L'Actualité juridique - Novembre 2025
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Edito
Les 4 et 19 octobre 1945, deux ordonnances actaient la création de la Sécurité sociale en France. 80 ans plus tard, le « trou de la Sécu » s’élève à 23 milliards d’euros et l’avenir de cette institution nourrit des débats enflammés. Pour fêter cet anniversaire, le Professeur Jean-Pierre Laborde, éminent spécialiste du droit de la sécurité sociale, a accepté de nous livrer une réflexion très stimulante « entre rétrospective et prospective ».
Outre cette célébration, la Sécurité sociale est également sous le feu des projecteurs car le projet de loi de finances de la sécurité sociale (PLFSS) pour 2026 est actuellement débattu au parlement. Il y est évidemment question de mesures d’économies pour réduite le déficit mais pas seulement. Le PLFSS pour 2026 propose ainsi une réforme de la procédure de reconnaissance des maladies professionnelles[1]. L’annexe 9 de l’article 39 du PLFSS indique en effet qu’il s’agit d’améliorer la réparation des maladies professionnelles et de faire face à la hausse continue du nombre de dossiers à instruire par les comités régionaux de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP) et à l’allongement des durées de traitement des dossiers des victimes. Louable intention qui répond à un large consensus existant sur la nécessité de faire évoluer le système. A cet égard, la Cour des comptes, dans un rapport publié le 3 octobre 2025, dénonçait un phénomène de sous-déclaration massif, dû à des procédures administratives trop longues, trop complexes et peu lisibles qui privent les salariés de leurs droits[2].
La première mesure visant à améliorer la reconnaissance des maladies professionnelles concerne le système dit « principal » fondé sur les tableaux de maladies professionnelles auxquels est attaché le principe de présomption d’origine professionnelle. Elle consiste à faire évoluer les modalités de diagnostic des maladies. En effet, plusieurs tableaux prévoient des examens médicaux précisément définis pour confirmer le diagnostic clinique. Or, certains examens actuellement visés peuvent être difficilement accessibles sur certaines parties du territoire ou sont devenus obsolètes, inadaptés voire contre-indiqués dans certains cas. Un décret en Conseil d’Etat, qui entrerait en vigueur avant le 30 septembre 2026, fixera les modalités générales d’établissement du diagnostic de la maladie (PLFSS, art. 39, I, 1°et II). L’exposé des motifs indique que ce décret « aura vocation à préciser que les maladies professionnelles sont, lorsque cela s’avère nécessaire, diagnostiquées par des examens conformes aux données acquises de la science, au regard des recommandations de bonne pratique de la Haute autorité de santé (HAS) ou, à défaut, des sociétés savantes ». Cette mesure qui permet de ne pas figer les examens à réaliser pour tenir compte de l’évolution des pratiques médicales pourrait constituer un réel progrès pour les victimes parfois confrontées à un véritable parcours d’obstacles. Elle pourrait aussi contribuer à la diminution d’une partie du contentieux.
Pour autant, l’absence d’évolution des tableaux de maladies professionnelles, qui conditionnent l’accès à la présomption d’origine, contraint de plus en plus les victimes à se tourner vers un système dit « complémentaire ». Ce système est fondé sur un examen individuel par les CRRMP des dossiers ne remplissant pas toutes les conditions prévues par les tableaux ou ne relevant pas d’un tableau. Amenés à délibérer sur un nombre croissant de cas, les CRRMP font l’objet de nombreuses critiques. D’autres mesures visent donc à réformer la procédure de reconnaissance complémentaire des maladies professionnelles. Le PLFSS pour 2026 prévoit, avec une entrée en vigueur au plus tard le 1er janvier 2027, un traitement distinct selon que les maladies ne respectent pas tous les critères prévus par les tableaux ou qu’elles ne figurent dans aucun d’entre eux. Les pathologies prévues par un tableau de maladie professionnelle mais ne répondant pas à une ou plusieurs des conditions qu’il fixe seront examinés par des médecins-conseil du service médical de l’assurance maladie et non plus par les CRRMP. L’avis des médecins-conseils s’imposerait aux caisses dans leurs décisions de reconnaissance de l’origine professionnelle de la maladie (PLFSS, art. 39, I, 2°). L’étude d’impact précise que les médecins-conseils pourront solliciter l’avis d’un médecin du travail ou d’un ingénieur-conseil, qui devrait être rendu avant l’issue d’un délai fixé par voie réglementaire. Les CRRMP resteront compétents pour les maladies non désignées dans un tableau (PLFSS, art. 39, I, 4°).
