il supprimer l'avis d'inaptitude ? », RDT, 2016, p. 10 et s.

[15] V. les analyses détaillées de Fr. Héas sur ce point, note précitée.

[16] V. Kasbi-Benassouli, « Le point de vue d’un médecin du travail », BJT avril 2023.

Equipe rédactionnelle