Ces mesures sont pourtant critiquées par de nombreux experts du système de réparation des maladies professionnelles. Pour preuve, l’Association nationale de défense des victimes de l’amiante (Andeva) qui estime que cette réforme devrait déboucher sur une augmentation des décisions de rejet[3].
Il appartient donc aux parlementaires de faire évoluer le texte pour réellement améliorer le dispositif mais cela tient de la gageure dans le contre-la-montre imposé par le calendrier d’adoption du budget 2026.
Laurène Joly
[1] Projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2026, présenté en Conseil des ministres le 14 octobre 2025.
[2] Cour des comptes, Observations définitives – La reconnaissance des maladies professionnelles, 3 octobre 2025
[3] Andeva, communiqué de presse du 21 octobre 2025, consultable ici : https://andeva.fr/articles/landeva-soppose-a-larticle-39-du-plfss-sur-lareparation-des-maladies-professionnelles
Les commentaires
Entre rétrospective et prospective, les 80 ans de la Sécurité sociale
1. Durant ce mois d’octobre 2025, nous avons fêté les quatre-vingts ans de la Sécurité sociale, huit décennies en effet après l’ordonnance fondatrice n° 45-2250 du 4 octobre 1945, portant organisation de la sécurité sociale. Intitulé aussi simple qu’éloquent, puisque c’est désormais de sécurité sociale qu’il s’agit, et non plus seulement d’efforts louables mais dispersés entre la réparation des accidents du travail et des maladie professionnelles, en 1898 et 1919, d’assurances sociales en 1930, d’allocations familiales en 1932. Désormais, c’est un ensemble beaucoup plus large et englobant qui s’impose, celui de sécurité sociale. Intitulé ô combien révélateur puisque la mise en œuvre effective de la sécurité sociale passe par l’organisation nouvelle d’un réseau de caisses locales, régionales et nationale, réseau à la fois fortement identifié et au moins relativement autonome vis-à-vis des autorités publiques. Deux semaines plus tard, l’ordonnance du 19 octobre 1945 relative aux assurances sociales relevant désormais de la sécurité sociale en étendait la couverture à l’ensemble des salariés et non plus simplement à ceux disposant de ressources modestes. La voie était alors ouverte vers la généralisation de la couverture sociale, même si bien sûr celle-ci se fit progressivement et parfois fort difficilement après 1945. D’autres textes complèteront rapidement ce dispositif nouveau.
A-t-on mesuré à l’époque l’ampleur de la réforme ainsi entreprise, dans l’enthousiasme et l’élan certes de la Libération, mais aussi au milieu de difficultés économiques et financières sans nombre, au sortir des graves dommages et pertes des années de guerre et d’Occupation ? Sans doute les fondateurs du nouveau système de sécurité sociale en mesuraient-ils bien l’ambition et la portée, puisque, venant de milieux divers, ils ne se proposaient pas moins d’assurer aux travailleurs une sécurité du lendemain dont ils avaient été jusque-là privés, en les mettant à l’abri des conséquences les plus graves de risques qui les menaçaient jusque-là. Ces fondateurs ont-ils de leur côté eu conscience du pari qu’ils faisaient sur le succès et la durabilité d’une réforme qui n’étaient rien moins qu’assurés ? Ni Pierre Laroque ni Ambroise Croizat n’étaient de nature à céder aux illusions, eux qui connaissaient trop bien les difficultés par lesquelles il avait fallu et il faudrait encore passer. Le gouvernement de l’époque, sous l’autorité du général De Gaulle était lui-même provisoire, dans l’attente, elle aussi peu assurée, de nouvelles institutions plus fortes que celles de la fin de la Troisième République.
Il ressort en définitive de cette toute première période de la Sécurité sociale en France une leçon particulièrement inspirante. Il n’est pas nécessairement besoin d’attendre des temps meilleurs pour lancer des réformes réellement audacieuses. La Sécurité sociale est née au milieu de grandes difficultés et elle est pourtant, huit décennies plus tard, toujours dans notre réalité, plus favorable, d’aujourd’hui.
2. On eût sans doute beaucoup étonné et peut-être même inquiété les fondateurs du système français de sécurité sociale si on leur avait dit que, quatre-vingts ans après, le budget annuel de la Sécurité sociale serait d’un montant assez nettement supérieur à celui de l’Etat. Probablement aussi seraient-ils restés assez perplexes si l’on avait ajouté que, toujours quatre-vingts ans après, les cotisations salariales et patronales ne représenteraient qu’un peu moins de 60 % des ressources de la sécurité sociale et que l’impôt interviendrait désormais pour 40 % au moins dans ces ressources. En revanche l’extension de certains éléments à la quasi-totalité de la population les eût sans doute tout à fait satisfaits et en toute hypothèse la présence forte de la Sécurité sociale dans la société d’aujourd’hui les convaincrait sans doute, s’ils la connaissaient, qu’ils avaient décidément fait œuvre utile et justifiée.
3. Deux traits essentiels en tout cas paraissent caractériser l’évolution du système français de sécurité sociale.
Tout d’abord si ce système a résisté au temps, il le doit en grande partie à sa capacité d’adaptation aux évolutions de la société dans son ensemble. Nous ne doutons pas que nous avons toujours affaire au système de sécurité sociale tel que lancé en 1945 alors pourtant qu’il diffère assez profondément de certaines de ses positions initiales. Pour ce qui est par exemple des rapports entre l’autonomie des partenaires sociaux et le rôle de l’Etat, ce système se présente aujourd’hui comme résultant d’une hybridation plutôt que d’une distinction tranchée des différentes responsabilités. L’influence de l’Etat s’est certes renforcée avec, notamment tant les ordonnances Jeanneney de 1967 que la réforme Juppé de 1995 et 1996. L’importance désormais acquise par la discussion annuelle des lois de financement de la sécurité sociale suffit à le prouver. Et du reste, avant même l’instauration de ces lois par la réforme Juppé, la création de la CSG sous le gouvernement de Michel Rocard allait fort dans le sens de ce que l’on pourrait appeler la publicisation des ressources de la Sécurité sociale. Mais en même temps, la Sécurité sociale n’a pas été purement et simplement absorbée par l’Etat et son organisation a gardé sa réelle spécificité.
De même la solidarité reste comme ce fut le cas dès 1945 le principe essentiel du système dans son ensemble et aujourd’hui tout comme hier, c’est bien la recherche de la couverture des besoins effectifs de chacun assise sur la contribution en fonction de ses ressources propres qui constitue la clé de voûte du système.
Ce n’est pas à dire pour autant que les décennies à venir n’aient pas leur part d’incertitude. Comment du reste pourrait-on imaginer qu’un système de sécurité sociale puisse naviguer en eaux tranquilles ? N’est-il pas dans l’esprit même de la Sécurité sociale d’apporter de la continuité et de la stabilité précisément en périodes troublées ?
4. Célébrer un anniversaire, c’est bien sûr, à partir du jour présent, porter son regard vers le passé, pour évaluer le chemin parcouru et nul doute que de ce point de vue le développement du système français est impressionnant, mais c’est aussi tenter de se projeter dans l’avenir, pour en deviner autant que possible les horizons proches ou lointains.
Bien entendu, les décennies prochaines ne manqueront pas de réserver leur lot de surprises, et c’est à cet inattendu que doit d’abord se préparer, autant que faire se peut, tout système appelé à durer, tel le système français de sécurité sociale. C’est ici le lieu de rappeler que le bon état de santé d’un système de sécurité sociale dépend aussi de son environnement économique, national et international et que cet environnement est fortement changeant.
Les perspectives démographiques sont en revanche plus faciles à évaluer, tant elles relèvent de mouvements de fond pour certains déjà largement entamés. Ce n’est pas faire preuve d’un pessimisme excessif que d’observer qu’en la matière de grandes difficultés sont à prévoir ou, plus exactement encore, que les difficultés fort sérieuses déjà présentes auront une forte tendance à s’aggraver. Tel est le cas du ratio démographique actifs/inactifs dont chacun sait qu’il se dégrade et qu’il menace l’équilibre déjà extrêmement relatif de notre système de retraite par répartition. C’est le cas aussi du vieillissement de la population, qui n’est évidemment pas sans répercussion sur des dépenses de santé déjà largement augmentées tant par un meilleur accès aux soins, lui-même permis par la Sécurité sociale, que par le coût grandissant de ces soins, lui-même entraîné par les progrès de la science et des techniques médicales. C’est aussi le cas de la question désormais directement posée de la couverture des personnes de grand âge, particulièrement exposées à tous les risques et à toutes les charges de la perte d’autonomie et de la dépendance.
On mesure à quel point l’économie et la démographie peuvent avoir partie liée dans le financement de notre système de sécurité sociale et dans l’équilibre à trouver entre le financement par cotisations et le financement par l’impôt.
5. L’énumération des problèmes et défis, qui du reste n’est pas exhaustive, pourrait avoir de quoi décourager. C’est alors qu’il convient de se rappeler que la Sécurité sociale a été créée par temps de tempêtes et que, bien pensée et efficacement mobilisée, elle peut aussi offrir des moyens de répondre aux attentes nouvelles.
Dans cet esprit, il faut saluer la création, en 2020, d’une nouvelle branche de la Sécurité sociale, la branche autonomie. Certes son organisation est assez différente de celle des autres branches et surtout il va falloir, autant que faire se peut, la faire monter en puissance, tant le nombre de personnes handicapées et de personnes âgées en perte d’autonomie est sans aucun doute appelé à augmenter encore mais il y a là tout de même le signe d’une volonté ferme de prendre à bras le corps les nouveaux problèmes de la couverture sociale.
De même ce que l’on peut appeler le tournant préventif ou de la prévention est porteur de l’espoir d’une meilleure maîtrise des dépenses de santé par une meilleure maîtrise en amont des risques de santé. C’est du reste un réel enrichissement de l’image de la Sécurité sociale qui se réalise alors, dans la mesure où le souci de la prévention vient conforter le souci du soin.
Sur un plan encore plus large et plus général, il faut aussi mettre l’accent sur certains atouts de la Sécurité sociale qui ne sont peut-être pas toujours suffisamment signalés.
C’est en puisant dans son tréfonds de solidarité que la Sécurité sociale peut à toute époque trouver ses forces de renouvellement. En effet, comme chacun le sait, selon l’article L. 111-1 du Code de la sécurité sociale, « la sécurité sociale est fondée sur le principe de solidarité nationale ». Comme nous l’avons déjà signalé, chacun connaît aussi la traduction juridique fondamentale de ce principe premier. C’est en fonction de ses ressources que chacun contribue et en fonction de ses besoins que chacun est couvert. Il faut cependant aller plus loin dans une interprétation plus large. Le Sécurité sociale est dans la société qui l’environne une expression majeure de la solidarité. C’est à ce titre aussi que, notamment dans son action sanitaire et sociale, elle peut faire cause commune avec le mouvement associatif, qu’elle soutient et qui la prolonge et la conforte dans son action, notamment sur les terrains de la santé, de la vieillesse et des familles. Et il faut aussi dire ici l’importance primordiale que garde l’implication des syndicats et des mouvements mutualistes dans la gestion et dans l’orientation de la Sécurité sociale. Contrairement en tout cas à une opinion répandue, le renforcement de la solidarité sociale ne va pas contre les solidarités de toute sorte, particulièrement familiales, qui traversent la société, elle leur prête son concours, dans une coopération réciproque. Et il convient ici de rappeler l’action de la Sécurité sociale proprement dite et de la protection sociale dans son ensemble, loin de se contredire, se relaient puissamment. Être solidaire, c’est aussi agir côte-à-côte. Voici qui vaut pour l’avenir comme cela a valu pour le passé. C’est une belle leçon de la Sécurité sociale et c’est une leçon de citoyenneté.
Jean-Pierre Laborde
Professeur émérite de l’Université de Bordeaux
Membre du Comptrasec (UMR CNRS-Université n°5114)
« Si majeure est la crise, la force des liens contractuels de travail reste (…) de mise ! » Note sous Cass. soc. 8 octobre 2025, n°24-13.962
1. L’arrêt du 8 octobre 2025 (n°24-13.962) nous invite à nous replonger cinq ans auparavant, dans la période incertaine de la crise sanitaire. Le 29 février 2020, Bruno Le Maire, alors ministre de l’Économie et des Finances, accompagné des ministres du Travail et de la Santé, déclarait que le coronavirus était un cas de force majeure pour les entreprises. Ses propos étaient finalement tempérés six mois plus tard par une réponse ministérielle par laquelle les juges étaient invités à apprécier les situations au cas par cas[1]. En effet, « une étude au cas par cas s’impose pour dresser le profil de l’entreprise »[2]. Dans l’affaire qui nous occupe, il s’agit d’une entreprise de production et de distribution de produits alimentaires pour la restauration professionnelle. Celle-ci avait engagé une salariée en qualité de gestionnaire de crédit client par contrat à durée déterminée du 20 janvier au 31 décembre 2020. Le 19 mars 2020, en pleine pandémie, la salariée s’est vue notifier la rupture de son contrat pour force majeure. La question se posait donc de savoir si la crise sanitaire résultant de la Covid-19 pouvait constituer un cas de force majeure justifiant de rompre de manière anticipée le contrat de travail comme le permet l’article L. 1243-1 du Code du travail. Par un arrêt de rejet, la Cour de cassation approuve les juges du fond d’avoir jugé que cela n’était pas le cas. Elle rappelle qu’aux termes de l’article 1218 alinéa premier du Code civil, il y a force majeure en matière contractuelle lorsqu’un évènement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l’exécution de son obligation par le débiteur.
2. La solution était prévisible, les arrêts rendus en appel ou par la chambre sociale de la Cour de cassation ces derniers mois, étant hostiles à reconnaître dans la crise sanitaire consécutive à la Covid-19 un cas de force majeure justifiant la rupture des contrats de travail[3]. Elle donne une assise à des arrêts antérieurement rendus en appel selon lesquels les épidémies, qu’il s’agisse du bacille de la peste[4], de la grippe H1N1[5], du virus de la dengue[6] ou encore du chikungunya[7], n'ont pas été qualifiées de cas de force majeure. De manière générale, dans un souci de protection du salarié, la force majeure permettant de rompre un contrat de travail à durée déterminée est très rarement admise. Par des arrêts du 12 février 2003, la Cour de cassation a limité le champ d’application de la force majeure en retenant qu’elle « s’entend comme de la survenance d’un événement extérieur irrésistible ayant pour effet de rendre impossible la poursuite dudit contrat »[8]. Les juges se livrent à une interprétation stricte de ces conditions.
Dans sa décision du 8 octobre, la Cour de cassation ne se réfère pas aux critères d’extériorité, d’imprévisibilité et d’irrésistibilité sur lesquels elle s’appuyait pourtant encore dans un arrêt de septembre 2024[9]. Elle se fonde sur l’article 1218 du Code civil lequel n’a pas repris le caractère d’extériorité, antérieurement abandonné par la Cour de cassation[10]. Mais, le texte se réfère bien à un « évènement » imprévisible et irrésistible qui empêche l’exécution de l’obligation.
3. En l’espèce, le critère de prévisibilité prévu par l’article n’est toutefois pas apprécié. Comme l’invoquait pourtant l’employeur dans ses moyens, en janvier 2020, date de signature du contrat de travail à laquelle le critère devait être vérifié, la société ne pouvait prévoir ni l’ampleur que prendrait le virus, ni les décisions gouvernementales consécutives, en particulier la fermeture de ses entreprises clientes, laquelle a entraîné une chute conséquente de son activité. A cette période, le contractant prudent et diligent placé dans la situation de l’entreprise n’aurait pas pu raisonnablement prévoir la réalisation du dommage.
4. Sans surprise par rapport à la jurisprudence antérieure[11], les juges vérifient et se concentrent ici sur le critère d’irrésistibilité pour l’écarter et retenir que les nombreuses mesures mises en place par le gouvernement permettaient de limiter les conséquences de l’épidémie sur l’activité de l’entreprise et l’emploi. La Cour de cassation approuve ainsi la Cour d’appel de rappeler que le gouvernement avait mis en place un dispositif exceptionnel de report de charges fiscales et sociales, de soutien au report d’échéances bancaires et de garanties de l’Etat, autant de mécanismes permettant que « personne ne soit laissé sans ressources et (…) de sauvegarder des emplois ».
En mars 2020, date de la rupture du contrat de travail, les conséquences économiques de la crise sanitaire commençaient à être connues et les premières mesures d’urgence étaient appliquées. C’est ainsi à cette période, par décret du 25 mars 2020[12], que le recours au chômage partiel a été élargi.
5. La Cour d’appel, suivie par la chambre sociale, relève à ce titre que le recours au chômage partiel avait été étendu aux salariés en contrat à durée déterminée pour accroissement temporaire d’activité après la notification de la rupture de son contrat de travail à la salariée, intervenue le 19 mars, mais que cette ouverture était « largement prévisible » au vu des annonces gouvernementales[13]. Les juges sous-entendent ainsi que l’employeur aurait dû anticiper cette mesure d’extension de l’activité partielle, comme l’aurait fait tout contractant avisé, et prévoir de suspendre l’activité de sa salariée et non de se précipiter à rompre son contrat de travail. Des solutions moins coûteuses socialement auraient dû être trouvées.
La référence au caractère prévisible de la mesure gouvernementale est ici troublante et semble peu judicieuse dès lors que ce critère doit être apprécié lors de la conclusion du contrat. Elle l’est d’autant plus qu’en terme de temporalité, la décision de rompre le contrat avait eu lieu mi- mars alors que l’on était au tout début de la mise en place des mesures par le gouvernement.
Les juges entendent souligner que l’ensemble des dispositifs annoncés, lesquels portaient sur l’activité financière et administrative de l’entreprise comme sur l’aspect social, permettaient à la société d’envisager la mise en place de mesures pour surmonter l’épidémie et ses conséquences. C’est sur le fondement de ce même argument, et en particulier du chômage partiel, que la Cour de cassation a antérieurement exclu le caractère irrésistible de la crise sanitaire[14].
6. Classiquement, l’irrésistibilité s’apprécie en fonction des conséquences que l’évènement produit sur la relation de travail. L’insurmontabilité doit être totale. Il ne suffit pas que l’exécution du contrat soit plus difficile ou plus onéreuse pour l’entreprise[15], ce qui n’était pas le cas ici puisque le financement de la suspension des contrats de travail était transféré vers l’État. Il est jugé de manière constante que l’existence d’un motif économique n’est pas suffisante pour rompre un CDD sur le motif de la force majeure[16]. De manière générale, l’employeur doit caractériser une impossibilité persistante et absolue d’exécuter le contrat de travail et la Cour de cassation limite les situations dans lesquelles elle admet la rupture du contrat de travail. Elle l’écarte chaque fois que la poursuite du contrat reste possible[17]. Or en l’espèce, l’employeur n’était pas dans l’impossibilité absolue et totale de poursuivre la relation puisque, d’après les juges, l’entreprise aurait eu la possibilité de recourir à l’activité partielle.
7. Dans ses moyens, l’employeur prétend pourtant que le contrat ne pouvait être exécuté en raison des décisions prises par les autorités publiques. Il invoque en effet qu’il s’est trouvé empêché de fournir du travail à la salariée en raison de la fermeture « jusqu’à nouvel ordre », entre le 14 et le 16 mars 2020, de tous les lieux recevant du public non indispensables à la vie du pays, tels que les bars, cafés et restaurants ainsi que des cantines scolaires, établissements avec lesquels il travaillait. Implicitement, il renvoie ici au fait du prince, autrement dit un évènement ayant caractère de force majeure causé par décision d’une autorité publique qui rendait impossible le maintien du contrat de travail. Le fait du prince répond aux mêmes principes que la force majeure, en particulier l’irrésistibilité, et « cette notion est également affectée par le mouvement général de recul de la force majeure »[18].
8. L’arrêt du 8 octobre relève que l’empêchement rencontré par l’entreprise n’était que temporaire. Les juges indiquent qu’elle a connu une baisse significative de son activité au cours du confinement et non un arrêt total et qu’il n’est pas démontré que les missions essentiellement administratives et financières de la salariée avaient toutes cessé en raison des mesures prises. Traditionnellement là encore, la Cour de cassation retient que la cessation d’activité temporaire et partielle d’une entreprise ne peut caractériser un cas de force majeure[19].
Les juges renvoient ainsi au contenu de l’article 1218 du Code civil, selon lequel dès lors que l’empêchement est temporaire, l’exécution de l’obligation doit être suspendue. Une suspension du contrat aurait pu en l’espèce être envisagée, mais sa rupture n’était pas justifiée.
9. L’employeur devait donc s’efforcer d’assurer le maintien de la relation de travail, de « sauvegarder » l’emploi tel que le mentionne l’arrêt. Rappelons que l’essence même du contrat de travail à durée déterminée repose sur sa stabilité jusqu’à son terme[20], ce qui explique que les motifs permettant d’y mettre fin de manière anticipée soient exceptionnels et qu’ils soient d’interprétation stricte.
Marie LAFARGUE
Maître de conférences à l’Université Bretagne Sud
[1] Rép. Min. n°28330, JOAN 25 août 2020, p. 5644.
[2] C. Radé, « Covid-19 et force majeure », Dr. soc. 2020, p. 598.
[3] V. not. pour des décisions de Cour d’appel : CA Bastia, ch. soc., 1er févr. 2023, n° 21/00247 (sur la rupture anticipée d’un CDD) CA Versailles, 11 sept. 2024, n° 22/02161 (sur un CDD) ; pour des arrêts rendus par la chambre sociale de la Cour de cassation, Cass. soc., 18 sept. 2024, n° 23-12.772 (sur la rupture anticipée d’un CDD) ; Cass. soc., 21 mai 2025, n° 23-23.796 (sur l’annulation d’un contrat à durée indéterminée).
[4] CA Paris, 25 septembre 1996, n° 1996/08159.
[5] CA Besançon, 8 janvier 2014, n° 12/0229.
[6] CA Nancy, 22 novembre 2010, n° 09/00003.
[7] CA Basse-Terre, 17 décembre 2018, n° 17/00739.
[8] Cass. soc., 12 févr. 2003, n° 01-40.916.
[9] Cass. soc., 18 sept. 2024, préc. ; v. égal. Cass. soc., 16 mai 2012, n°10-17.726.
[10] Cass., ass. plén., 14 avr. 2006, n° 02-11.168.
[11] Not. Cass. soc., 18 sept. 2024, préc. ; v. sur l’abandon du critère de l’imprévisibilité, les arrêts de 2003, Cass. soc., 12 févr. 2003.
[12] D. n° 2020-325, 25 mars 2020, JO 26 mars 2020.
[13] Le 12 mars 2020, un mécanisme « exceptionnel et massif » de chômage partiel était en effet annoncé, « Coronavirus : ce qu’il faut retenir de la journée du 12 mars », Les Échos, 12 mars 2020.
[14] Cass. soc., 18 sept. 2024, préc. ; Cass. soc., 21 mai 2025, préc.
[15] Cass. soc., 20 février 1996, n° 93-42.663.
[16] Cass. soc., 28 avril 1986, n° 84-40.538 ; Cass. soc., 20 février 1996, n° 93-42.663.
[17] C. Radé, « Covid-19 et force majeure », préc.
[18] T. Lahalle, 9 juin 2025, JurisClasseur Travail Traité, Fasc. 30-1, §49.
[19] Il en va ainsi d’une inondation, Cass. soc., 15 février 1995, n° 91-43905.
[20] V. en ce sens, G. Couturier, Droit du travail (I/ Les relations individuelles de travail), 3e éd., 1996, n° 82, p. 167.
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